De la prévision à la prospective, renouveler la planification par le récit
Qu’on la conçoive comme une tentative d’organisation, de régulation ou d’anticipation, la planification territoriale est inextricablement liée à la question du futur souhaité par une collectivité donnée. Si elle est encore souvent abordée d’un point de vue prévisionniste, cette question tend à s’ouvrir à des processus plus participatifs, qui prennent en considération la diversité des mondes possibles. Des démarches tendent ainsi à se développer à différentes étapes de la fabrique des plans, pour mettre en dialogue des visions alternatives d’un devenir collectif. On y mobilise des méthodes classiques (analyse temporelle, diagnostic du présent, identification des signaux faibles, scénarios, stratégies d’action…) ou émergentes (retro-prospective [backcasting], design fiction, fictions exploratoires…) tirées de la boîte à outils de la prospective territoriale. Les approches par le récit prennent une importance notable dans ce contexte. Sans doute parce que le récit est paré de vertus innombrables. Il renforcerait l’engagement des parties prenantes dans la décision. Il affinerait la perception sensible des mondes à venir. Il faciliterait enfin l’imagination et permettrait de penser l’inconcevable (Matthey, Gaberell et Cogato Lanza 2025).
Il est toutefois souvent difficile d’identifier ce dont le récit est précisément le nom. Certains usages semblent en effet en faire le synonyme d’imaginaire, d’autres l’identifient à une vision collective, d’autres enfin le renvoient à l’idée d’une histoire suffisamment forte pour mobiliser un large public. Si cette polysémie participe sans doute de son attrait, une définition minimale pourrait toutefois permettre de mieux identifier les différentes opérations symboliques, cognitives et épistémologiques, dont le fait narratif constitue le moyen. C’est cette assertion que nous souhaitons discuter ici. Nous postulerons qu’un récit existe en urbanisme si, et seulement si, une histoire est organisée au moyen de techniques narratives afin de produire un effet. Cette proposition simple remobilise un schéma ternaire (et scolaire), qui distingue histoire (ce que l’on raconte), récit (l’histoire telle qu’on la raconte) et narration (les choix d’exposition qui structurent le récit). Son intérêt est d’inviter à une analyse de chacune des dimensions du « fait narratif », dans leur singularité et complémentarité. Dans le prolongement de ce schéma ternaire, on pourrait encore par exemple distinguer (Matthey 2023, p. 89) la mémoire, qui constitue le réservoir dans lequel puisent les activités de planification pour ancrer l’action dans une supposée identité territoriale ; la vision, qui prescrit la forme qu’une société souhaite donner à son espace afin de garantir les conditions de sa reproduction ; et l’imaginaire, qui condense un univers symbolique, des affects, etc. Pour le dire autrement, cette définition simple permet de cibler plusieurs opérations de traduction qui s’opèrent dans les démarches qui mobilisent le récit, contribuant ainsi à la compréhension de la nature des mondes possibles qu’elles produisent.
Nous nous saisissons ci-après du matériau produit par des étudiant·es du master en développement territorial de l’Université de Genève et de la HES-SO, dans le cadre des trois dernières éditions (2022, 2023, 2024) de l’atelier « Imagination des futurs et méthodes créatives ». Nous décrivons les différentes opérations permettant de faire récit dans le cadre d’un exercice prospectif, différenciant ce qui relève de la mémoire collective, de l’imaginaire disciplinaire, de la vision territoriale, de l’histoire et de sa narration. Nous discutons, en conclusion la manière dont les différentes opérations qui instituent le fait narratif, acclimatent des modèles, les faisant atterrir en un lieu du monde ; les régulant, en somme, pour reprendre l’ancienne opposition de Françoise Choay (1965).
La matière d’un atelier de prospective métropolitaine
L’enseignement dont nous tirons notre matériau a pour objectif d’initier les étudiant·es aux usages de la fiction comme outil de réflexion et de projection. Ils y sont encouragés à explorer un périmètre commun, à partir de l’esquisse de divers mondes possibles. En 2022, un site de près de quatre hectares en lisière de la ville de Nyon permettait ainsi de penser les devenirs du rapport entre zone à bâtir et zone agricole. En 2023, la réhabilitation d’un espace industriel situé au cœur de Genève offrait l’opportunité d’approfondir la transformation des modes de vie en ville en proposant différents contre-projets au plan localisé de quartier Acacias 1, alors soumis à référendum populaire par ses opposants. En 2024, un secteur d’habitat individuel au nord-ouest de Genève, entre l’autoroute E25 et l’aéroport international, permettait de penser le devenir des grandes infrastructures.
S’il explore des formats créatifs, cet atelier de dix jours consécutifs est tout ce qu’il y a de plus classique dans son organisation. Après une première visite de terrain et divers arpentages en groupe, les participants formulent un diagnostic sous forme de narration (textuelle, théâtrale, vidéographique…) (figure 1).
L’atelier entre, à partir de là, dans une phase qui est celle de l’exploration des possibles du monde anticipé par les différents groupes. Chacun testant ce qu’il adviendrait, en matière d’urbanisme, si (et nous citons ci-après quelques futurs envisagés lors des dernières éditions) : les autorités décidaient de rationner le nombre de mètres carrés réservés à chaque habitant·es (atelier 2021) ; les termes de l’urgence climatique décrétée par le Conseil d’État genevois étaient appliqués (2024) ; des aires urbaines étaient réservées à la déconnexion des habitants (2023)… Au terme de cet exercice, les participant·es restituent leurs visions de l’organisation territoriale en mobilisant une modalité de présentation dite créative (théâtre, film, jeu de simulation… – figure 2) au sens où elle s’écarte (sans les interdire – figure 3) des formats prescrits dans les autres ateliers du master (planches A0, rapport synthétique, supports PPT, présentation orale conforme aux attendus professionnels…).
Nous sommes généralement interpellés par la capacité des étudiants à nous raconter des histoires à la fois vraisemblables et originales à propos du devenir d’un territoire donné et la persistance de grands modèles dans la traduction de ces mondes possibles. Le fait que l’activité de narration mobilise, à partir de la définition d’un point d’intrigue (la rupture d’équilibre, qui, dans le schéma narratif classique, initie une suite de péripéties aboutissant à un nouvel équilibre), mémoire disciplinaire (une banque de références dans laquelle puisent les étudiants pour développer leur proposition) et imaginaire (un ensemble d’affects, de représentations, de rapports sensibles au monde en un mot-image qui en assure la réactivation) explique sans doute le sentiment paradoxal qui, année après année, nous anime.
Des opérations pour éprouver des mondes possibles
Nous nous sommes attachés à identifier, dans le matériau produit ces trois dernières années, ce qui relève de l’intrigue, de l’histoire, de la narration, de la mémoire, de l’imaginaire et enfin de la vision produite. Le commentaire du tableau 1 ci-dessous sert de guide à cette section. Nous développons certains projets ou certaines dimensions plus que d’autres au gré de l’argumentation.
D’une manière générale, l’analyse des travaux proposés par les étudiant·es fait apparaître, au-delà de la diversité des éléments perturbateurs, un nombre relativement restreint d’imaginaires. Ceux-ci laissent supposer l’existence d’un répertoire alimenté à la fois par la socialisation disciplinaire de chacun·e des participant·es, l’actualité immédiate et la culture médiatique dans laquelle il/elle évolue.
Les situations de rupture d’équilibre paraissent en effet variées. Lors de l’atelier consacré au devenir d’une parcelle située en limite de zone agricole de la ville de Nyon (2022), les récits trouvaient leur origine dans une raréfaction du travail humain (Travailler moins pour aider plus), une pénurie énergétique (Palélow [1]), une inversion radicale de la pyramide des âges (Un quartier, des générations). Lors de l’atelier consacré au devenir d’une parcelle en renouvellement urbain au centre de Genève (2023), la normalisation du droit à la déconnexion (L’Amphiquartier), la rationalisation de l’usage de l’eau (Acquacias [2]), des confinements liés aux dérèglements climatiques extrêmes (Droit à la vue) constituaient quelques-uns des embrayeurs narratifs choisis par les étudiant·es au terme de leur diagnostic socio-territorial. Enfin, l’atelier consacré à la densification d’une zone de villas genevoise (2024) proche des grands équipements conduisait les étudiant·es à envisager des ruptures d’équilibre liées à l’application d’un plus grand libéralisme dans la production des plans d’aménagement (Domus vitae), l’interdiction du transport aérien (Cointrain [3]-Ouest : quand la ville change de voie), la mise en œuvre d’une politique de limitation de la population (Coin-village), l’émergence d’une société de compensation où l’habitat écologique permet d’équilibrer le bilan carbone de son hypermobilité (Fastlife)… Le choix de ces situations de rupture d’équilibre (le choix d’intrigue) s’alimente en premier lieu à la situation sensible du moment ou à l’actualité médiatique. 2050° à l’horizon doit sans doute beaucoup de son inspiration aux températures record de l’été 2022, tandis que le projet Palélow passe les signaux d’alerte environnementaux issus du diagnostic au tamis de l’inquiétude énergétique qui animent États et médias en cette fin d’été [4]. La population du canton de Genève s’apprête à voter sur le contre-projet à l’Initiative populaire pour un urbanisme plus démocratique à Genève, ce qui a pour effet de donner une certaine actualité à la question du pouvoir des propriétaires en matière d’urbanisme (Domus vitae)…
Un fois posées, ces différentes ruptures d’équilibre entraînent une suite de péripéties (dont la fonction est souvent de maintenir le pacte fictionnel [5]). Pour rester vraisemblable, le récit conduisant à la vision territoriale proposée doit en effet ménager une série de rebondissements. Une forme de libertarianisme prévaut désormais dans la production de l’espace en ce que chaque propriétaire peut aménager son territoire sans contraintes urbanistiques (Domus vitae), mais (deuxième rebondissement) on a également choisi un mode d’adaptabilité extrême consistant à se protéger des nuisances plutôt que les réduire, quitte à vivre sous cloche, ce qui ouvre de nouveaux marchés (troisième rebondissement) au solutionnisme technique. La sécheresse de l’été 2048 occasionne une pénurie d’eau (Acquacias) ; la régie publique en charge du réseau se mue progressivement en entreprise générale et propose un concept d’acqua-quartier (deuxième rebondissement) ; celui-ci ne renonce pas pour autant au mode de vie ancien puisque un astucieux système de tarification basé sur le crédit social (troisième rebondissement) permet aux locataires prémium des étages 5 et 6 de bénéficier de baignoires alors que ceux bénéficiant de la tarification classic (étages 1 et 2) bénéficient des nouveaux standards (toilettes sèche, douches à l’étages). Pour Palélow, ce ne sont pas seulement des conflits, mais aussi des crises sanitaires qui ont durablement perturbé tant la production que l’approvisionnement énergétique et vivrier en Europe (rebondissement 2). Ces perturbations ont entraîné une décroissance globale de la consommation et accéléré les régimes de transition vers les énergies renouvelables (rebondissement 3). Ces transformations expliquent que le rapport au travail et au loisir change substantiellement, appelant de nouveaux modes d’organisation de l’espace (rebondissement 4)…
L’histoire stabilisée, le nouvel état d’équilibre recourt, lui, à des références plus disciplinaires, qui tentent d’adapter des grands modèles d’urbanisme à ce que l’on suppose connaître du lieu. Dans l’échantillon des projets issus des ateliers des trois dernières années, on retrouve ainsi des propositions qui, sous des affichages genériques hétérogènes (utopie, dystopie, satirie), réactivent certains des « tropes » (c’est-à-dire des motifs récurrents) déjà identifiés par Françoise Choay (1965). Certains mettent l’emphase sur l’inscription de l’individu dans le groupe (forme déviée de culturalisme), d’autres sur la possibilité d’une vie meilleure dans une plus grande maîtrise de ses conditions (reprise du progressisme), d’autres encore sur les bienfaits d’une existence indexée aux rythmes cosmiques (déclinaison du modèle naturaliste), les promesses de la technique (extension de la technotopia) ou enfin la nécessité de placer l’être humain au centre de tout (consolidation d’une anthropopolis).
Crédits : H. Badan, G. Baranzini, S. Claivaz, A. Costa Pereira, C. Dubois et N. Elamly, « Palélow. Culture basse consommation », Rapport explicatif, 2022.
Palélow, par exemple, propose l’image d’un quartier (figure 4) libéré de l’aliénation productiviste par la force de la culture. Les activités artistiques et culturelles qui favorisent l’épanouissement individuel et collectif sont en effet le cœur même du projet. Celui-ci renonce à densifier la parcelle proposée à la réflexion au profit d’une grande scène acoustique dédiée au Paléo Festival et des pavillons en bois pour artistes, ouverts au public lors de manifestations. Un espace libre sera réservé à des installations éphémères, comme des expositions ou de la restauration. Le grand bâtiment du sud, actuellement destiné à du logement, sera transformé en université populaire, comblant un manque d’infrastructure éducative dans la région et renforçant l’attractivité du quartier. La zone-villa au nord-est du périmètre élargi est transformée en ateliers d’artistes, tandis que leurs jardins individuels seront décloisonnés et mis en commun pour créer des espaces de rencontre et de loisirs, avec de la restauration et de petits équipements culturels. Cette zone devient un lieu de détente et de rencontres, ouvert aux habitant·es de Nyon et offrant des événements artistiques. Les maisons et immeubles au sud de la zone villas sont préservés. Mis à disposition des ménages à bas revenus, ils sont reliés à l’université populaire par un élégant réseau viaire. Les quartiers Petite Prairie 1 et 2 resteront inchangés, mais leur programmation revue : les rez-de-chaussée seront aménagés pour améliorer la convivialité et ouvrir les espaces extérieurs… On retrouve ici une actualisation des grandes lignes de la société fouriériste du phalanstère, qui prend une plus grande extension horizontale.
Raconter des histoires, pour quoi faire ?
On peut être interpellé par la persistance de visions territoriales alimentées d’imaginaires principalement issus du projet de mise en forme de la ville industrielle, entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Plus qu’une inertie, il faut plutôt y voir la manifestation même des différentes opérations dont le récit est le nom en aménagement et urbanisme. La prospective par le récit invite les participant·es à réinterpréter des mémoires collectives, des imaginaires disciplinaires en les situant en un lieu du monde. Se ressaisissant de modèles, elle les passe à l’épreuve du pacte fictionnel évoqué précédemment, ce filtre de vraisemblance, qui conduit à envisager simultanément l’ensemble des conditions nécessaire à la consistance d’un monde hypothétique. C’est ce travail, par le récit, des conditions nécessaires à la plausibilité d’une mode d’organisation spatiale qui constitue l’intérêt des approches narratives en aménagement et urbanisme (Matthey, Gaberell et Cogato Lanza 2025).
Les fictions produites dans le cadre des exercices prospectifs permettent de ressaisir une mémoire, de recontextualiser des imaginaires, d’explorer les péripéties nécessaires à la cohérence de visions territoriales qui permettent, lentement, patiemment, de mieux comprendre l’état contemporain du territoire. En somme, les fictions font parler le réel plus qu’elles ne l’escamotent ou le dédoublent.
Bibliographie
- Choay, F. 1966. La Règle et la modèle, Paris : Éditions du Seuil.
- Choay, F. 1965. L’Urbanisme, utopies et réalités : une anthologie, Paris : Gallimard.
- Herman, D. 2018. « Les storyworlds au cœur des relations entre le récit et l’esprit », in S. Patron (dir.), Introduction à la narratologie postclassique. Les nouvelles directions de la recherche sur le récit, Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, p. 95-119.
- Matthey, L. 2023. « De la vision politique à sa mise en récit : faire exister un plan par le langage », L’Information géographique, vol. 87, n° 3, p. 85-99.
- Matthey, L., Gaberell, S et Cogato-Lanza, E. 2025. Matières narratives. Concevoir la ville par le récit, Genève : Métispresses.
- Ramondenc, M. 2023. Le Moment prospectif dans les trajectoires des architectes Chanéac, Pascal Hausermann et Claude Costy : 1958-1978, thèse de doctorat en architecture, Université Grenoble Alpes.