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Essais

Programmer le jeu dans l’espace public ?

Alors que la « ville ludique » monte en puissance, les travaux de Roger Caillois et de Marc Breviglieri permettent de questionner le caractère paradoxal de la programmation du jeu dans les espaces publics, qui devrait induire une marge de manœuvre et d’improvisation des usagers.

Au cours des dernières décennies, la thématique du jeu a été intégrée de manière affirmée dans les aménagements d’espaces publics des villes occidentales. La mise en scène de pratiques ludiques par les aménageurs pose la question de la marge de manœuvre qu’une planification du jeu peut réellement offrir aux futurs usagers d’un lieu. Un certain nombre de dispositifs ludiques apparus récemment dans nos paysages urbains méritent, à ce titre, d’être examinés de manière détaillée. Pour mener cette critique, nous emprunterons quelques caractéristiques du principe de « ville garantie » énoncé – et dénoncé – par le sociologue Marc Breviglieri (2013). De manière dialectique, nous nous appuierons sur un ouvrage fondamental de la recherche sur le jeu, Les Jeux et les Hommes (Caillois 1967), pour en explorer certains traits fondamentaux, comme la latitude, le risque et le désordre.

Lorsque la ville ordinaire devient terrain de jeu

On constate chez les concepteurs d’espaces publics, qu’ils soient architectes, paysagistes ou artistes, une tendance croissante à adapter les aménagements à des pratiques urbaines plus oisives. Concrètement, cet intérêt se traduit par la prolifération de nouveaux types d’espaces explicitement destinés aux jeux et aux sports urbains. Mais l’intégration d’un caractère ludique s’illustre également dans des lieux plus ordinaires de la ville, par le recours à des artefacts. Par artefacts, nous entendons tous les dispositifs – mobilier, fontaines, sculptures, traitements de sols – qui encouragent, et de fait cautionnent, des attitudes hédonistes et ludiques qui, jusqu’il y a peu, auraient pu être considérées comme marginales, provocantes ou irrespectueuses, comme l’escalade, les glissades, les dégringolades et les baignades, ou encore le fait de se prélasser (Crunelle 2013). Ainsi, le terme de « ville ludique » désigne selon nous le phénomène de transformation de la ville en grand terrain de jeu.

En nous appuyant sur un travail de thèse en cours [1], nous proposons une catégorisation des artefacts les plus courants favorisant des comportements ludiques, apparus récemment dans nos villes, selon quatre familles : jeux aquatiques, mobilier interactif, sculptures engageantes et topographies artificielles (cf. figure 1).

Figure 1. Catégorisation de dispositifs ludiques récents selon quatre familles
© Sonia Curnier.

Au premier abord, tous ces dispositifs pourraient être considérés comme des aménagements ludiques. En effet, en reprenant la définition générale de Roger Caillois (1967), les artefacts identifiés suggèrent des pratiques qui s’apparentent a priori au jeu, dans le sens où ils permettent l’évasion et procurent du plaisir. L’auteur décrit également le jeu comme une activité libre à laquelle personne n’est obligé de participer ; en ce sens, les dispositifs examinés peuvent également être considérés comme ludiques. Pourtant, un examen approfondi de ces mêmes artefacts au prisme de la « ville garantie » (Breviglieri 2013) révèle qu’ils n’offrent en réalité pas tous les mêmes opportunités de jeu.

Ville ludique vs ville garantie

Intrigué par la forme sous laquelle tendent à se présenter les métropoles européennes depuis quelques années, Marc Brevigilieri (2013) a avancé la critique d’un principe qu’il intitule « ville garantie ». Ce terme se réfère à une tendance de planification qui consiste à déterminer une utilisation normale et prévisible de l’espace urbain en annihilant tout flou d’usage et toute possibilité d’expérimentation. Ce principe a notamment comme caractéristique d’encourager l’empowerment du citadin, terme que Marc Breviglieri utilise pour désigner le sentiment d’autonomie que produisent certaines stratégies récentes de planification urbaine. Cette notion peut s’appliquer aux aménagements ludiques qui encouragent l’autonomie individuelle, dans le sens où ils constituent des prises permettant à l’usager d’interagir avec son environnement spatial, lui procurant ainsi une sensation de liberté et de pouvoir. Marc Breviglieri (2013) considère cependant cette notion d’empowerment néfaste lorsqu’elle ne constitue qu’un leurre et que le sentiment d’autonomie produit correspond en réalité à un pouvoir inexistant. Cette mise en garde initiale nous amène à questionner certaines formes d’aménagements ludiques. Nous retiendrons spécifiquement deux particularités de la « ville garantie » qui guideront notre analyse de dispositifs : la disparition d’une équivocité d’usage et d’appropriation des espaces urbains et la volonté de maîtriser l’imprévisible.

Dispositifs univoques et maîtrisés ou l’absence de latitude et d’incertitude

L’individu qui s’engage dans une interaction avec un dispositif ludique se sent habité d’un sentiment de maîtrise de son environnement spatial. Dans l’exemple de mobilier interactif illustré plus haut (figure 1), le passant se voit tout à coup donner le pouvoir d’éclairer une place publique en activant de gigantesques lampadaires articulés. Bien que produisant une sensation de liberté, voire d’évasion, ce type de dispositif n’offre en réalité qu’une expérience limitée et légitimée de la ville. Les attitudes ludiques sont canalisées et toute dimension créative en est étouffée. Or, à ce propos, Roger Caillois nous rend attentifs au fait que, pour être réjouissante, toute forme ludique nécessite une certaine marge de manœuvre. En d’autres termes, le besoin d’inventer, d’improviser et de créer est inhérent au caractère du jeu.

À l’inverse du mobilier interactif, d’autres dispositifs plus équivoques, comme les sculptures engageantes, possèdent un potentiel créatif élevé. Ils offrent différentes opportunités de jeu aux côtés d’usages plus fonctionnels d’assise ou de podium, comme en témoigne l’intervention de Daniel Buren dans la cour du Palais-Royal. Terrain de foot, parcours d’obstacle à trottinette, socle de statue, support d’escalade sont autant de réinterprétations imaginatives que les visiteurs de cette installation en ont fait (figure 2). Ces appropriations correspondent à des instincts aussi divers que la poursuite de la compétition, du vertige et du simulacre, qui sont trois des catégories de formes de jeux identifiées par Roger Caillois (1967) [2].

Figure 2. Diversité des appropriations et réinterprétations créatives de l’intervention artistique « Les Deux Plateaux » de Daniel Buren, cour d’honneur du Palais-Royal, Paris.
© Sonia Curnier.

Cet angle critique révèle que certaines formes d’aménagements offrent un plus grand degré de liberté et une plus grande variété d’opportunités de jeux que d’autres. Cette marge de manœuvre accordée par l’équivocité de certains dispositifs correspond à ce que Marc Breviglieri théorise comme « potentialité » et que Roger Caillois nomme « latitude ». Comme ce dernier le relève, la notion de latitude est, par ailleurs, ancrée dans la polysémie du terme « jeu » dans l’expression « avoir du jeu » telle qu’elle est utilisée pour parler d’un mécanisme [3]. Mais ce jeu ne doit pas être excessif, auquel cas le fonctionnement mécanique risque de se briser.

Ce facteur de risque est d’ailleurs au centre de la seconde caractéristique du concept de « ville garantie ». Selon ce principe d’urbanisation, tout devrait être anticipé, calculé et normalisé en vue d’atteindre des objectifs précis et certifiés, mais surtout afin d’évacuer toute incertitude qui préfigure automatiquement des idées de trouble et d’insécurité. Or l’incertitude est justement un autre trait fondamental du jeu (Caillois 1967) [4].

La transposition de ce facteur à l’analyse de la ville ludique peut faire craindre que les dispositifs mis en place ces dernières années excluent toute une série de formes « rebelles » de jeux qui présupposent une idée d’emportement et de danger. Ces attitudes dérangeantes tendent à être proscrites de la planification et de l’aménagement de nos villes. Or, comment rendre la ville ludique sans inclure les dimensions de risque et de désordre inhérentes au jeu ? Dans les faits, il faut admettre qu’il est difficile, si ce n’est inconcevable, de les intégrer à la conception des espaces publics.

Cela dépend toutefois de la définition que l’on donne du risque. Si l’exposition au danger de se blesser est en effet un risque que les responsables publics se doivent de réduire, la prise de risque peut aussi être comprise comme l’exposition à un échec sans conséquences. Dans son ouvrage Ludic City, Quentin Stevens évoque l’exemple du risque de traverser une fontaine sans se faire mouiller par un de ses jets d’eau imprévisibles (Stevens 2007). Quant à la question du désordre, les jeux aquatiques cautionnent également une certaine forme de tumulte et d’improvisation, bien qu’il faille admettre qu’elle se présente sous forme contrôlée et délimitée. D’autres dispositifs comme les topographies artificielles produisent également des terrains de jeux qui inspirent des pratiques inattendues et risquées, dont seuls les usagers pourraient être tenus pour responsables (figure 3).

Figure 3. Tumulte autour de jeux aquatiques et pratiques risquées de topographies artificielles.
© Sonia Curnier.

Encourager la créativité, accepter le risque et le désordre

Cette brève analyse des quatre familles d’artefacts ludiques sous l’angle critique de la « ville garantie » traduit la difficulté de programmer des usages ludiques diversifiés. Comme nous avons pu le constater, certains environnements urbains, par leurs dispositifs d’aménagement, offrent toutefois plus d’opportunités de jeu que d’autres. Le mobilier interactif se distingue effectivement des autres familles de dispositifs, dans le sens où il n’offre aucun degré de latitude et d’incertitude quant à son appropriation. De prime abord, l’usage non-conventionnel de l’espace public qu’il suggère donne l’illusion qu’il puisse être ludique. En réalité, l’étendue de jeu qu’il offre est tout à fait limitée, car son utilisation est à la fois programmée et attendue. Par leur côté prescriptif, les stratégies d’aménagement qui font appel à ce type de dispositifs se différencient de projets qui transforment une portion de territoire urbain ordinaire en terrain de jeu à travers la sculpture, l’altération du profil de sol ou la mobilisation d’éléments sensibles comme l’eau.

Ces derniers témoignent d’une attitude différente de leurs concepteurs à l’égard de la thématique du jeu, ceux-ci s’efforçant de susciter des comportements ludiques, sans pour autant prescrire des usages spécifiques. Ainsi laissent-ils de la place au désordre, au risque et surtout à la créativité inattendue du citadin ; autrement dit, ils configurent un certain potentiel d’appropriation et de détournement. Du reste, le divertissement au sens premier du terme ne désigne-t-il pas précisément l’action de détourner un élément de sa fonction première ?

Bibliographie

  • Breviglieri, Marc. 2013. « Une brèche critique dans la “ville garantie” ? Espaces intercalaires et architectures d’usage » in Cogato Lanza, E., Pattaroni, L., Piraud, M. et Tirone, B. (dir.), De la différence urbaine. Le quartier des Grottes / Genève, Genève : MētisPresses, p. 213‑236.
  • Caillois, Roger. 1967 (1re éd. 1958). Les Jeux et les Hommes, Paris : Gallimard.
  • Crunelle, Marc. 2013. « La ville à pratiquer », in Thibaud, J.‑P. et Duarte, C. R. (éd.), Ambiances urbaines en partage, pour une écologie sociale de la ville sensible, Genève : MētisPresses, p. 101‑108.
  • Stevens, Quentin. 2007. The Ludic City : Exploring the Potential of Public Spaces, Londres : Routledge.

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Pour citer cet article :

Sonia Curnier, « Programmer le jeu dans l’espace public ? », Métropolitiques, 10 novembre 2014. URL : https://metropolitiques.eu/Programmer-le-jeu-dans-l-espace.html

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