On ne compte plus ces dernières années les invocations de « la ville à hauteur d’enfants ». Elles fleurissent dans les rapports, de l’Ademe [1] à Bouygues Immo [2], comme dans les démarches de labellisation de politiques urbaines, comme à Lille, Paris, Rennes, Montpellier, Grenoble ou Brest.
Les pouvoirs publics et les urbanistes cherchent des solutions pour mieux prendre en compte les plus jeunes. L’adaptation des espaces publics, des bâtiments scolaires ou des dispositifs de démocratie locale au mieux-être des enfants est bien sûr un défi important. Mais à force d’incantations, le risque est de se satisfaire d’approches techniques, comme à chaque fois qu’on essore les mots à la mode. Peut-être que la « ville à hauteur d’enfants » prend trop de place et nous empêche de saisir que quelque chose continue de nous échapper.
Certes, depuis les écrits du journaliste anarchiste britannique Colin Ward (1978) ou ceux du psychologue et militant italien Francesco Tonucci (1996), l’attention portée aux présences et expériences enfantines dans les espaces urbains a permis de grandes avancées en matière d’égalité et d’inclusion, avec des conséquences intéressantes d’un point de vue urbanistique. Par exemple, des municipalités piétonnisent et végétalisent des espaces urbains, au nom des enfants, en réponse aux enjeux sociaux et climatiques de nos métropoles, trop exclusives, minérales et motorisées. Les politiques locales qui se réclament de la « ville à hauteur d’enfants » sont en ce sens très diverses et participent d’une mise à l’agenda nécessaire des enfants.
Plutôt que d’évoquer les dispositifs existants, déjà étudiés (voir notamment Monnet 2023 ; Rivière 2023), cet article propose d’engager un pas de côté. L’objectif est d’inviter les responsables urbains et, plus généralement, les adultes à continuer de travailler ces questions en donnant toute sa part à l’insaisissable des expériences urbaines quotidiennes des enfants. En effet, « les points de vue des enfants ne sont pas facilement accessibles aux adultes » (Templeton 2020) et l’admettre n’est pas un renoncement. C’est au contraire une piste à suivre pour nous rappeler ce que l’on gagnerait à continuer d’essayer d’apprendre à les voir et les entendre vraiment. Plutôt que de se soucier des enfants en les décrivant comme plus petits, différents et à part, nous pourrions décaler nos postures. L’enjeu est de nous rendre alertes à l’idée que les enfants peuvent et doivent pouvoir, à divers égards, ébranler les adultes, leur monde et leurs évidences.
Une affaire de métrique ?
Commençons par prendre au sérieux l’expression « à hauteur d’enfants » pour la penser depuis son acception littérale. Ce serait une question de hauteur, de plus ou moins grande proximité avec le sol. C’est une référence à ce que les enfants perçoivent, voient et donc, littéralement, une affaire de points de vue. Les enfants se situeraient, physiquement parlant, sur un autre plan ou à un autre niveau et feraient donc l’expérience de la ville « en prise » avec d’autres réalités matérielles que les adultes, a priori plus grands.
Depuis 2021 en France, la muséographie nationale s’adapte aux enfants, à l’instar du musée d’Orsay, et accroche des œuvres « plus bas » qu’à l’accoutumée. « Un enjeu de taille », titrait L’Hebdo du quotidien de l’art en 2024 [3], vantant les mérites d’expositions qui se visitent « à deux vitesses ». On peut ici dresser un parallèle avec certaines préconisations d’autorités publiques et d’urbanistes mentionnant que les projets doivent se mesurer « à l’aune » des enfants, en référence – littérale encore une fois – à l’ancienne unité de mesure. Depuis environ quinze ans pour le canton de Bâle (Suisse), la jauge est à 1 mètre 20, considérée comme la grandeur adéquate pour adapter la ville. Calculée à partir de la taille moyenne d’un enfant de 9 ans, cette mesure est devenue un instrument métrique qui outille les concepteurs. Mais il y a d’autres exemples et donc d’autres mesures. En 2018, le consortium Groupe Van Leer & Gehl People Company [4] édite un document sous la forme d’une boîte à outils nommée Urban95 pour « mesurer l’expérience urbaine des jeunes enfants ». Cette fois-ci, l’étalon est de 95 centimètres, en référence à la taille moyenne d’un enfant de 3 ans. La cote est différente mais le principe reste le même : penser les enfants en ville serait une affaire de taille et de mesure. On imagine donc s’outiller d’instruments que l’on calibre aux critères de notre choix pour penser puis projeter la ville. Aune, jauge, cote, taille, mesure et outils, le champ lexical parle de lui-même. Pourtant, adapter la hauteur d’installation de la signalétique urbaine est nécessaire mais pas suffisant. On imagine aisément la pauvreté d’une visite au musée à bonne hauteur mais sans aucune préoccupation pour les sensibilités esthétiques et créatives de chacun et chacune.
Une attention pragmatique et sensible
L’emploi de l’expression « ville à hauteur d’enfants » dépasse bien sûr les préoccupations métriques. Il sous-entend une acception plus métaphorique où l’idée d’un changement de perspective modifierait l’expérience sensorielle. Que voit-on, que perçoit-on de la ville lorsqu’on est enfant ? De nombreuses recherches y répondent et pointent une attention pragmatique et sensible des enfants à l’espace.
Prenons deux exemples. Jackie Bourke (2017) et Tran N. Templeton (2020) ont toutes deux demandé, à des enfants de 9 à 11 ans à Dublin (Irlande) pour l’une et de 2 à 5 ans à New York City (États-Unis) pour l’autre, de prendre des photos de leurs trajets quotidiens. Elles les ont ensuite invités à les discuter selon la méthode de photo-élicitation. Pour les tout-petits, une telle expérience est celle des bas du corps, des genoux, des mollets et des pieds, des murets, des grilles et des grillages, des poussettes, des sols et de leurs différentes textures. Jackie Bourke qualifie ce lien direct avec la matérialité urbaine d’« expérience pragmatique » de la ville faite par les enfants, comme une attention pratique à l’espace physique et matériel. Tran N. Templeton reprend cette notion tant elle semble structurante dans la perspective des enfants. La « ville à hauteur d’enfants » est d’abord concrète, empirique et tangible, ce qui induit toute une série de défis pratiques pour la négociation de leur spatialité quotidienne. Cette attention pragmatique engage une perception aiguë de ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Les fissures et les pavés cassés peuvent par exemple faire tomber, tandis que les amoncellements de déchets racontent, du point de vue des enfants, une mauvaise gestion urbaine.
Mais l’attention est aussi sensible. La quotidienneté se vit avec tous les sens en éveil et l’importance accordée aux perceptions directes, des tout-petits jusqu’aux adolescents. Ce qui est beau, ce qui est laid, les odeurs – comme celles d’un marché aux poissons ou aux épices (Bourke 2017 ; Vuaillat et al. 2024) – ou encore les bruits – des oiseaux, la cloche du tramway ou des motos qui pétaradent, sont autant de variations sensibles d’être à la ville. Ce pourrait être un « enchantement sensuel » (Rautio 2013) que l’on peut décrire comme une « ouverture esthétique et affective » à l’espace (Bennett 2010). Cette ouverture n’est évidemment pas propre à l’enfance, mais est d’une intensité ou peut-être même d’une charge sensible et esthétique (Audas et al. 2023) toute particulière, encore à déchiffrer et dont il reste à comprendre les effets potentiellement subversifs. Les enfants « préhendent » la matérialité, au sens où ils mobilisent intensément « la faculté de prendre, de saisir ou de capturer quelque chose » (Debaise 2015). Dans cette perspective, l’activité banale consistant à ramasser et à transporter des cailloux dans les poches est une parfaite illustration d’un possible bouleversement des rapports adultes à l’utilité et à l’inutilité (Rautio 2013).
Bien plus à la vie urbaine qu’à part
Enfin, les propositions possiblement opératoires de la formule « la ville à hauteur d’enfants » manquent souvent le fait que les enfants sont embarqués dans la vie urbaine ordinaire dont elles et ils sont partie prenante. C’est l’effet d’un présupposé tenace selon lequel les enfants auraient une vie urbaine à part, voire en marge. On s’inquiète, à raison, de la disparition des enfants des espaces publics. Mais à documenter le rétrécissement de leurs espaces possibles, on tend à oublier deux éléments au moins. D’abord, si les enfants sont confinés, voire « séquestrés » (Cahill 1990) dans des espaces clos et à part, c’est avant tout une conséquence concrète du capitalisme urbain accéléré subi précisément en raison de leur étroite imbrication aux conditions d’existence des adultes. Ensuite, leurs présences à la ville, y compris de nature interstitielle, s’avèrent négligées plutôt que d’en restituer toute la richesse (Schumacher 2024). Malgré le constat d’un rétrécissement des espaces et des temps possibles pour les enfants, on ne peut pas et on ne doit pas les penser en retrait des sociétés urbaines.
À partir d’ateliers de couture de patchwork avec des enfants de la ville de Buffalo, dans l’État de New York, Meghan Cope montre la manière dont les enfants construisent « activement les quartiers par le biais de pratiques sociales quotidiennes très fines » (Cope 2008). Elle file la métaphore du patchwork pour décrire la manière dont les présences enfantines et leurs relations produisent de l’espace urbain. Les enfants « tissent » les espaces, ceux du continuum public/semi-privé par exemple, avec leur présence dans les cours, sous les porches ou sur les trottoirs. La camaraderie scolaire et de quartier aussi est importante [5], tout comme les liens de confiance, de repère ou de conflits avec des adultes de proximité. Dans la même logique, à la suite de deux années passées avec des enfants d’une banlieue populaire grenobloise, j’ai montré qu’ils et elles « prennent part » à la vie urbaine (Vuaillat 2021). Leur expérience quotidienne, incarnée et émotionnelle, se vit et se raconte par les relations. Les enfants sont bel et bien là, dans un tissu de liens qui engage l’espace. Le plaisir de rester au portail de l’école des plus petits en est un exemple. Le rapport aux plus grands aussi, celles et ceux que l’on admire, craint ou évite, dessine le quartier. Dans la médina de Sfax (Tunisie), avec des enfants plus jeunes, ce sont les mêmes récits, les mêmes constats. Ils et elles sont engagés dans des sociabilités urbaines, entre « évitement, cordialité, conflits ou farces » (Vuaillat et al. 2024). Cet engagement dans l’espace urbain se fait par, avec ou contre les autres, comme lorsqu’il s’agit de parcourir les ruelles en saluant les marchands des échoppes ou de faire du parkour sur les toits à l’encontre des règles édictées par les adultes.
De ce fait, l’engagement relationnel des enfants à l’espace ne peut se faire sans penser les structures institutionnelles de la domination des adultes (Piterbraut-Merx 2024), que les études urbaines et les politiques publiques ne doivent pas ignorer. Les relations d’autorité sont en effet au fondement des relations adultes-enfants, que la lecture bienveillante de « la ville à hauteur d’enfants » ne doit pas masquer. Les micro-violences ordinaires (Lemoine 2017) qui se déguisent parfois en discipline (Pinheiro 2006) sont quotidiennes. Et en ce sens, « les espaces et les lieux comptent » (Bartlett 2018). Les enfants sont parmi nous et le plus souvent sous le joug des structures sociales de subordination. Quand, où et à quelles conditions est-il possible que les enfants s’en échappent, même furtivement ?
Saurons-nous entendre ce que l’on sait peu écouter ?
La ville « à hauteur d’enfants » serait celle, généreuse, qui souhaite donner place et voix aux enfants. Mais le surplomb du don ne remet pas en cause les structures de domination. Changeons radicalement de posture pour apprendre plutôt, avec humilité, à décaler nos manières de voir, de penser et de faire ville. La question n’est alors peut-être pas tant celle de la hauteur de vue des enfants que celle d’un apprentissage et de l’attention des adultes face à la pluralité des formes de présence et d’attention au monde.
Les bonnes intentions sont en effet susceptibles de maintenir une fois de plus les enfants sous l’emprise des certitudes des adultes, gagnés par le contentement d’avoir enfin débitumé les cours d’école ou contenu le « monopole radical » (Illich 1973) de la voiture en ville. Commençons par penser et décrire ce qui contraint : un continuum de violences institutionnelles, spatiales, sociales et économiques. Ensuite, nous pourrons nous concentrer sur ce qui libère, comme des liens, du temps et des espaces de qualité.
Bibliographie
- Audas, N., Depeau, S. et Manola, T. 2023. « Les expériences sensibles enfantines dans le processus d’autonomisation », Strenæ [en ligne], n° 23.
- Bartlett, S. 2018. Children and the Geography of Violence : Why Space and Place Matter, Londres-New York : Routledge.
- Bennett, J. 2010. Vibrant Matter. A Political Ecology of Things, Durham, NC : Duke University Press.
- Bourke, J. 2017. « Children’s experiences of Their Everyday Walks Through a Complex Urban Landscape of Belonging », Children’s Geographies, 15, 1, p. 93-106.
- Cahill, S. E. 1990. « Childhood and Public Life. Reaffirming Biographical Divisions », Social Problems, n° 37, 1990, p. 390-402.
- Cope, M. 2008. « Patchwork Neighborhood : Children’s Urban Geographies in Buffalo, New York », Environment and Planning A : Economy and Space, vol. 40, n° 12, p. 2845-2863.
- Debaise, D. 2015. L’Appât des possibles. Reprise de Whitehead, Dijon : Les Presses du Réel.
- Illich, I. 1973. La Convivialité, Paris : Éditions du Seuil.
- Lemoine, S. 2017. Micro-violences. Le régime du pouvoir au quotidien, Paris : CNRS Éditions.
- Monnet, N. 2023. « De l’(in-)hospitalité des lieux urbains pour les enfants », Strenæ [en ligne], n° 23.
- Pinheiro, P. 2006. Report of the independent expert for the United Nations study on violence against children, New York : United Nations.
- Piterbraut-Merx, T. 2024. La Domination oubliée. Politiser les rapports adulte-enfant, Toulouse : Blast.
- Rautio, P. 2013. « Children who carry stones in their pockets : on autotelic material practices in everyday life », Children’s Geographies, vol. 11, n° 4, p. 394-340.
- Rivière, C. 2023. « Qu’est-ce qu’une "ville à hauteur d’enfant" ? », Mouvements, n° 115, p. 139-147.
- Schumacher, N. 2024. « Learning from the Presence of Young Children in Urban Public Spaces », 5th International Congress on Ambiances. Sensory Explorations, Ambiances in a Changing World, International Ambiances Network, Lisbon, Portugal. ⟨hal-04756166⟩
- Templeton, T. N. 2020. « ‘That street is taking us to home’ : young children’s photographs of public spaces », Children’s Geographies, vol. 18, n° 1, p. 1-15.
Tonucci, F. 2019 [1996]. La Ville des enfants. Pour une (r)évolution urbaine, Marseille : Parenthèse. - Vuaillat, F. 2021. « L’épaisseur et l’ambivalence des expériences urbaines quotidiennes », Belgeo [en ligne], n° 3.
- Vuaillat, F. 2024. « L’archipélisation des espaces quotidiens des enfants à Sfax (Tunisie) », Espaces et sociétés, n° 193, p. 17-31.
- Vuaillat, F., Schumacher, N. et Ben Fguira, S. 2024. « Être enfant à Sfax (Tunisie) », L’Année du Maghreb, n° 32.
- Ward, C. 2020 [1978]. L’Enfant dans la ville, Paris : Eterotopia