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Photo d’une des cartes du jeu imaginé par Cassandra Poirier-Simon et Manon Thomas Pavlowsky dans le cadre d’une résidence d’artistes portant sur les transformations induites par le grand projet de développement urbain Praille-Acacias-Vernets, à Genève, en 2022. (© C. Lehec)
Essais

Les faiseurs de quartiers : quand la Suisse allie les métiers de la ville et du travail social

En Suisse romande, des coordinateurs·trices de quartier accompagnent les nouveaux projets urbains. Ces acteurs hybrides, alliant urbanisme et travail social, favorisent la cohésion sociale et bousculent les dynamiques professionnelles.

En Suisse romande, de nombreux grands projets urbains sortent actuellement de terre. Dans le contexte spécifique de la mise en service de ces quartiers, une nouvelle figure professionnelle émerge, celle des coordinateur·rices de quartier, se situant à la croisée des champs de l’urbanisme et de l’action sociale. Ces professionnel·les interviennent par ailleurs en dehors des contextes d’intervention habituels qui voient, par exemple en France, les professionnel·les de la participation être déployés dans les quartiers de la politique de la ville. Le cas d’étude helvétique retient l’attention dans la mesure où il permet d’observer les dynamiques professionnelles et la recomposition des métiers de la fabrique de la ville autour d’un vaste objectif porté par des acteurs tant publics que privés : « faire quartier ».

Nous proposons de nommer ces professionnel·les des « faiseurs de quartier » afin de résumer l’ambiguïté de leurs fonctions, chargés de la production urbaine au sens matériel du terme et dans une acception plus large, entendue comme animation ou activation de quartier. Afin d’exemplifier ces interrogations autour de l’identité de ces métiers, ce texte s’appuie sur un projet étudié dans le cadre d’une recherche contractualisée. L’objectif est d’assurer un retour d’expérience sur le déploiement d’un dispositif pilote, s’inscrivant dans le cadre de la mise en œuvre de la politique de cohésion sociale en milieu urbain du canton de Genève en direction des nouveaux quartiers. Ce projet initial est aujourd’hui prolongé dans un plus vaste projet de recherche sur ces métiers, financé par le Fonds national suisse (FNS) [1].

Émergence d’une nouvelle figure professionnelle

Dans sa phase initiale, le dispositif a démarré en 2020 avec la création d’un poste de coordinatrice [2] de quartier à Pont-Rouge, un nouveau quartier situé sur la commune de Lancy, troisième commune du canton de Genève en termes de population [3]. Initialement planifié sur deux années, il est toujours en place quatre ans plus tard. Pour déployer ses activités, cette professionnelle s’appuie notamment sur un espace dédié au sein du quartier offrant également un lieu pouvant accueillir les projets des habitant·es. Le plan d’action implémenté comporte sept axes (à savoir : gouvernance, accueil et information, aménagement et mobilité, vivre-ensemble, développement participatif, intégration sociale, évaluation) et constitue in fine la feuille de route de ce nouveau poste.

En outre, la coordinatrice de quartier s’insère au cœur d’un dispositif de gouvernance transversal à deux niveaux, opérationnel et stratégique, qu’elle coordonne et au sein duquel elle tient un rôle pivot. Elle dispose ainsi d’un accès facilité et coordonné à l’ensemble des acteurs de la gestion de quartier et assure notamment le lien entre les services en charge de l’action sociale d’une part et de l’urbanisme d’autre part. Prenant en compte les envies et doléances des habitant·es via des permanences hebdomadaires et la mise en place d’une assemblée de quartier, elle a pour mission de proposer des pistes de solutions aux enjeux identifiés. Sans disposer du pouvoir décisionnel, elle est une courroie de transmission directe entre plusieurs échelles, en se faisant notamment le relais des problématiques de terrain et facilite la prise de décision ou la recherche de consensus entre les acteurs.

Du fait de son rôle central au sein du dispositif, de son ancrage, de sa visibilité et de son identification au sein du quartier, le métier de coordinatrice de quartier tombe sous le coup d’une personnification de la fonction, au sens où, quand bien même l’encadrement communal influe sur les contours et missions du poste, la coloration de ce dernier est donnée par la personne qui l’occupe. En effet, dans la mesure où sa mission est large, le profil de la personne recrutée vient définir les contours du poste. L’un des habitants du quartier de Pont-Rouge décrit la coordinatrice de quartier en ces termes : « [c’est une] figure [...], un visage qu’on croise régulièrement. Et puis c’est celle qui représente, qui matérialise un peu toute cette cohésion, et qui y participe ». Elle devient ainsi l’allégorie de la cohésion sociale, à laquelle elle donnerait un visage, tant pour les habitant·es que pour les différents acteurs du quartier. Détaillant le processus de recrutement pour le poste de coordinatrice de quartier, un représentant du service des affaires sociales et du logement de la ville de Lancy nous rapportait être à la recherche d’« un mouton à cinq pattes ». Cette manière chimérique de décrire une fonction est une constante des métiers se situant à la croisée des questions sociales et urbaines, comme en témoigne cette assertion, en ouverture d’un numéro spécial des Cahiers du développement social urbain sur la question de ces professionnel·les : « du caméléon au colibri, en passant par l’ornithorynque, découvrez en quoi les professionnels de la politique de la ville exercent des métiers à part ! » (Pollier 2023, p. 2).

Construction d’un champ professionnel entre emprunt et hybridation

Ainsi le contexte suisse-romand apparaît-il comme un laboratoire permettant de penser ensemble les dynamiques de professionnalisation et les métiers en actes et plus spécifiquement comment se déploient registres d’action et régimes de compétences de ces « faiseurs de quartier ». La difficile circonscription du champ professionnel de ces nouveaux acteurs révèle les emprunts tant au travail social qu’aux sciences humaines et sociales, aux sciences du spatial mais également aux sciences de gestion et de la communication (Leonet 2018 ; Nonjon 2005). Ils s’inscrivent dans une visée transversale, à l’image des ambitions de la politique de la ville (Blanc 2007) et ont notamment pour tâche de promouvoir la participation citoyenne, censée permettre de faire émerger un commun (Becker 2016) (au sens d’appartenance au quartier), démarche que l’on retrouve au sein du community organizing, largement mobilisé dans les villes américaines, au sein du monde anglo-saxon (en Angleterre avec la politique du New Deal for Communities) et plus récemment en France (Alinsky 2017 ; Balazard 2012 ; Boucher 2023 ; Talpin 2016). Ces outils sont aussi mobilisés en Allemagne à la fin du XXe siècle à travers le programme Soziale Stadt, pour les quartiers défavorisés (Becker 2014). On se situe là dans un contexte plus large de glissement de la question sociale vers la question urbaine (Donzelot 2012), à partir d’un mode d’action essentiellement curatif, puisque spécifiquement déployé dans des quartiers identifiés comme prioritaires.

Dans le même temps, les études sur les nouveaux savoir-faire, savoir-être et registres de compétences des urbanistes aujourd’hui ont questionné les référentiels et normes produites en Europe par les fédérations et organisations de la profession (Girault 2015 ; Lévy 2013 ; Maeder et al. 2019 ; Matthey et Mager 2016), mettant au jour une crise identitaire liée à ce qui serait vécu comme une déprofessionnalisation de la fonction d’urbaniste. En effet, ces derniers font face à l’émergence de nouveaux impératifs qui voient notamment la participation citoyenne intégrer le cadre légal du projet urbain. Sur le canton de Genève, par exemple, la réforme des plans localisés de quartier (outil d’aménagement privilégié pour les extensions urbaines) prévoit, depuis 2015, une obligation systématique de concertation publique dès les avant-projets. Le cadre légal d’exercice de la profession d’urbaniste impose ainsi à ces derniers et ces dernières de pratiquer la participation citoyenne, ce qui fait appel, pour ces professionnel·les de l’urbain, à de nouvelles compétences et vient déstabiliser l’éthos de la profession.

Ainsi, de nouveaux métiers émergent dans ce contexte qui voit l’impératif participatif (Blondiaux et Sintomer 2002) entrer dans le cadre légal des projets urbains, dès la phase d’étude. Cela a pour conséquence de bousculer les professions classiques de l’urbain tout comme celles du travail social. Les actions des coordinateur·rices de quartier ont la particularité d’être à la fois transversales et territorialisées, ce qui n’est pas sans bouleverser l’organisation traditionnelle de ces métiers. En effet, les acteurs sociaux des services communaux adoptent généralement une entrée thématique sur les questions sociales, qu’ils vont ensuite déployer sur l’ensemble du territoire communal. À l’inverse, les coordinateur·rices de quartier déploient leurs actions de façon transversale, elles/ils ne s’adressent pas à un public en particulier et ne répondent pas non plus à une seule problématique sociale. En revanche, elles/ils ne mettent en place leurs actions qu’à l’échelle d’un quartier, soit sur un espace bien délimité au sein duquel elles/ils ont un ancrage territorial très fort.

Faire advenir un nouveau quartier (ou l’art de la maïeutique)

Ces professionnel·les de la ville s’insèrent dans des systèmes de gouvernance variés, portés aussi bien par les pouvoirs publics (cantonaux, communaux), parapublics, à travers des fondations de droit public, que par des initiatives privées, coopératives d’habitation, entreprises totales ou régies et se déploient sur des temporalités plus ou moins longues. Ces figures professionnelles qui s’inventent et se déploient prennent notamment en charge la gestion de la participation citoyenne et s’appuient sur un mode d’action préventif, qui tranche de ce fait avec des modèles plus traditionnels d’intervention sociale en milieu urbain. En Suisse, les nouveaux postes de coordinateur·rices de quartier remontent pour les premiers à une dizaine d’années et fleurissent véritablement aujourd’hui dans un contexte urbain de densification qui voit la sortie de terre de nombreux nouveaux projets.

Appeler ces professionnel·les des « faiseurs de quartier » permet de questionner leur appartenance professionnelle, entre champ de l’urbanisme et de l’action sociale. Recouvrant l’acception aussi bien géographique que sociale, cette appellation fait référence à la reconfiguration des dynamiques professionnelles entre ces deux champs. Faire émerger un « quartier » ex nihilo, soit créer du commun ou un sentiment d’appartenance à un espace, au sens d’espace vécu, approprié et identifié, dont il est attendu qu’il forme une certaine unité, telles sont les missions de ces professionnel·les. Ces « faiseurs de quartier » doivent faire émerger des « qualités » urbaines qui seraient propres au mieux vivre ensemble, dans une logique de durabilité portée et mise en avant au sein des impératifs de conception de ces nouveaux quartiers, qui intègrent l’implication habitante comme une nécessité. Le rôle des coordinateur·rices, dans le contexte singulier de la mise en service du projet urbain, est celui d’agent·e d’une maïeutique destinée à faire advenir le quartier.

Dès lors, leur émergence interroge : se déployant au moment de la livraison des quartiers, que signifie politiquement la mission qui leur est confiée, à savoir de « faire quartier » ? Quelle conception de la ville, du social, voire de la communauté urbaine sous-tend cet objectif ? Loin du poncif des critiques du travail social entre accompagnement et contrôle des populations, ces dispositifs déployés autour de nouveaux postes portent une certaine vision de l’urbanité qui doit être questionnée. Ils laissent entendre que le quartier ne saurait se créer ou s’organiser de lui-même et nécessiterait une aide professionnelle extérieure pour advenir. Cette action sociale par anticipation révèle certains déficits de la fabrique urbaine, notamment imposés par des normes qui établissent l’échelle à partir de laquelle penser et donc déployer la mixité sociale.

De surcroît, ces dispositifs requièrent que l’on pose un œil critique sur la participation citoyenne, pensée comme un moyen et une mission. Ils s’appuient pour ce faire sur le présupposé, ou la croyance, selon lesquels la participation citoyenne permettrait l’émergence du quartier ou d’un sentiment d’appartenance à ce dernier et ainsi de la cohésion sociale. On peut y voir la diffusion du modèle coopératif participatif. Également mis en place par des acteurs privés, ces dispositifs se présentent comme des accompagnements des nouveaux habitant·es et nécessitent d’ouvrir un questionnement sur les finalités recherchées. La mobilisation de la participation habitante comme outil doit en effet être interrogée à la suite de la littérature critique pléthorique sur le sujet, notamment autour de la professionnalisation des habitant·es et de l’injonction qu’elle peut constituer (Carrel 2017). Enfin, si un champ professionnel est bien en voie de construction, il convient de s’interroger sur les compétences spécifiques qui sont nécessaires à ces professionnel·les pour faire advenir un quartier (ou la ville selon l’échelle que l’on considère). L’ensemble de ces questions constitue le cœur du projet de recherche que nous conduisons actuellement et qui entend ouvrir ces chantiers.

Un modèle durable sur le temps long ?

Bousculant les dynamiques professionnelles des métiers du travail social et de l’urbanisme, l’apparition de ces coordinateur·rices de quartier lors de la mise en service des projets urbains est pensée et parfois portée politiquement comme un modèle dont la durée dans le temps n’est pas encore établie. En effet, mis en place initialement au moment de l’arrivée des premiers habitant·es, pérenniser ces postes revient à acter l’utilité d’une telle intervention, cette fois à l’échelle urbaine. On peut alors s’interroger sur les moteurs de cette action dès lors que la spécificité du lancement d’un nouveau quartier s’efface pour laisser place à une vie urbaine moins marquée par l’extraordinaire de la nouveauté. À l’inverse, on peut s’interroger sur l’objectif (et l’efficacité) de ces dispositifs, pensés dans une temporalité courte, qui supposent que l’activation de quartier fondée sur un modèle participatif, initialement encadré par un·e professionnel·le permettrait de réduire les inégalités sociales sur le temps long.

Ces nouveaux postes ont la particularité de déployer une action transversale, tout en étant ancrés territorialement, notamment via un espace dédié. Cela permet à ces professionnel·les d’avoir une certaine visibilité et d’être bien identifiés au sein du quartier. Toutefois, cette identification n’est pas sans risque, puisqu’elle fait reposer la réussite du dispositif sur la manière dont ces postes sont incarnés. La personnification de la fonction interroge ainsi les dynamiques professionnelles et la constitution d’un champ professionnel qui, s’il se constitue, pourrait être garant d’une pérennisation des actions au-delà des individus qui animent ces postes.

Bibliographie

  • Alinsky, S. 2017. Radicaux, réveillez-vous  !, Paris : Le Passager clandestin.
  • Balazard, H. 2012. Quand la société civile s’organise  : l’expérience démocratique de London Citizens, thèse de doctorat en science politique, Université Lumière Lyon 2.
  • Becker, M. 2014. Soziale Stadtentwicklung und Gemeinwesenarbeit in der Sozialen Arbeit, Stuttgart : W. Kohlhammer Verlag.
  • Becker, M. 2016. « Développement social urbain et le travail sur le commun  : le quartier un bien commun des habitants », Le Sociographe, numéro hors-série 9, p. 117-126.
  • Blanc, M. 2007. « La “politique de la ville”  : une “exception française” ? », Espaces et sociétés, n° 128‑129, p. 71‑86.
  • Blondiaux, L. et Sintomer, Y. 2002. « L’impératif délibératif », Politix, n° 57, p. 17‑35.
  • Boucher, M. 2023. La Nébuleuse du pouvoir d’agir. L’empowerment des quartiers populaires à l’épreuve des pacificateurs et entrepreneurs de colères, Nîmes : Champ social Éditions.
  • Carrel, M. 2017. « Injonction participative ou empowerment  ? Les enjeux de la participation », Vie sociale, n° 19, p. 27-34.
  • Donzelot, J. 2012. « Question urbaine et question sociale : qu’est-ce qui a changé  ? », in R. Castel et C. Martin (dir.), Changements et pensées du changement  : échanges avec Robert Castel, Paris : La Découverte.
  • Girault, M. 2015. L’évolution des professionnalités et métiers de l’urbain vue par des praticiens : quels enseignements pour les formations ? Apports par enquête sur la région urbaine Lyon-Saint-Étienne et à l’échelle nationale, LabEx IMU, 63 p.
  • Leonet, J. 2018. Les concepteurs face à l’impératif participatif dans les projets urbains durables  : le cas des écoquartiers en France, thèse de doctorat en aménagement et urbanisme, Conservatoire national des arts et métiers.
  • Lévy, L. 2013. L’improvisation en aménagement du territoire  : d’une réalité augmentée aux fondements d’une discipline pour l’action ? Enquête sur un projet interdépartemental (le pôle Orly), Architecture, aménagement de l’espace, Université de Grenoble.
  • Maeder, T., Mager, C., Matthey, L. et Merle, N. 2019. Être urbaniste en Suisse romande. Description d’un champ professionnel en mutation, Institut de gouvernance de l’environnement et développement territorial.
  • Matthey, L. et Mager, C. 2016. « La fabrique des urbanistes. Une identité professionnelle controversée  ? », Cybergeo, « Les métiers de la ville », p. 1‑13.
  • Nonjon, M. 2005. « Professionnels de la participation  : savoir gérer son image militante », Politix, n° 70, p. 89-112.
  • Pollier, M. 2023. « Éditorial », Les Cahiers du développement social urbain, n° 78, p. 1‑2.
  • Talpin, J. 2016. Community organizing. De l’émeute à l’alliance des classes populaires aux États-Unis, Paris : Raisons d’agir.

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Pour citer cet article :

& , « Les faiseurs de quartiers : quand la Suisse allie les métiers de la ville et du travail social », Métropolitiques , 20 février 2025. URL : https://www.metropolitiques.eu/Les-faiseurs-de-quartiers-quand-la-Suisse-allie-les-metiers-de-la-ville-et-du.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2131

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