Un livre-capital(e). Voilà ce que proposent les architectes sénégalais Carole Diop et Xavier Ricou avec l’ouvrage Dakar, métamorphoses d’une capitale. Grâce à un minutieux travail d’archives et une iconographie particulièrement soignée, les auteurs explorent le passé souvent méconnu de l’ancienne capitale coloniale de l’Afrique de l’Ouest, décryptent son rayonnement sur le continent africain et au-delà, analysent les multiples projets qui la transforment et recensent son riche patrimoine pour mieux anticiper le futur. Dakar, métamorphoses d’une capitale n’est pas seulement un beau livre, il s’agit aussi et surtout d’un travail de recherche compilant en un seul ouvrage une somme de connaissances et de documents inédits sur la capitale sénégalaise [1].
Revisiter le passé
Dans une première partie, Carole Diop et Xavier Ricou reconstituent de façon minutieuse « l’épopée de cette ville/presqu’île mythique » en mobilisant différents types d’archives (cartes, peintures, gravures, aquarelles, photographies). Sans concession ni silence, les auteurs reviennent sur l’histoire de la ville, sa fondation et ses extensions. Ils rappellent que l’histoire de Dakar commence bien avant l’arrivée des « blancs ». La presqu’île de Dakar s’appelle initialement le Cap-Vert et est occupée dès la fin du XIVe siècle par le peuple Lebu. La ville ne prend véritablement forme qu’à partir de 1856, quelques années après l’abolition de l’esclavage en France (1848), lorsque les fonctions coloniales quittent l’île de Gorée pour Dakar. À cette époque, les villages Lebu s’organisent autour de douze grands arbres dénommés Pénc (dont quelques-uns se dressent encore fièrement aujourd’hui sur le Plateau). À côté de ces villages, la ville coloniale prend forme et se dote d’infrastructures majeures. D’abord le port, construit dès 1862, qui marque fortement de son emprise la ville. Le chemin de fer arrive en 1885 et des remblaiements ceinturent le front de mer en guise de fortification. En 1902, la capitale de l’Afrique Occidentale Française (AOF) est déplacée de Saint-Louis à Dakar. Cette dernière accueille désormais sur le Plateau le palais du gouverneur, un hôtel de ville, la place Protêt (qui deviendra la place de l’Indépendance), des hôpitaux et des marchés (figures 1 et 2). En 1914, après une épidémie de peste, le quartier de la Médina voit le jour pour héberger les populations « africaines » (p. 71). La presqu’île est aménagée en damier. Le maillage topographique marque durablement la ville et sa toponymie puisque les noms de quartier, comme le « Point E », sont encore utilisés aujourd’hui. Dans les années 1950, elle connaît une forte augmentation de sa population, à cause notamment de la crise de la production d’arachides. Elle passe de 3 000 habitants en 1869 à 18 000 en 1904, 34 000 en 1926, 92 000 en 1936, 214 000 en 1945 et 465 000 en 1965. Les Sénégalais quittent les zones rurales pour venir se réfugier à Dakar qui n’est pas prête à les accueillir.
Source : Service géographique de L’AOF.
Collection X. Ricou.
Un laboratoire de planification urbaine
L’ouvrage revient de façon minutieuse sur les différentes tentatives de planification de la ville, qui devient un laboratoire où se succèdent plans mais aussi architectes et urbanistes venus de France.
Le premier plan directeur de 1945 dessine la ville moderne avec les allées du Centenaire tandis que l’urbanisation gagne l’ensemble de la presqu’île et les villages au nord de Ngor, Yoff, Cambérène et Ouakam (figure 3). Différentes politiques en matière de production de logements sont testées (Biehler et al. 2015). La SICAP (Société immobilière du Cap-Vert) est créée en 1950, puis la SNHLM (Société nationale des habitations à loyers modérés) (figure 4). Ces deux organismes visent à construire des « cités », composées principalement de villas et immeubles modernes, confortables et bien équipés, à destination des classes moyennes et des fonctionnaires. Les quartiers SICAP existent toujours et demeurent reconnaissables dans le tissu urbain. Au même moment, les premiers buildings percent dans le ciel du Plateau. L’université voit le jour en 1959 (renommée Université Cheikh Anta Diop en 1987).
Source : Dakar AOF, Albums de l’Afrique occidentale française, 1951, p. 65-66.
Source : Archives SICAP.
À partir de 1952, la ville déborde la presqu’île du Cap-Vert : une partie de Pikine, Dagoudane, est aménagée en urgence pour accueillir les nouveaux arrivants (figure 5). Pikine devient avec le temps « le double de Dakar » (Vernières 1977), son immense banlieue, atteignant 80 000 habitants en 1968. À partir des années 1960, avec la croissance démographique, la ville se couvre de bidonvilles, localement appelés « quartiers flottants », parce que leurs habitants se réinstallent toujours un peu plus loin après chaque déguerpissement. Les populations comblent progressivement les vides le long de la voie de chemin de fer.
Dans les années 1970, la Banque mondiale décide d’intervenir pour faire face à cette crise en proposant non plus de produire du logement, mais des « parcelles assainies », autrement dit des parcelles viabilisées avec accès à l’eau et l’électricité (Osmont 1995). L’expression restera : « Parcelles Assainies » est aujourd’hui une commune de Dakar. L’expérience des Castors entre 1955 et 1970 est tout aussi marquante : sur le modèle des coopératives mises en place en France, des habitants proposent de construire eux-mêmes et collectivement leur logement (Osmont 1978). Mais ces projets et initiatives ne permettent pas de faire face à la demande. Les SICAP et la SNHLM interviennent de moins en moins. Le Plateau s’étale sur les banlieues voisines, autoconstruites (Parcelles Assainies, Pikine, Guédiawaye, plus récemment Keur Massar…), sous l’influence de la diaspora sénégalaise qui investit fortement dans l’immobilier (Tall 2009). Ces communes de banlieue sont aujourd’hui les plus denses, alors même que les logements sont encore assez peu verticalisés. L’histoire urbaine de Dakar est ainsi celle d’un déplacement vers l’est de la centralité et de la population.
Sources : Cartes de Dakar au 1/50000e, service géographique de l’AOF en 1956 et 1960 ; service géographique de Dakar en 1967 ; IGN France et Sénégal 1983.
Le temps des grands projets
Au quotidien, Dakar doit faire face à de nombreux problèmes, à savoir le manque de logements, la mobilité difficile, l’accès à l’eau et à l’électricité, les inondations récurrentes (Leclercq et al. 2023). Les auteurs reviennent également sur les grands projets qui secouent la ville depuis deux décennies. Sous la présidence d’Aboulaye Wade (2000-2012), la ville entend entrer dans la compétition des villes internationales en programmant des équipements culturels remarquables : le Grand Théâtre, le monument de la Renaissance et le Musée des civilisations noires. Pour mener à bien tous ces projets, l’APIX (Agence nationale pour la promotion des investissements et des grands travaux) est créée en 2000. Cette agence, directement liée à la présidence, permet de lancer de grands travaux, à commencer par l’Autoroute de l’Avenir, localement appelée « autoroute à péage », construite par le groupe français Eiffage. 40 000 personnes sont déplacées pour permettre la réalisation de ce tronçon de 42 km qui relie le Plateau à la banlieue. Inaugurée en 2013, cette autoroute permet de gagner deux heures pour les 50 000 véhicules qui l’empruntent quotidiennement entre la presqu’île, la ville nouvelle de Diamniadio et le nouvel aéroport Blaise Diagne, inauguré en 2017, et situé à près de 50 km à l’est du Plateau. En arrivant au pouvoir, Macky Sall poursuit cette politique de grands travaux à travers son « Plan Sénégal Émergent ». Les transformations de la ville doivent refléter le boom économique que connaît (ou est censé connaître) le pays. Les activités informelles sont montrées du doigt car perçues comme incompatibles avec la logique de modernisation urbaine. La ville nouvelle de Diamniadio est planifiée dès 2015 (Diop et al. 2018 ; Coralli et Diongue 2023) : elle est alors prévue pour accueillir 350 000 habitants.
Dix ans plus tard, elle sort de terre, après expropriation et conflits fonciers (Lavigne-Delville et Diongue 2025) : la cité ministérielle accueille les premières institutions, le stade ses premiers matchs, l’université polytechnique ses premières promotions et les quartiers résidentiels leurs premiers habitants (figure 6). Dans le même temps, des infrastructures de transport sont programmées, dans le but de désengorger le Plateau et la presqu’île du Cap-Vert (figure 7). La ligne de Train Express Régional (Kopf 2020), parallèle à celle de l’autoroute, doit permettre de desservir les communes de banlieue, la ville nouvelle et l’aéroport. En mai 2024, le Bus Rapid Transit, en site propre, dessert quant à lui la presqu’île du nord au sud (figure 8).
Source : Délégation générale à la promotion du pôle urbain de Diamniadio.
Source : Ceryx Trafic System, 2022.
© A. Choplin, 2024.
La question de la production de logements abordable reste l’un des défis majeurs (Mouton 2023). L’ancien président Macky Sall lance en 2019 le programme des 100 000 logements : la Société d’aménagement foncier et de rénovation urbaine (SAFRU) est créée dans le but de viabiliser des parcelles avant qu’un promoteur privé ne produise des logements. Cinq ans après, quelques milliers de logements ont été produits, souvent à une quarantaine de kilomètres du centre-ville, grâce à des coopératives ou des sociétés qui logent leurs employés (cité des Fonctionnaires, cité de la Diaspora, cité des Policiers…) (figure 9). Mais le seuil des 100 000 logements est loin d’être atteint.
© A. Choplin, 2024.
Une scène culturelle et artistique
Carole Diop et Xavier Ricou consacrent de belles pages à la riche histoire architecturale de la ville et à sa forte identité culturelle. Depuis sa création, Dakar s’est parée de bâtiments puisant dans différentes inspirations et époques, que les auteurs classent en cinq catégories : le style international, le modernisme, le brutalisme, le « modernisme africain » ou « régionalisme critique » et l’architecture coloniale. La ville est aussi profondément marquée par l’architecture néo-soudanienne, dont le marché Sandaga, détruit en 2021, était un témoignage remarquable (figure 10).
Collection X. Ricou.
Les auteurs mettent également en avant le rôle de haut lieu de production culturelle joué de longue date par Dakar. Depuis le premier Festival mondial des arts nègres en 1966 jusqu’à la première édition de la biennale d’art contemporain DAK’ART en 1990, ou encore « Partcours », ce parcours artistique proposé dans la ville depuis 2010, Dakar s’impose comme une capitale culturelle mondiale, à l’avant-garde de l’expression artistique et haut lieu de l’afropolitanisme, ouverte depuis toujours sur le monde et nourrie de métissages culturels (Mbembe 2020). Artistes locaux, stars internationales et marchands d’art se côtoient dans des galeries d’art en vue. Mais la Dakar de l’art ne se limite pas à la biennale. Il existe une autre Dakar, avec ses artistes et ateliers nichés dans les quartiers populaires qui produisent une culture urbaine singulière. Dans les années 1980 et 1990, les mouvements du Set Setal, qui visait à inciter les citoyens à nettoyer la ville, puis celui du Boul Falée (T’occupes), influencé par la culture hip-hop, en ont été les expressions les plus marquantes. Aujourd’hui encore, les artistes sont particulièrement productifs et les innombrables graffitis font de la ville un musée à ciel ouvert (figure 11). Le rôle de la diaspora dans ce rayonnement est notoire.
© A. Choplin, 2024.
Recenser pour sauvegarder
Mais Carole Diop et Xavier Ricou ne se contentent pas de nous révéler la beauté de Dakar. Ils montrent également un autre visage : celui d’une ville qui voit son patrimoine menacé et se délabrer au fil du temps. Ils interrogent : « Qu’est notre Dakar devenue ? Manifeste pour sauver son âme » (p. 234). Le manifeste est poignant et fédérateur : ils cherchent à « faire connaître », « inventorier », « identifier » et « localiser » avant qu’il ne soit trop tard. Ils rappellent qu’il est impossible d’être exhaustif et que « le patrimoine dakarois n’est pas seulement architectural, il est aussi naturel et immatériel » (p. 235). Dans un ultime chapitre, ils dressent un « catalogue raisonné des bâtiments et sites remarquables », recensant le patrimoine « menacé de disparition à brève échéance » (p. 258). Les photographies des bâtiments et sites remarquables sont accompagnées de légendes et de cartes qui les localisent (figures 12-13-14) [2]. Pour eux, il est « urgent, impératif et vital » (p. 236) de prendre conscience de cette richesse et de l’importance de la préserver.



C. Diop et X. Ricou, Dakar, métamorphoses d’une capitale, Paris, Éditions de l’Aube, 2024, p. 266.
Voilà donc un livre qui arrive à point nommé, qui permet de faire des allers-retours entre passé, présent, futur. Le lecteur pourra regretter qu’il parle peu des habitants ordinaires, des Dakaroises et Dakarois qui fabriquent mais aussi subissent au quotidien cette ville. Ou encore que le livre n’évoque pas ou très peu la politique et le religieux, deux éléments pourtant au cœur de la vie dakaroise. Mais ce n’était pas là l’objectif des auteurs. En convoquant les paroles d’universitaires (Felwine Sarr), d’architectes (Thierry Melot et Caroline Geffriaud) ou d’élus (Barthélémy Dias, ancien maire de Dakar), Carole Diop et Xavier Ricou rendent compte de la complexité de cette ville, aussi déconcertante, harassante et repoussante qu’attachante, vibrante et inspirante.
Bibliographie
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