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Débats

Poétique du paysage urbain

L’idéal de la « ville nature » caractérise de nombreux projets urbains. Émeline Bailly montre que le déploiement d’espaces paysagers en ville est susceptible de transformer non seulement l’image urbaine, mais aussi la relation des hommes à leur environnement, notamment dans leur rapport imaginaire et idéel au lieu.


Dossier : Nature(s) en ville

La mise en paysage, nouvelle fabrique urbaine ?

L’intérêt actuel pour « le paysage » est manifeste dans les projets urbains à l’œuvre en France comme aux États-Unis (Bailly 2000). En effet, les paysagistes deviennent les maîtres d’œuvre de grandes opérations d’urbanisme, tel Alexandre Chemetoff à l’île de Nantes. Or, selon le Littré, le paysage est étymologiquement lié au pays (espace géographique et politique), défini comme l’étendue terrestre appréhendable par l’homme (représentation in visu du milieu) et la représentation picturale/littéraire du monde (interprétation poétique de l’univers). La notion est plus encore reliée à sa dimension culturelle et vécue et à celle de projet (qualité, aménagement, gestion, protection paysagère) dans la convention européenne du paysage. Il est donc tout autant l’expression d’une réalité politique, géographique, sociale et urbaine que des perceptions et expériences sensibles d’un environnement.

Pour autant, le paysage est souvent réduit à sa dimension naturelle. Dans les projets urbains, il est censé améliorer le cadre de vie, notamment par la recherche d’une réconciliation des hommes à leur environnement naturel, mais aussi l’essor d’espaces de nature censés générer d’autres sociabilités urbaines. Trames vertes, parcs en réseau, coulées vertes, ou autres waterfronts et green open spaces permettraient de mailler, embellir, améliorer l’image « durable » des territoires… La notion de paysage tend même à se substituer à celle d’espace paysagé dans le vocabulaire des aménageurs. Ces espaces naturels proposeraient une sociabilité diffuse, promouvant l’entre-soi en remplacement des espaces publics liés à une sphère politique qui ne serait plus à même de faire citoyenneté (Delbaere 2011). Or, le paysage ne saurait être résumé à des espaces de nature paysagers. Souvent surdimensionnés (grands parcs, esplanades minérales ponctuellement végétalisées, trames vertes, etc.), ils semblent avant tout conçus comme des espaces d’agréments ou de biodiversité. Les manières dont ils vont être appropriés, devenir support d’identité et d’urbanité pour ceux qui y vivent ou les fréquentent ne sont pas interrogées.

Paris : projet des Halles © Ville de Paris
New York : reconquête du waterfront de l’East River © NYC Dept. of City Planning

Cette ambition de mise en paysage semble aussi s’ériger contre l’uniformisation urbaine et la standardisation de l’imaginaire dénoncée, entre autres, par Serge Latouche (2000). Autrement dit, elle permettrait de revenir à une pluralité de mondes, d’univers, d’imaginaires urbains. Pour autant, on peut douter de sa capacité à produire des représentations et expériences urbaines différenciées. Bien au contraire, cette reconquête urbaine par le paysage semble avant tout viser la transformation de l’image urbaine et non de la relation des hommes aux lieux.

Image et paysage, nouveau mode d’embellissement urbain ?

De fait, ce qui fonde du point de vue des politiques publiques cette image renouvelée de la ville et de son paysage est des plus flous. Les discours ne suffisent pas à masquer les enjeux de marketing urbain que représente la pratique paysagère, réduite à la notion d’image ou même à des objectifs de gentrification, notamment par l’attrait d’une vie urbaine considérée comme plus écologique par certains habitants.

Les mises en décor, scénographies urbaines ou autres projets de streetscape (paysage de rue) s’étendent en vue de changer l’image des lieux. Par exemple, les rues « traditionnelles » fleurissent avec leurs petites boutiques préfabriquées, aux façades distinctes, ornementées d’enseignes à l’ancienne, ponctuées de placettes arborées, telles la 125e rue et l’East River à New York, ou encore les rues de Bercy Village à Paris. Comme l’énonce Christine Boyer (1992), la ville devient fiction et simulation, un « tableau vivant », un monde du spectacle, qui fait le lien entre le passé, un présent et un futur idéalisé.

Paris : Bercy Village en 2010
© Ville de Paris
Streetscape guidelines : références pour la qualification de la 125e rue à Harlem, 2007
© NYC Dept. of City Planning

Si la profession de paysagiste ou de landscape designer est comme une pratique susceptible d’« artialiser » le monde (Roger 1997), elle est souvent limitée aux référents culturels ou esthétiques du « beau paysage », de la « belle ville » des professionnels. Ces codes de beauté varient selon les époques, passant du paysage « classique » maîtrisé par l’homme, tel la « campagne riante », aux visions nostalgiques d’une nature « pittoresque » ou encore aux représentations du « sublime » magnifiant le rapport humain face aux forces de la nature (Corbin 2001). À présent, les projets urbains prônent une nature libre et spontanée, en partie maîtrisée par la puissance publique au moyen d’un savant mélange d’essences plantées et vivaces, de gestion différenciée, etc. L’essor de l’écologie, combinant plantes sauvages et végétaux importés au nom de la biodiversité, alliance de laissez-faire et d’entretien jardinier, ou encore composition d’une vue à l’interface de la nature et de l’urbain, en sont des illustrations. Le paysagisme actuel traduit bien une vision politique d’une conception de « liberté maîtrisée », où les hommes comme les espaces urbains seraient susceptibles d’évoluer dans ce nouveau décor censé être attrayant tout en restant sous le contrôle de la puissance publique. On est loin de ce qui fonde la notion de paysage dans sa complexité perçue, vécue, éprouvée, imaginée par chacun.

Le paysage comme projection de soi

Le paysage est aussi produit par les hommes à travers un ensemble de représentations subjectives et imaginaires, de petites transformations spatiales liées à des fleurissements, éclairages, mobiliers urbains, mise en scène de la façade de sa demeure... Ces sensibilités ordinaires se traduisent aussi par des formes d’investissements spontanés de lieux de nature, tels les plages, les montagnes, ou encore les terrains vagues. Comme le rappelle Nathalie Blanc (2012), les représentations des bénéfices du végétal sont surévaluées par les habitants par rapport aux avantages physiques (en particulier de santé) qu’en démontrent les connaissances scientifiques. Les artistes eux-mêmes transforment des espaces libres pour offrir d’autres expériences urbaines (usines, friches, etc.). Des collectifs pluridisciplinaires de paysagistes, architectes, artistes inventent même des conceptions participatives d’espaces paysagers, tels Rebar à San Francisco, Coloco ou l’Atelier d’Architecture autogérée en France. En partant du principe que les habitants peuvent être porteurs de nouveaux usages, ils mettent en scène de nouveaux modes d’appropriation urbaine tout en tentant d’introduire une dimension poétique à la fabrication des villes. Ainsi, les ateliers utopiques développés par le Bruit du frigo permettent de prendre en compte les imaginaires habitant dans la conception des lieux. Souvent réduites aux espaces collectifs ou de nature, des démarches à une échelle urbaine et paysagère restent à inventer.

Rebar Group : aménagement avec des sacs végétalisés
© Rebar Group

Le paysage résulte ainsi autant des politiques et pratiques urbaines et paysagères que des interprétations culturelles ou subjectives des usagers, qu’elles soient individuelles ou collectives, leurs significations variant selon les individus, groupes humains ou sociétés (Bailly 2012). Il est autant réel que représenté, composé in situ, que perçu, in visu. Il peut être considéré comme un langage partagé pour le lecteur/récepteur/concepteur à l’articulation des visions du réel et de l’idéel, de représentations politiques, culturelles, subjectives et imaginaires. Autrement dit, le paysage résulte de l’interface de la relation des hommes à leur environnement et inversement des lieux aux sociétés humaines. Il offre une occasion d’une projection de soi dans le monde.

Imaginer les paysages pour éprouver le monde ?

L’hypothèse est que la composition des paysages par les multiples lecteurs/récepteurs/ concepteurs serait à même de renouveler l’accueillance des lieux, dans la mesure où elle permet de concilier l’espace aménagé avec ceux perçus, vécus, imaginés, de traduire le sens des relations des hommes aux lieux. Si les projets urbains étaient susceptibles de créer les mots, le vocabulaire d’un environnement porteur de significations et d’imaginaires, il serait possible pour tout un chacun de concevoir son propre paysage, de l’enrichir en continu. Chacun pourrait y puiser son identité et son sentiment d’appartenance au monde, à une société, un groupe humain, un lieu. C’est seulement dans cette complexité d’interprétations et de compositions individuelles et collectives qu’un espace pourrait être investi de sens, habité, projeté et imaginé.

En ce sens, la transformation de la seule image physique d’un espace urbain ne peut suffire à en charger le sens, les visions imaginaires ou mythiques. Ce serait donc les formes de langages poétiques du paysage en ville qu’il s’agirait d’inventer pour créer d’autres relations humaines à l’étendue terrestre, plus poétiques et métaphysiques. Merleau-Ponty (1945) soulignait déjà l’existence d’une forme de porosité de soi au monde, par l’expérience qui ouvre aux données sensibles, au langage des lieux. Ainsi, le marcheur pourrait faire apparaître le paysage entre soi et le monde, en faire une vie subjective à la lisière du réel.

L’espace est humanisé et poétisé par les pratiques et projections imaginaires qu’en font les hommes. Les usages chargeraient la ville de symboles et mythes créateurs qui, à leur tour, seraient autant d’images poétiques en mesure d’exprimer, selon Bachelard (1957), les valeurs humaines, les profondeurs de l’âme et du cosmos infini. Celles-ci rendent possible « une autre spatialité poétique et mythique » (de Certeau 1990). Autrement dit, ce langage paysager implique d’abord une reconnaissance de la singularité des lieux et des hommes qui y vivent, loin des grands schèmes théoriques déclinables sur tout type de territoire. Plus encore, il appelle des approches artistiques à même de symboliser le sens des espaces à l’instar des peintres ou écrivains de la Renaissance qui ont permis de regarder la nature, le paysage, dans sa dimension poétique et métaphysique. Enfin, les théories et projets tentant de comprendre ce qui dans le paysage fait signes, repères, émotion, imaginaire, rencontre d’autrui ou solitude à soi-même, restent à approfondir. Kevin Lynch (1998) a déjà identifié des éléments de ce langage urbain en s’intéressant aux formes susceptibles de générer l’habitabilité d’un milieu, de s’approprier et se repérer dans l’espace. Penser le paysage urbain renouvellerait alors la conception urbaine en tant que possibilité d’imaginer et d’éprouver le monde.

Bibliographie

  • Bachelard, G. 1957. La Poétique de l’espace, Paris : Presses universitaires de France.
  • Bailly, É. (dir.). 2012. L’Enjeu du paysage commun, rapport intermédiaire du programme de recherche Paysage et développement durable du ministère de l’Écologie, du développement durable, des transports et du logement (MEDDTL) – Commissariat général au développement durable (CGDD), Paris : Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB).
  • Berque, A. 1996. Être humain sur la terre, Paris : Gallimard.
  • Besse, J.‑M. 2000. Le Goût du monde : exercices de paysage, Arles : Actes Sud ; École nationale supérieure de paysage Versailles-Marseille (ENSP) – Centre du paysage.
  • Blanc, N. 2012. Les Nouvelles Esthétiques urbaines, Paris : Armand Colin.
  • Corbin, A. 2001. L’Homme dans le paysage, Paris : Textuel.
  • Certeau, M. de. 1990. L’Invention du quotidien, Paris : Gallimard – Folio.
  • Delbaere, D. 2011. La Fabrique de l’espace public. Ville, paysage et démocratie, Paris : Ellipses.
  • Latouche, S. 2000. La Planète uniforme, Paris : Climat.
  • Lynch, K. 1998. L’Image de la cité, Paris : Dunod.
  • Merleau-Ponty, M. 1945. Phénoménologie de la perception, Paris : Gallimard.
  • Roger, A. 1997. Court Traité du paysage, Paris : Gallimard.

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Pour citer cet article :

Émeline Bailly, « Poétique du paysage urbain », Métropolitiques, 13 février 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Poetique-du-paysage-urbain.html

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