Au XIXe siècle, l’Empire ottoman est considéré par les grandes puissances occidentales comme l’homme malade de l’Europe. Tout au long du siècle, il subit de nombreuses pertes territoriales, en particulier dans les Balkans où de nouveaux États émergent, mais met en œuvre des réformes (les Tanzimat) dans les domaines administratif, social, politique et culturel (Hitzel 2014). La révolution jeune-turque du 23 juillet 1908, à l’esprit progressiste et séculariste, établit une monarchie constitutionnelle et instaure l’égalité entre les communautés. Ces tentatives de modernisation ne parviennent pas à éviter le démembrement de l’empire au début du XXe siècle (Hitzel 2014), sous la pression des puissances occidentales. Néanmoins, elles contribuent à la formation d’un nouvel ordre social et politique propice à une effervescence culturelle et artistique.
Le cinéma apparaît dans l’Empire ottoman dès la fin du XIXe siècle. C’est à Istanbul, alors capitale impériale, qu’est organisée une projection publique en décembre 1896 (Bozis et Bozis 2014), et le quartier de Péra devient l’un des hauts lieux du spectacle cinématographique dans le pays. Pourtant, des régions périphériques entrent alors en jeu également, à commencer par les provinces balkaniques (Leventopoulos 2024). Entre 1905 et 1913, les frères Manaki filment et documentent les événements majeurs de la vie politique, sociale et culturelle de cette région où ils apparaissent comme les pères fondateurs du cinéma (Stardelov 2014). Salonique – ou Thessalonique – devient le foyer du « spectacle cinématographique » naissant dans les Balkans (Duru 1932).
Alors qu’Istanbul a concentré jusqu’à présent l’attention des historiens du cinéma, cet article propose de décentrer le regard en décrivant l’essor rapide des salles et des projections cinématographiques à Salonique au tournant du XXe siècle. Il s’appuie sur une source inexploitée, la presse francophone locale. Plusieurs numéros du Journal de Salonique (JS) [1] sont les sources primaires de cet article, qui décrit le paysage du marché cinématographique dans cette ville où « le public prend goût aux spectacles [2] ». Comment une ville périphérique de l’Empire ottoman a pu devenir une centralité culturelle, même si c’est de manière relativement éphémère ?
Un contexte urbain favorable aux premières projections
À la fin du XIXe siècle, Salonique est une ville typiquement « ottomane » : de nombreuses ethnies et confessions s’y côtoient et y cohabitent (Anastassiadou 2016). Bastion des Jeunes Turcs et très ouverte sur l’Europe, tant du point de vue commercial que culturel, la ville apparaît comme un foyer de liberté dans l’empire (Toprak 2020). Théâtres, cinémas, dancings, associations culturelles, clubs et hôtels s’y multiplient (figure 1).

Édifié à l’occidentale au bord de la mer, l’Olympos Palace était à la fois hôtel, brasserie et pâtisserie. Il s’agit d’un lieu de spectacles et de distraction comme tous les hôtels modernes de l’époque.
Source : SALT Research – CC BY-NC-ND 4.0.
C’est dans ce contexte qu’a lieu la première projection, le 4 juillet 1897. Henri Delavallée, un peintre français ayant présenté les images des frères Lumière à Istanbul, dans la brasserie Sponeck à Péra, en 1896, fait de même à Salonique dans une salle du café-brasserie La Turquie [3]. Lors de cette première projection du cinématographe – défini comme une « photographie animée » et comme « la plus amusante trouvaille du siècle » –, le public salonicien découvre la fameuse danse serpentine de Loïe Fuller, des instantanés de la vie parisienne et Arrivée du Tzar à Paris (une scène historique, politique et d’actualité filmée par Pathé). Les premières séances payantes organisées à La Turquie sont accessibles aux spectateurs de tous âges [4]. Avec la multiplication des projections dans ces types d’établissements durant l’été 1897, l’aventure salonicienne du cinématographe ressemble beaucoup à celle de la capitale impériale avant la vague de l’ouverture des premières salles de cinéma (c’est-à-dire la sédentarisation de l’exploitation), dans les années 1908-1910.
Dans ce nouveau contexte culturel, les salles de théâtre commencent à offrir la programmation de films à un plus large public. Dès 1903, le théâtre Olympia semble précurseur dans cette activité nouvelle. La presse de l’année 1905 atteste l’organisation des spectacles cinématographiques dans ce lieu théâtral où « l’exhibition du cinématographe est le clou de la soirée [5] ». Dès 1905, Pathé cherchait un marché étranger pour fournir les cinématographes, appareils, films (vues animées) et catalogues aux Balkans, via Vienne (figure 2).

Source : JS, 13 novembre 1905, p. 3.
Une diversification rapide des modes d’exploitation cinématographique
À partir de 1906, les attractions cinématographiques se déploient dans un nombre croissant de lieux. Des projections régulières [6] sont organisées dans un jardin public aménagé par un entrepreneur grec, Constantin Roumpapas, du côté de la tour Blanche. Olympia installe « un cinématographe monstre [7] » qui propose un spectacle régulier d’environ une heure chaque soir. Ses attractions continuent à obtenir beaucoup de succès grâce à un nouveau cinématographe géant « Bioscope américain [8] », dont les projections durent trente minutes. Les propriétaires de salles investissent dans la nouvelle technologie électrique, comme l’atteste l’importation d’un grand appareil « cinéma-phonographique » Excelsior, qui rend possible la projection des films sonores [9]. Le système d’éclairage électrique se répand dans les salles où les films sont projetés, surtout après un incendie dû à une bougie survenu au cinéma-théâtre du Splendide-Palace [10]. Dans cette ville dotée d’une usine d’électricité, un cinématographe électrique Pathé est installé à l’Olympia, dès 1908 [11].
Le « Grand Cinématographe Pathé Frères » devient une salle permanente dédiée au spectacle cinématographique (figure 3). Les annonces parues dans la presse locale donnent une idée de sa programmation [12]. Une actualité de sport (Coupe Florio) et trois films narratifs (Petit Jules Verne, L’Otage, L’Apprenti architecte [13]), de genres différents (fantastique, dramatique et comédie), tous produits par Pathé, sont proposés. Une publicité donne des informations sur la durée continue des spectacles cinématographiques (six heures par jour), sur la validité du programme de films (trois jours par semaine), sur la domination générique de la comédie dans la production française présentée au public (trois films sur cinq) et sur deux actualités politiques (La proclamation de la constitution à Constantinople [14] et Le Selamlik [15]) tournées par Pathé dans la capitale [16]. Les prix des places sont catégorisés (3 piastres pour la 1re classe et 2 piastres pour la 2e classe) et classifiés (réduction pour les enfants et les simples soldats) [17]. En un mois, on passe de la programmation de quatre numéros hétéroclites à une demi-douzaine et cela donne lieu à l’augmentation du nombre de films. L’Incendie du quartier de Stamboul est montré au public [18].
Publicité (à gauche) du programme de la salle de cinéma fixe « Grand Cinématographe Pathé Frères », qui donne des spectacles continus à Salonique à partir d’octobre 1908.
Source : JS, 7 décembre 1908, p. 4.
Dans un contexte de progrès technique incessant, un grand film fantastique en couleurs intitulé Excursion dans la lune [19] est à l’affiche du Cinématographe Pathé (Salon Olympia) vers la fin de l’année 1908 [20]. En décembre, on assiste à l’allongement des films en couleurs, qui durent trente minutes [21]. C’est Ali Baba, une production flamboyante de Pathé, qui rend légitime pour la première fois l’aspect esthétique du cinéma dans la même annonce : « Ce tableau démontre toute l’élégance et la grandeur acquises par l’art cynématographique (sic). »
Consolidation du parc des salles et diversification des projections à partir de 1909
Samson [22], film en couleurs, est présenté comme une « scène de la vie Biblique en 30 tableaux » dans sa publicité [23]. La Lutte pour la vie est considéré comme un drame social et annoncé comme une « nouveauté » de Pathé Frères [24]. Dans le cinéma Pathé, le public salonicien continue à consommer différents genres, tels que grand drame, fantastique, drame émouvant, comique, vue d’après nature, hilarité, film biblique, actualités et film d’art [25].
La multiplication des films projetés est favorisée par la division de la programmation en deux parties consécutives [26]. Dès la fin de mars 1909, le Grand Cinématographe Pathé Frères commence à montrer neuf films par jour en changeant sa stratégie d’exploitation. La direction offre ses films importés aux Saloniciens d’abord en programme de matinée (quatre films), puis en soirée (cinq films). Dans ce système, le nombre de films augmente au fur et à mesure que la durée du programme attrayant s’allonge. En mai, de matinée en soirée, Cinéma Pathé projette huit films en continu dans une journée [27]. Le public semble apprécier : « L’Olympia et le Royal ont fait hier et avant-hier le maximum. Il y avait une queue longue de plusieurs mètres qui stationnait devant ces deux établissements qui ont un programme absolument digne d’être vu [28]. »
Même Salonique et Smyrne, qui ne fait pas partie du catalogue de Pathé, est présenté au public comme une « magnifique projection d’après nature en 10 tableaux ». Le mois d’avril s’achève pourtant avec l’ouverture d’un cinématographe dans un autre théâtre populaire [29] : « La direction du Théâtre Jupiter a l’honneur d’informer l’honorable public que le cinématographe parlant et chantant (sic) commencera à fonctionner le samedi 24 avril 3h. p. m. »
Avec l’inauguration du « Grand Cinémathéâtre », tous les vendredis, la direction organise des matinées spéciales pour les femmes turques [30]. À la recherche d’une nouvelle clientèle, ce cinéma propose huit films plus courts de Pathé dans une programmation qui dure quatre heures et demie (matinée et soirée). Cette salle réserve des loges aux spectateurs distingués en créant un programme hebdomadaire et attire l’attention des spectatrices turco-musulmanes en organisant deux matinées spéciales par semaine [31]. Le Jupiter a été détruit dans un incendie survenu en octobre 1909 [32].
L’année suivante est marquée par la programmation novatrice d’une salle nommée « Éden Cinéma ». Après l’Olympia en 1908 et le Jupiter en 1909, l’Éden Cinéma (un autre bâtiment de théâtre !) cherche à attirer les foules en 1910 avec ses programmes mêlant des films français et américains, et des genres très variés : documentaire, actualités, comique, comédie dramatique, comédie américaine, drame pathétique, drame sensationnel, drame émouvant, drame historique, série, film à épisodes (par exemple Nick Carter acrobate) et adaptation littéraire [33] (figure 4). Cette programmation internationale et variée rencontre un succès retentissant, expliqué ainsi dans la presse [34] :
La raison qui fait que tout Salonique est charmé par les programmes de l’Éden Cinéma est bien simple. Ces programmes sont en effet fournis par l’Union des Grands Éditeurs de Films, qui, en plus de la Vitagraph Co, de New-York, la meilleure fabrique du Monde, réunit encore les marques réputées : Ambrosio, Éclair, Stala, Lux, Aquila, Raleigh, et Robert, etc… Onze éditeurs de films fournissent directement les programmes de l’Éden Cinéma.
Publicité des programmes de trois cinémas : Grand Cinématographe Pathé Frères, Grand Cinémathéâtre, Éden – Cinéma. Les films sont numérotés et classifiés par genre.
Sources : JS, 4 octobre 1908, p. 3 ; 15 juillet 1909, p. 3 ; 10 novembre 1910, p. 2.
Une internationalisation croissante à la veille du rattachement à la Grèce
Les films étrangers de toutes nationalités (française, américaine, italienne…) commencent à alimenter le marché cinématographique salonicien grâce aux programmes de l’Éden Cinéma à partir de 1910 (Leventopoulos 2024). Avec l’évolution du goût cinématographique due à la circulation internationale des genres sur le marché, Pathé cherche à réinvestir à Salonique pour concurrencer ses rivaux, à la veille des guerres des Balkans [35] :
En présence de la vogue que les spectacles cinématographiques obtiennent en notre ville, la direction de la maison Pathé de Paris a décidé d’ouvrir à Salonique un établissement où il n’y aura que de véritables films Pathé. […] Pour commencer, il y aura changement de programme trois fois par semaine et éventuellement tous les jours.
Dans ce contexte, le marché local a continué à grandir, juste avant l’arrivée des films de long-métrage à partir des années 1913-1914 dans toute l’Europe.
Ce bilan historique, fondé sur le dépouillement des programmations de salles publiées dans la presse, montre comment l’ouverture des cinémas, leur programmation ainsi que la circulation des films occidentaux enrichissent le spectacle à la veille de l’annexion par la Grèce. Périphérie séminale du point de vue de la genèse du spectacle et du marché cinématographiques au tournant du XXe siècle, Salonique a été aussi incontournable que la capitale ottomane dans les premiers temps de la diffusion du cinéma en Turquie. Avant le grand incendie de 1917, cette ville stupéfiait les Occidentaux par le nombre de ses cinémas, mais après son annexion grecque, le rôle de Salonique dans le réseau cinématographique est relégué à la marge (Altam 1918, Leventopoulos 2024).
Bibliographie
- Altam, C. 1918. Un Parisien à Salonique, Paris : F. Rouff.
- Anastassiadou, M. 2016. Salonique au XIXe siècle. Regards sur les Gens Ordinaires, Istanbul : Les Éditions Isis.
- Bozis, Y. et Bozis, S. 2014. Paris’ten Pera’ya Sinema ve Rum Sinemacılar, Istanbul : YKY.
- [Duru], Nami, K. 1932. « Le cinématographe en Turquie », Revue internationale du cinéma éducateur, n° 8, p. 730-731.
- Hitzel, F. 2014. Le Dernier Siècle de l’Empire ottoman, Paris : Les Belles Lettres.
- Leventopoulos, M. 2024. « Thessaloniki in Early Cinema History : Cinematic Entanglements and Disentanglements amid Moving Borders in the Balkans and the Eastern Mediterranean », Film History, vol. 35, n° 3, p. 1-32.
- Parlak, T. 1986. Yeni Asır’ın Selânik Yılları. Evlâd-ı Fatihan Diyarları « 1895-1924 », Izmir : Yeni Asır.
- Stardelov, I. 2014. Balkanların Işık Ressamları Manaki Kardeşler, Istanbul : ESR.
- Toprak, Z. 2020. Atatürk. Kurucu Felsefenin Evrimi, Istanbul : TİBKY.
- Türker, O. 1997. « Eski Selânik’i Yok Éden 1917 Yangını », Tarih ve Toplum, n° 168, p. 43-45.