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La « réhabilitation en douceur » à Berlin : une place pour tous ?

Dans le cadre de la « rénovation en douceur » pratiquée en Allemagne, la participation des habitants aux projets de rénovation des espaces publics de leur quartier est présentée comme un moyen de garantir le maintien sur place des catégories populaires. L’aménagement de la place centrale du quartier du Prenzlauer Berg à Berlin remet en question ce postulat.


Dossier : Espaces publics urbains et concertation

La participation aux projets d’aménagement d’espaces publics peut-elle constituer un moyen de freiner la gentrification ? Helmholtzplatz est une place située au cœur d’un quartier de Berlin en pleine transformation urbaine et sociale qui voit les habitants des classes populaires céder la place à des arrivants plus fortunés. Or, il y a dix ans, un atelier participatif avait été organisé dans le cadre de la politique de réhabilitation du quartier, afin d’aménager cet espace public comme un « espace pour tous ». Cette stratégie devait permettre aux résidents de mieux s’organiser pour résister aux pressions spéculatives. Les résultats sont controversés.

La tradition participative dans les quartiers anciens de Berlin

Dans la capitale allemande, la participation est prônée de longue date comme alternative à la restructuration lourde des quartiers. Dès les années 1970, dans le quartier ancien de Kreuzberg à Berlin-Ouest, des mouvements sociaux urbains se sont levés contre l’« assainissement à coups de rasoir » (Kahlschlagsanierung). En réaction, au début des années 1980, le parlement berlinois a adopté les principes de la « rénovation en douceur » : « planifiée et mise en œuvre avec les habitants et les acteurs de l’activité économique sur place, elle vise à sauvegarder le tissu urbain existant »1. Un organisme public est alors chargé d’organiser une « exposition internationale d’architecture » (Internationale Bauausstellung ou IBA) sur le thème de la préservation des quartiers. Celui-ci se transforme plus tard en une entreprise privée appelée « Stern » (Gesellschaft der behutsamen Stadterneuerung) chargée d’appliquer les principes de rénovation en douceur.

Les pratiques développées dans l’IBA par Stern sont significatives de la culture participative berlinoise. Celle-ci défend le « démêlage » (Bernard 2004, p. 180), c’est-à-dire la concertation en amont du projet. Il s’agit de reconnaître et de régler les conflits avant de lancer la procédure. Dans les années 2000, avec la mise en place du programme « Ville sociale » (Soziale Stadt), équivalent de la politique de la ville en France, des expérimentations comme les jurys citoyens berlinois et le tirage au sort sont également testées (Röcke et Sintomer 2005). La participation s’institutionnalise au niveau législatif : dans les zones de réhabilitation, le Code de l’urbanisme allemand prévoit la création de comités de quartier réunissant les personnes concernées par la réhabilitation, c’est-à-dire les locataires et les propriétaires, mais aussi les industriels, commerçants et employés du quartier. Ces principes de « rénovation en douceur » et de participation sont réaffirmés lors des profondes mutations de la ville qui suivent la réunification. L’ouverture à l’Est et le déménagement du gouvernement de Bonn à Berlin entraînent de rapides et lourdes transformations dans la nouvelle capitale.

Située dans l’ancienne partie est, Prenzlauer Berg est, au milieu des années 1990, la plus grande zone de réhabilitation d’Europe. Elle est aussi emblématique des débats sur la gentrification. En effet, depuis la chute du Mur, sa population se renouvelle avec l’arrivée de personnes plus jeunes, au niveau d’éducation et aux revenus plus élevés (Vittu 2005). Les raisons pour lesquelles les anciens habitants ont quitté le quartier, volontairement ou sous la contrainte, dépendent des situations et des interprétations : pression de la revalorisation pour les uns (Bernt 1998) et recherche d’un meilleur cadre de vie pour les autres (Topos 1999). Toujours est-il que la pression immobilière et les processus d’éviction ont donné lieu à de vifs débats politiques sur la capacité de la puissance publique à maîtriser ces transformations. Les opposants dénoncent l’impact social négatif comme effet secondaire de la revalorisation architecturale et urbaine.

Helmholtzplatz avant la réhabilitation (1993)
© Administration du Sénat de Berlin pour le développement urbain et la protection de l’environnement

Les actions participatives du réaménagement de Helmholtzplatz

Prenzlauer Berg se situe entre deux grands parcs du nord de Berlin. Cette localisation est stratégique au sein du projet de « Périphérique vert » porté par le Sénat de Berlin. Dans la partie nord du quartier, Helmholtzplatz est l’un des rares espaces non construits de ce quartier dense, où elle se démarque par sa grande superficie et le nombre de commerces qui la bordent. Ces caractéristiques expliquent le statut privilégié qui lui a été conféré dans le programme de réhabilitation du quartier. Avant la construction du Mur, elle servait déjà de lieu de rencontres et de promenade. Dans les années 1990, la place comme son environnement bâti sont particulièrement dégradés, car le gouvernement de la RDA ne s’était que peu intéressé aux quartiers anciens. Des consommateurs d’alcool, ainsi que des trafiquants de drogue, occupent la place.

La participation est alors défendue par différents acteurs comme un moyen d’atténuer les effets pervers de la gentrification. Ainsi, Stern, mandatée pour animer les mesures à Prenzlauer Berg, applique les principes de la « rénovation en douceur » qui accompagnaient déjà son intervention à Kreuzberg. Mais des conflits vont survenir et faire se dresser deux camps : d’un côté, les pouvoirs publics et Stern, et de l’autre, les associations de locataires et le comité de quartier, ce dernier s’étant constitué dans le cadre légal de la réhabilitation. Celui-ci crée un mouvement d’opposition appelé « Nous restons tous ».

Le point de départ de ce réaménagement peut être placé en 1992, au moment où un concours paysager est lancé pour l’aménagement d’Helmholtzplatz, dans le cadre de la candidature de Berlin aux Jeux olympiques de 2000. Un an plus tard, quand le quartier est classé zone de réhabilitation par le Sénat de la ville, le projet gagnant est soumis au vote consultatif du comité de quartier, qui le rejette car il est « trop anguleux, trop coûteux et ne correspond pas à l’attente des habitants ». Wappler et Brenn, deux architectes membres du comité, envisagent alors une solution moins coûteuse, partant de l’existant sans transformer radicalement la place. Créé dans le cadre législatif, le comité de quartier est, de fait, l’interlocuteur privilégié de l’administration locale et des acteurs institutionnels comme Stern. Cependant, son rôle va bien au-delà de celui que lui attribue la loi. Ainsi, il organise des activités comme des actions de nettoyage et des événements festifs pour mobiliser les habitants. Il mène aussi des projets à plus long terme comme un chantier mobilisant des écoles du quartier. En 1996, Stern commande au comité une étude de programmation pour l’ancien transformateur électrique situé sur la place. Les usages possibles du bâtiment sont listés à partir d’une enquête auprès des associations, des administrations et des crèches du quartier, et un modèle de portage associatif est proposé. Il sera transformé en Trafo-Haus, un café pour enfants.

L’ancien transformateur électrique réhabilité en café pour enfants
© É. Vittu, 2004

À partir de 1999, l’entreprise Stern est également chargée du Quartiersmanagement (management de quartier) installé à Helmholtzplatz dans le cadre du programme Ville sociale. Elle organise une concertation afin de définir avec les habitants les conditions de l’aménagement de la place. Une journée-atelier a lieu sur le site et la mobilisation est forte : les familles s’engagent pour y voir jouer leurs enfants, les jeunes pour s’y détendre. Les participants définissent un principe directeur pour l’aménagement, dont le slogan est « Une place pour tous ». La place doit répondre aux besoins de tous en offrant un espace à chaque type d’usager. Les alcooliques qui occupaient jusqu’alors la place ont aussi leur mot à dire. Quant aux trafiquants de drogue, ils ont disparu dès le début des mobilisations. Suite à cette journée, un groupe de travail réunit une multitude d’acteurs en vue de faire participer les représentants des différents usagers de la place et les institutionnels décideurs. Il compte des habitants, des membres du comité, des employés de la mairie, des paysagistes, le manager de quartier, un représentant des alcooliques, la police et un travailleur social spécialisé dans les problèmes de drogue. Lors des réunions mensuelles, deux enjeux se dégagent : « l’intégration par l’offre » et le « soutien à l’auto-assistance ». Des locaux financés par le programme Ville sociale sont ouverts pour des publics cibles : alcooliques, drogués, adolescents, mères célibataires.

Les toilettes de la place transformés en local pour jeunes
© É. Vittu, 2004

La gentrification et l’espace public

Contrairement au credo de la « rénovation en douceur », la participation ne semble cependant pas avoir suffi à freiner la gentrification. Au fur et à mesure du processus, les participants à la concertation se sont uniformisés, défendant avec succès les intérêts d’un aménagement en faveur des familles et des jeunes enfants. À la fin des années 1990, il ne s’agissait pas encore de nouveaux venus mais de ménages habitant de longue date le quartier, avec des ressources économiques moyennes mais un capital social et culturel élevé. Ces habitants ont saisi l’opportunité d’améliorer leur qualité de vie en participant à la vie publique locale. L’objectif d’impliquer tous les habitants (« Une place pour tous ») a donc été atteint. Puis, comme une enquête a pu le montrer en 20042, la population a graduellement changé et les nouveaux arrivants, plus fortunés, se sont moins impliqués. Les équipements sociaux mis en place quelques années auparavant ont perdu leurs publics. Aujourd’hui, le café pour les enfants, le parc de jeux pour petits, les tables de ping-pong et le terrain de basket sont très appréciés, tandis que les alcooliques et les groupes marginaux ont quasiment disparu de la place. Le quartier Helmholtzplatz avait été sélectionné par le programme Ville sociale en raison d’un taux de chômage élevé. En 2006, sa situation sociale n’imposait plus de mesures particulières et le programme s’est arrêté. En effet, la composition résidentielle de Prenzlauer Berg s’était entre-temps profondément transformée, avec des opérations immobilières d’accession à la propriété, dans une ville à tradition locataire.

Helmholtzplatz après la réhabilitation
© É. Vittu, 2004

Les protagonistes des programmes publics, c’est-à-dire la puissance publique qui les met en place et l’entreprise Stern qui les applique, affirment que l’aide publique contribue à la stabilisation de la population. Les opposants – dont le comité de quartier et les associations de locataires – estiment, quant à eux, que celle-ci a accéléré le remplacement des classes populaires par des populations plus riches. La transformation des espaces publics du quartier de Prenzlauer Berg, en premier lieu à Helmholtzplatz, tendrait à leur donner raison : leur fréquentation et les activités qui y sont pratiquées ont changé au gré de la montée en gamme des commerces et de l’embourgeoisement généralisé du quartier. Le quartier continue à se valoriser, attirant une population « créative » et s’affirmant comme le mythique « Prenzlberg », un terme à la mode désignant à lui seul la mutation de Berlin qui, en quelques années, est passée du statut de ville isolée à celui d’une capitale européenne jeune, attractive et encore relativement bon marché.

Bibliographie

  • Bernt, Matthias. 1998. Stadterneuerung unter Aufwertungsdruck, Berlin : Pro-Universitate-Verlag.
  • Bernard, Hélène. 2004. Participation des habitants à Berlin. 23 entretiens, Paris : PUCA.
  • Bacqué, Marie-Hélène et Sintomer, Yves. 1999. « L’espace public dans les quartiers populaires d’habitat social », in Neveu (dir.), Espace public et engagement politique. Enjeux et logiques de la citoyenneté locale. Paris : L’Harmattan, p. 115-149.
  • Krätke, Stefan. 2012. « The new urban growth ideology of creative cities », in Brenner et al. (dir), Cities for people, not for profit. Critical Urban Theory and the Right to the City, New York : Routledge.
  • Le Garrec, Sylvaine. 2005. Le renouvellement urbain, la genèse d’une notion fourre-tout, Paris : PUCA.
  • Röcke, Anja et Sintomer, Yves. 2005. « Les jurys citoyens berlinois et le tirage au sort : un nouveau modèle de démocratie participative ? », in Bacqué, Rey et Sintomer (dir.), Gestion de proximité et démocratie participative. Une perspective comparative, Paris : La Découverte, p. 139-160.
  • Steglich, Ulrike. 2004. « Die Wohnungen, die Menschen, der Markt. Stadtentwicklung in Prenzlauer Berg » in Roder et Tacke (dir.), Prenzlauer Berg. Im Wandel der Geschichte. Leben rund um den Helmholtzplatz, Berlin : be.bra verlag, p. 198-222.
  • Thiel, Joachim. 2011. « Hoffnungsträger Kreativität ? Ambivalenzen einer (Sozial)-Ökonomie der kreativen Stadt », in Hermann et al. (dir.), Die Besonderheit des Städtische, Entwicklungslinien der Stadt(soziologie), Wiesbaden : VS Verlag für Sozialwissenschaft, p. 105-124.
  • Vittu, Élodie. 2005. L’aménagement d’une place en zone de réhabilitation « Hemholtzplatz », une place pour tous ? Observation critique et bilan des positions sur la rénovation urbaine en douceur à Prenzlauer Berg, Berlin, mémoire de DESS, Institut français d’urbanisme, université Paris-8 Vincennes Saint-Denis.

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Pour citer cet article :

Élodie Vittu, « La « réhabilitation en douceur » à Berlin : une place pour tous ? », Métropolitiques, 19 septembre 2012. URL : https://metropolitiques.eu/La-rehabilitation-en-douceur-a.html

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