Désignant les actions associant les citoyens aux décisions publiques (Blondiaux 2007), la participation citoyenne émerge dans les années 1960 et s’institutionnalise dans les années 1980 avec des dispositifs pionniers, tel le budget participatif de Porto Alegre. En France, son développement tardif s’explique par un contexte peu favorable (Carrel 2013), malgré sa diffusion, à l’échelle des quartiers, dans une logique de proximité (Blondiaux 2001).
Depuis les années 1990, Strasbourg expérimente divers dispositifs participatifs, à l’image des ateliers urbains (Anquetin et Cuny 2016). L’élection municipale de 2020 marque un tournant, avec l’élection d’une majorité écologiste, portée par une « liste citoyenne » composée à 60 % de non-affiliés. La nouvelle équipe municipale, dirigée par Jeanne Barseghian, souhaite renforcer l’implication des habitants dans les décisions, afin de renouveler la relation entre citoyens et collectivité (Gourgues, Lebrou et Sainty 2020). Cela se traduit par une multiplication de dispositifs, dont la création d’une Direction de la participation citoyenne et de postes de chargés d’animation dans chaque territoire. Une élue supervise cette politique, soutenue par l’Eurométropole dans le cadre de la politique de la ville.
Cet article s’appuie sur un mémoire de master 2, réalisé lors d’un stage de quatre mois dans une Direction de territoire à Strasbourg. Il repose sur des observations participantes et des entretiens semi-directifs avec des agents municipaux, un acteur national de la politique de la ville et un habitant engagé localement. En comparant deux dispositifs, l’un encadré par une obligation légale nationale, l’autre initié localement, il interroge les effets concrets de cette politique, soulignant les tensions entre ambitions municipales, contraintes institutionnelles et inégalités de représentativité et de pouvoir d’agir des habitants.
Les assemblées de quartier : un dispositif classique à l’efficacité limitée
Les conseils de quartier, imposés par la loi Vaillant de 2002 aux communes de plus de 80 000 habitants sans modalités précises, sont supprimés à Strasbourg en 2020. En 2021, la nouvelle municipalité les remplace par les ateliers de quartier, projets locaux portés par les habitants, et les assemblées de quartier, où ces projets sont proposés. Présentées comme innovantes, ces assemblées reprennent pourtant des modalités proches des dispositifs classiques, illustrant les limites d’une participation descendante.
Organisées au moins deux fois par an dans chaque quartier, elles sont conçues comme des temps d’échange entre habitants et acteurs locaux. Portées par les Directions de territoire et les élus de quartier, elles bénéficient d’un budget dédié. Si l’affluence semble importante – jusqu’à 100 personnes lors d’une assemblée observée –, la participation y reste socialement homogène. Le public est majoritairement âgé, diplômé et issu de milieux favorisés. Lors des deux assemblées observées, l’une dans un quartier mixte, l’autre en Quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV), incluant une zone pavillonnaire aisée, les habitants jeunes, étrangers ou issus des classes populaires étaient peu présents, tendance soulignée par plusieurs agents municipaux, habitants et acteurs associatifs interrogés.
Le déroulement suit un cadre formel : l’élu ou le chargé d’animation introduit la séance, présente les actualités, répond aux questions, puis laisse place à des tables thématiques. La prise de parole spontanée reste marginale, plusieurs participants et agents y voyant davantage des réunions d’information que de véritables dispositifs participatifs. Les marges de décision y sont limitées, et les échanges parfois tendus.
Cette situation reflète des critiques formulées par plusieurs chercheurs. En effet, Marion Carrel et Julien Talpin (2012), qui ont enquêté dans des conseils de quartier à Roubaix, montrent que ces dispositifs servent souvent plus à valider les politiques publiques qu’à transformer les relations entre citoyens et institutions. Par ailleurs, la faible diversité sociale observée rejoint d’autres travaux (Daquin et al. 2019) sur l’inadéquation de certains dispositifs participatifs aux attentes des publics jeunes ou d’origine populaire.
Les assemblées de quartier souffrent donc d’un cadrage politique flou, d’une animation variable selon les territoires et dépendent de l’implication des agents ou élus. Cette rigidité, peu adaptée aux contextes locaux, limite leur impact et leur capacité à mobiliser. En réponse, la municipalité expérimente des formes de participation plus souples et inclusives.
Renouveler la participation par la proximité : l’exemple des aller-vers
L’un de ces dispositifs est une série d’actions appelées aller-vers, mises en place dans le cadre de la politique de la ville. Portées par les Directions de territoire avec le soutien d’une direction dédiée, elles visent à recueillir la parole des habitants des QPV afin d’adapter les politiques publiques à leurs besoins. Elles s’inscrivent dans le Contrat de Ville, politique partenariale réunissant une quarantaine d’acteurs institutionnels et associatifs, dont l’État et les collectivités locales.
Organisées sous forme de stands, ces actions rendent les agents municipaux visibles et accessibles. Ancrées localement, elles se déroulent dans l’espace public, au cœur des quartiers, voire au pied des immeubles, et s’appuient sur des événements locaux et sur les réseaux associatifs existants. Lors des aller-vers observés, les habitants peuvent exprimer leur avis sur les objectifs locaux du Contrat de Ville et les problématiques du quartier, à l’oral et à l’écrit sur des panneaux, parfois accompagnés par une radio locale.

Photo : P. Bayer, 2024.
Ces formats au cadre plus souple permettent de toucher un public peu impliqué dans les dispositifs participatifs classiques. Là où les assemblées de quartier exigent familiarité avec la prise de parole en public et disponibilité horaire, les aller-vers privilégient la rencontre directe avec les habitants, hors cadre institutionnel. Une action observée dans un quartier du sud de la ville, lors d’une fête célébrant la rénovation du centre socio-culturel, en témoigne. La participation y était très diversifiée : personnes âgées, familles, habitants allophones, enfants… Seuls les adolescents et très jeunes adultes sont restés en retrait.
Toutefois, malgré leur apparente ouverture, les aller-vers restent marqués par une logique descendante : la parole est recueillie pour alimenter le diagnostic du Contrat de Ville, sans réelle association des habitants aux décisions. Plusieurs participants interrogés exprimaient une certaine lassitude, doutant de l’utilité de ces dispositifs, ressemblant plus à des « aller-vers sans retour ». Comme l’observe Marion Carrel (2013), la participation est souvent reléguée au second plan dans les actions entreprises par la politique de la ville, étant fréquemment réduite à un outil de communication. À travers l’exemple des conseils citoyens, Jeanne Demoulin et Marie-Hélène Bacqué (2019) soulignent également les limites de ces dispositifs, contraints par un cadre institutionnel peu favorable à créer de véritables espaces délibératifs.
Bien qu’incarnant une tentative de renouvellement, les aller-vers restent limités par une logique institutionnelle rigide. Il convient donc d’interroger plus largement la diversité des dispositifs à Strasbourg et leurs effets réels sur la transformation des rapports entre habitants et institutions.
Des dispositifs hétérogènes, des effets limités ?
Une question s’impose donc : cette pluralité des dispositifs strasbourgeois garantit-elle une participation plus démocratique et inclusive ?
Pour y répondre, nous proposons une typologie croisant deux dimensions clés des enjeux de la participation [1]. Elle s’inspire de celle de la Ville de Strasbourg, classant les dispositifs selon leur niveau d’implication des habitants : information, consultation, concertation, co-construction. Elle s’inspire également de la typologie développée par Marion Carrel, intégrant la représentativité des publics concernés. Les dispositifs sont alors qualifiés de non distinctifs lorsqu’ils s’adressent à tous types de publics, sans ciblage particulier, inclusifs lorsqu’ils cherchent à faire participer des habitants éloignés des prises de décision, ou encore inclusifs indirects lorsque ce sont des intermédiaires, comme des associations, qui portent leur parole.

Source : P. Bayer, 2024.
Cette typologie fait apparaître des écarts significatifs. D’une part, seuls trois dispositifs, dont les aller-vers, sont considérés comme inclusifs, tous s’inscrivant dans la politique de la ville. D’autre part, aucun dispositif n’atteint le niveau de la concertation, la plupart restant cantonnés à la consultation, voire à une information descendante. Ces résultats interrogent, dans un contexte où la municipalité cherche à favoriser une participation active des habitants.
Cette situation fait écho aux constats de Marion Carrel (2013), qui dénonce une « injonction participative » souvent vidée de sa substance, et reflète ce qu’elle qualifie d’« innovation contenue » : des tentatives d’innovation, limitées par un cadre institutionnel rigide, qui peinent à redéfinir les rapports entre institutions et citoyens. Les dispositifs strasbourgeois, bien que nombreux, restent cloisonnés institutionnellement : ceux en QPV sont pilotés par la politique de la ville, tandis que les autres reposent sur diverses initiatives, sans coordination claire.
Malgré l’ambition affichée, la multiplication des dispositifs se heurte à des effets paradoxaux : désengagement, redondance et confusion sur les finalités réelles de la participation. Ces limites témoignent des tensions entre les objectifs politiques proclamés et les réalités concrètes de leur mise en œuvre.
Une participation strasbourgeoise encore embryonnaire, mais en plein essor
Les politiques participatives s’inscrivent souvent dans une injonction contradictoire (Carrel 2013 ; Bacqué et Demoulin 2019) : on appelle à plus de participation, tout en restant très encadré institutionnellement. À Strasbourg, cette tension se manifeste dans le décalage entre le volontarisme municipal, l’existence de dispositifs obligatoires et un attrait pour la participation encore faible dans la population.
Cette dynamique produit des dispositifs inégalement appropriés par les habitants et aux résultats limités : si certains, comme les aller-vers, atteignent des publics traditionnellement éloignés, la participation reste souvent consultative et, en se diversifiant et en s’institutionnalisant, elle peut perdre en clarté et en impact.
Depuis l’élection de 2020, la municipalité a surtout cherché à diffuser la culture de la participation citoyenne. En interne, elle forme les agents et les aide à intégrer des démarches participatives aux projets. En externe, elle multiplie les dispositifs et événements à destination du public, comme le Festival des Possibles. Cet événement, pionnier en France, a réuni 1 000 participants en 2024, sensibilisant le public à la démocratie participative dans une ambiance festive, avec stands, ateliers et jeux.
Bien que l’impact concret des dispositifs participatifs sur l’action publique reste encore à évaluer, la municipalité cherche à assurer leur pérennité en les inscrivant durablement dans les pratiques locales, comme en témoignent les ateliers de quartier, portés par les habitants. Reste à savoir si ces dispositifs cherchent vraiment à changer les façons de gouverner, ou s’ils servent surtout à renforcer la légitimité des institutions sans en remettre en cause leur fonctionnement.
Bibliographie
- Anquetin, V. et Cuny, C. 2016. « La « parole des habitants » sous contrôle ? Compétition politique et participation citoyenne à Besançon et à Strasbourg », Métropoles, n° 19, DOI : https://journals.openedition.org/metropoles/5358.
- Bacqué, M.-H. et Demoulin, J. 2019. « Les conseils citoyens, beaucoup de bruit pour rien ? », Participations, n° 24, p. 5-25.
- Bayer, P. 2024. Comment faire participer les habitants ? Étude de terrain sur la participation citoyenne à Strasbourg, mémoire de master 2, sous la direction d’Anaïs Collet, Université de Strasbourg.
- Blondiaux, L. 2001. « Démocratie locale et participation citoyenne : la promesse et le piège », Mouvements, n° 18, p. 44-51.
- Blondiaux, L. 2007. « La démocratie participative, sous conditions et malgré tout. Un plaidoyer paradoxal en faveur de l’innovation démocratique », Mouvements, n° 50, p. 118-129.
- Carrel, M. 2013. Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, Lyon : ENS Éditions
- Carrel, M. et Talpin, J. 2012. « Cachez ce politique que je ne saurais voir ! Ethnographie des conseils de quartier roubaisiens », Participations, vol. 3, n° 4, p. 179-206.
- Daquin, A., Huet, M., Lebian, J., Martinais, E. et Martinez, C. 2019. « Des conseils citoyens inadaptés à la participation des jeunes ? Retour sur trois expérimentations dans des quartiers populaires de la périphérie lyonnaise », Participations, n° 24, p. 83-109.
- Gourgues, G., Lebrou, V. et Sainty, J. 2020. « L’essor des listes participatives. Autour de la campagne des élections municipales 2020 », La Vie des idées.