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La persistance des champs d’épandage d’eaux usées de l’agglomération parisienne au cours du second XXe siècle

Les eaux usées ont joué un rôle important pour la production agricole autour de Paris. Ce recyclage des eaux urbaines, intégré à la vie rurale, a décliné au cours du XXe siècle. Étienne Dufour, chercheur en aménagement du territoire, explique les raisons de cette évolution.

Les champs d’épandage ont constitué, de la fin du XIXe siècle au milieu des années 1950, la principale voie de traitement des eaux usées de l’agglomération parisienne (Barles 2005 ; Bellanger et Pineau 2010). Situés en aval de la capitale, dans les plaines de Gennevilliers, Achères, Méry-Pierrelaye et Carrières-Triel, ils ont culminé autour de 1910 : ce sont alors plus de 5 000 hectares de terres qui absorbent les excreta des parisiens et qui contribuent, en retour, à les nourrir par une production maraîchère importante. Grâce à eux et couplés à l’usage agricole des ordures ménagères, le bouclage des cycles biogéochimiques – soit le recyclage de la matière organique et de ses constituants que sont l’azote, le phosphore, etc. – du système alimentaire parisien atteint un summum (Esculier et Barles 2020). Trois décennies plus tard, cette technique d’épuration n’a plus le vent en poupe. La hausse exponentielle des volumes à traiter et les difficultés conjuguées de la recherche de nouvelles terres à irriguer et de l’extension du réseau d’irrigation finissent par détourner les ingénieurs et les édiles de cette technique héritée des anciens usages d’utilisation agricole des matières excrémentielles. En 1940, avec l’inauguration de la station d’épuration d’Achères, c’est désormais l’épuration artificielle en station qui devient la méthode rationnelle de l’assainissement moderne. Du point de vue d’une histoire technique centrée sur l’innovation, les champs d’épandage peuvent, dès lors, être considérés comme obsolètes.

Toutefois, l’usine d’Achères tarde à monter en puissance : victime de retards et de problèmes liés à la conjoncture (guerre et pénuries) et à la technique en elle-même, elle subit des arrêts réguliers et, pendant de longues années, est loin de pouvoir se substituer aux champs. En s’intéressant aux usages comme nous y invite David Edgerton (1998, 2008), une autre histoire se dessine : malgré leur déclassement technique, les champs continuent de jouer un rôle majeur et indispensable dans l’ombre de l’usine. L’article présente une brève « archéologie d’un monde disparu » (Jarrige 2013), basée sur la consultation d’archives inexplorées à ce jour. Ce faisant, se dessine un aperçu des manières par lesquelles, tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, est maintenue une vieille technique qui, à l’heure d’un présent frappé par la catastrophe écologique, peut apparaître dans son principe et sous un certain angle métabolique comme durable (Oldenziel et Trischler 2015). Nous révélons également les choix politiques et divers facteurs qui conduisent à sa progressive et lente éviction de la trajectoire sociotechnique de l’assainissement. En filigrane, se dessine l’impression que le destin de cette technique aujourd’hui disparue et très discréditée aurait pu être différent.

La vivacité de l’épandage agricole à l’aube de la grande accélération

Dans l’immédiat après-guerre, les champs d’épandage contribuent majoritairement à l’assainissement de Paris et de sa banlieue. Contrairement aux discours orientés de l’époque qui font l’éloge de l’épuration biologique en station, le développement de celle-ci est coûteux et son essor, sur un plan quantitatif, tarde à advenir : il ne démarre, au mieux, qu’à la fin des années 1950. Dans l’attente et s’ils ne sont certes pas étendus, ce sont toujours les champs qui continuent d’assurer, à moindre coût, une épuration encore considérée comme très satisfaisante et qui produit, par ailleurs, des profits alimentaires non pris en compte dans les bilans économiques.

Endommagé par la période du conflit mondial et de l’occupation, le réseau d’épandage connaît un surcroît d’investissements jusqu’à la fin des années 1950 pour permettre à l’irrigation de jouer pleinement son rôle. La ville de Paris rénove les usines de relevage (celle de Pierrelaye notamment) permettant d’acheminer l’eau jusqu’à destination. Ce sont, de manière saisonnière, jusqu’à 7 000 travailleurs (ouvriers et ouvrières agricoles, familles de fermiers, cantonniers, ingénieurs, etc.) qui activent et entretiennent le réseau d’épandage et cultivent les terrains irrigués. Pour eux, l’administration dépense d’importantes sommes en vue d’améliorer leurs conditions d’habitat. Au total, une intense vie rurale étroitement liée à la ville se maintient dans les années 1950. Avec la variété des cultures que l’on y trouve et l’œuvre des animaux (bœufs, vaches, chevaux), elle forme encore un « milieu » relativement riche et cofaçonné par des acteurs humains et naturels.

Jusqu’aux années 1970, ce territoire continue d’être valorisé symboliquement, autant dans les discours des acteurs impliqués (ingénieurs, cultivateurs, édiles) que des observateurs (universitaires, journalistes) (figure 1). In fine, bien qu’ayant été imposé à la fin du XIXe siècle aux communautés rurales de l’aval de la Seine par la ville industrielle (Carnino 2013), l’épandage agricole semble toujours, après la Seconde Guerre mondiale, s’y déployer avec succès. Dans les plaines concernées, il reste malgré son importante infrastructure une « technique médiatrice », au sens de l’historien Lewis Mumford (2021), c’est-à-dire encore relativement démocratique, inscrite territorialement, à échelle réduite et reposant sur des compétences humaines.

Figure 1. Éloge des champs d’épandage dans la presse quotidienne

Source : Ce soir, 29 janvier 1952, p. 4, détail.
Ce document est extrait du Site RetroNews et est accessible à l’adresse https://www.retronews.fr/.

L’épandage face à l’évolution du paysage sociotechnique

Ce milieu est toutefois menacé. Outre son déclassement technique progressif à mesure qu’est développée l’épuration biologique ainsi que l’usage agricole des engrais artificiels produits par l’extractivisme et l’industrie chimique, le recyclage agricole des eaux usées est sujet à diverses perturbations.

L’inventaire de celles-ci amène à considérer en premier lieu les manifestations de l’urbanisation. La seconde moitié du XXe siècle est en effet caractérisée par une explosion de l’étalement urbain sur la ceinture maraîchère (Bastié 1971). Surtout, c’est la planification étatique du développement de l’agglomération parisienne qui décide, à partir de 1965, avec le Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne (SDAURP), de sacrifier sur l’autel des autoroutes, des zones commerciales et industrielles et des villes nouvelles une partie conséquente des terres agricoles franciliennes. Les champs d’épandage, voisins de la ville nouvelle de Cergy-Pontoise, en sont victimes. De surcroît, l’urbanisation a des conséquences indirectes mais tout aussi dangereuses : avec elle croît la pression sur les ressources dont elle dépend (pierres, sables, graviers) (Magalhães 2024). Les terrains irrigués, qui cachent dans leurs sous-sols de substantiels gisements alluvionnaires, sont sujets à partir des années 1960 à une prédation jusqu’alors inédite : celle des prospecteurs de sables et des producteurs de béton (figure 2).

À cette pression urbaine multiforme s’ajoutent d’autres facteurs de déstabilisation. D’une part, la déterritorialisation croissante du marché alimentaire, rendue possible par les transports rapides à longue distance, accentue la concurrence et fragilise les débouchés de l’agriculture périurbaine. D’autre part, la modification progressive de la nature des eaux d’égout réduit leur pouvoir fertilisant et les rend nuisibles aux sols et aux plantes. Enfin, à mesure que disparaissent certaines mesures prophylactiques contre les maladies liées aux matières fécales (comme le fait de cuire les légumes) et qu’apparaissent, à quelques reprises, des derniers foyers de fièvre typhoïde, le retour d’inquiétudes sanitaires et la transformation des normes d’hygiène alimentaire rendent de plus en plus suspect l’emploi des eaux usées comme engrais.

Figure 2. Le mitage des champs d’épandage par les ballastières et sablières

Source : IGN, photothèque nationale, 18 juillet 1951.

La persistance : entre batailles ouvertes, résistances invisibles et ignorances relatives

Face à ces menaces, les champs voient lentement leur surface se réduire. Pour s’adapter à ces transformations, diverses stratégies sont mises en place par l’administration parisienne et les cultivateurs. Elles se situent entre la résistance et le pragmatisme : à mesure que la disparition définitive des champs se profile, elles perdent en radicalité, leur objectif n’étant plus le strict maintien de l’irrigation agricole mais la plus grande lenteur de son recul.

Après-guerre, l’administration cherche à rentabiliser la technique de l’épandage pour lui donner une meilleure assise économique : elle décide donc de vendre les eaux d’égout aux cultivateurs. Cette mesure, qui se situe à contre-courant de la tendance de long terme de dépréciation des fertilisants organiques (Barles 2005) mais qui bénéficie du temporaire regain qu’ils obtiennent après-guerre (Pessis 2021), remporte un succès aussi éphémère qu’inattendu. Il est important symboliquement et génère pendant plusieurs décennies des revenus à la ville de Paris qui lui permettent de couvrir les frais d’entretien du réseau d’irrigation et de légitimer la protection des terrains agricoles contre l’urbanisation.

Aussi, les épandages agricoles d’eaux usées connaissent de nombreuses adaptations pour faire face autant aux évolutions de la ceinture maraîchère qu’aux problèmes techniques qu’ils posent (colmatage des sols, apparition de carences ou prolifération de plantes indésirables, etc.). Après plus d’un demi-siècle d’irrigations, ceux-ci tendent à s’exacerber. Ils font soit l’objet d’ajustements des pratiques culturales, soit suscitent d’ambitieux projets pour les résorber : développement de l’embouche, plantation d’une forêt, etc. (figure 3). Face à l’urbanisation et à ses corrélats, une politique de compensation des pertes de terrains agricoles, d’abord surfacique puis dans un second temps monétaire, voit aussi le jour. Elle semble préfigurer certaines mesures de compensation environnementale, avec l’ensemble de leurs biais : abstraction croissante de l’environnement, marchandisation, etc. (Devictor 2018). Du même coup, en parvenant à l’issue d’un procès l’opposant à l’État aménageur à faire reconnaître par des instances législatives un droit d’usage pour des terrains qu’elle ne possède pas, la ville de Paris maintient quelque temps par cette politique la primauté des usages communs sur le droit de propriété et la planification métropolitaine.

Enfin, face à l’inextricable problème de détérioration des eaux d’égout (par les métaux et d’autres micropolluants) qui engage l’ensemble de la société industrielle bien au-delà du secteur de l’assainissement, l’attitude oscille entre l’ignorance volontaire et les actions ciblées : on feint longtemps de ne pas voir la pollution croissante des sols en cadmium, en plomb ou autres métaux que l’on retrouve emportés dans les égouts. Cette stratégie ambivalente permet bon an mal an de repousser la fin des épandages jusqu’au crépuscule du XXe siècle ; elle les condamne en même temps, car elle rend impossible leur pérennité et sauvegarde.

Figure 3. Projet de plantations d’arbres en vue de pérenniser l’irrigation agricole à Achères

Source : Archives de Paris, 2473W 778.

Au XXIe siècle, les champs d’épandage des eaux usées ont disparu. Là où ils s’étendaient, l’activité agricole a été interdite du fait des pollutions métalliques (Mandinaud 2005 ; Vidal 2020). L’histoire de cette pratique de recyclage bien après la date de son déclassement technique permet de reconsidérer la trajectoire dominante prise par l’assainissement de l’agglomération parisienne. Dans l’ombre de celle-ci – qui ne cesse d’accentuer la perturbation des cycles biogéochimiques et qui contribue, ce faisant, à renforcer chaque jour la précarité du mode de vie industrialo-urbain – le recyclage agricole a continué à une échelle lentement réduite. Il a pu maintenir une vie rurale intégrée au métabolisme urbain, assez fructueuse et, avec et grâce à elle, un substantiel bouclage des cycles de la matière organique. S’il importe de ne pas céder à une vision nostalgique, l’histoire ici esquissée tente de rendre compte de la complexité locale et temporelle de l’évolution technique. Loin de ne connaître qu’une seule orientation, celle-ci est sujette à de multiples facteurs qui font les conditions de déploiement, de survie et/ou de déclin d’un mode ou d’un autre de relation à l’environnement et, partant, de métabolisme territorial.

Bibliographie

  • Barles, S. 2005. L’Invention des déchets urbains, France, 1790-1970, Seyssel : Champ Vallon.
  • Bastié, J. 1971. « Explosion urbaine (1920-1930), stagnation (1930-1954), nouvelle poussée (depuis 1954) », in M. Mollat (dir.), Histoire de l’Ile-de-France et de Paris, Toulouse : Privat, p. 521-552.
  • Bellanger, E. et Pineau, É. 2010. Assainir l’agglomération parisienne : histoire d’une politique publique interdépartementale de l’assainissement (XIXe-XXe siècles), Ivry-sur-Seine : Éditions de l’Atelier.
  • Carnino, G. 2013. « L’environnement et la science. Acclimater la population de Gennevilliers aux débordements des eaux usées parisiennes, 1870-1880 », in M. Letté et T. Le Roux (dir.), Débordements industriels. Environnement, territoire et conflit (XVIIIe-XXIe siècle), p. 199-223, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Devictor, V. 2018. « La compensation écologique  : fondements épistémiques et reconfigurations technoscientifiques », Natures Sciences Sociétés, vol. 26, n° 2, p. 136-149.
  • Edgerton, D. 1998. « De l’innovation aux usages. Dix thèses éclectiques sur l’histoire des techniques », Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 53, n° 4-5, p. 815-837.
  • Edgerton, D. L. 2008. The Shock of the Old : Technology and Global History since 1900, Londres : Profile Books.
  • Esculier, F. et Barles, S. 2020. « Past and Future Trajectories of Human Excreta Management Systems : Paris in the Nineteenth to Twenty-First Centuries », in N. Flipo, P. Labadie et L. Lestel (dir.), The Seine River Basin, Cham : Springer International Publishing, p. 117-140.
  • Jarrige, F. 2013. « La tragédie des tisserands  : archéologie d’un monde disparu », Entropia  : revue d’étude théorique et politique de la décroissance, n° 15, p. 93-104.
  • Magalhães, N. 2024. Accumuler du béton, tracer des routes. Une histoire environnementale des grandes infrastructures, Paris : La Fabrique.
  • Mandinaud, V. 2005. « La pollution des sols des champs d’épandage d’eaux usées, contrainte et/ou ressource pour le développement durable en plaine de Bessancourt-Herblay-Pierrelaye », Développement durable et territoires, Dossier 4.
  • Mumford, L. 2021 [1963]. Technique autoritaire et technique démocratique, Saint-Michel-de-Vax : Éditions la Lenteur.
  • Oldenziel, R. et Trischler, H. 2015. « How old technologies became sustainable. An introduction », in R. Oldenziel et Trischler (dir.), Cycling and Recycling : Histories of Sustainable Practices, New York : Berghahn Books, p. 1-12.
  • Pessis, C. 2021. « De la “croisade pour l’humus” à l’“agriculture biologiqueˮ. Alertes savantes et mouvements paysans face à la dégradation des sols (1948-1958) », in M. Lyautey, L. Humbert et C. Bonneuil (dir.), Histoire des modernisations agricoles au XXe siècle, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 233-247.
  • Vidal, R. 2020. « Chapter 7 – Sewage Farms in Pierrelaye : Periurban Agriculture Multifunctionality Model », in L. Scazzosi et P. Branduini (dir.), AgriCultura : Urban Agriculture and the Heritage Potential of Agrarian Landscape, Cham : Springer International Publishing, p. 115-131.

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Pour citer cet article :

, « La persistance des champs d’épandage d’eaux usées de l’agglomération parisienne au cours du second XXe siècle », Métropolitiques , 29 mai 2025. URL : http://www.metropolitiques.eu/La-persistance-des-champs-d-epandage-d-eaux-usees-de-l-agglomeration-parisienne.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2174

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