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Quand l’expertise environnementale réorganise les services : le cas de la métropole de Strasbourg

Alors que les défis environnementaux nécessitent des politiques transversales, les métropoles sont souvent confrontées à un cloisonnement de leurs services. La réorganisation opérée par Strasbourg souligne l’intérêt de croiser les enjeux de nature et d’agriculture.

La nature et l’agriculture sont deux catégories qui façonnent des systèmes d’action, tels que formalisés par la sociologie des organisations (Crozier et Friedberg 1977). Elles structurent des secteurs différenciés des politiques publiques (Dubois 2010) et, plus globalement, de l’action collective territorialisée (Melé et Larrue 2008).

Hormis quelques espaces d’expérimentation territoriale des liens entre sociétés locales, espaces de nature et de production agricole [1], les collectivités ont assez peu considéré des politiques locales de nature et d’agriculture ou, a fortiori, d’intersection entre les deux. À partir des années 1990, avec l’incursion des enjeux de durabilité, les secteurs d’intervention qui ont porté ces enjeux sont ceux des espaces verts urbains et des moyens de protection contre le mitage urbain des campagnes périurbaines. Depuis les années 2010, la dynamique du Grenelle de l’environnement et des lois qui ont suivi (Halpern et Pollard 2017) permettent l’essor de discours politiques et de stratégies d’action qui amorcent une réappropriation politique des catégories nature et agriculture de l’action publique. Cela passe notamment par le réinvestissement des questions alimentaires (Bognon et Marty 2015), le développement d’outils d’adaptation au changement climatique (Emelianoff 2007) et la valorisation de la gestion écologique ou différenciée des espaces de nature (Cormier 2015). Les pouvoirs publics locaux semblent se saisir de thématiques que l’État n’identifie pas, a priori, comme des secteurs de leur compétence. Si nature et agriculture demeurent des catégories relativement hermétiques, elles sont aujourd’hui traitées de manière toujours plus convergente, notamment par les politiques autour des questions de biodiversité (Rochard et al. 2018).

Nous faisons l’hypothèse que cette intégration d’enjeux environnementaux et écologiques conduit à un renouvellement de l’expertise et du système d’acteurs traitant jusque-là de manière séparée les questions d’aménagement, de nature et d’agriculture : les territoires tiennent dorénavant compte d’expertises multidisciplinaires (par l’origine de la formation des agents) et d’expertises d’usage (savoirs profanes).

Entre transformations institutionnelles et atavisme des cloisonnements sectoriels : l’Eurométropole de Strasbourg

Un territoire exemplaire pour son intégration des enjeux environnementaux est l’Eurométropole de Strasbourg (EMS), dont la ville-centre a été capitale française de la biodiversité en 2015. Elle entretient une longue tradition de production alimentaire intra-urbaine, récréative ou nourricière [2].

Outre la nécessité d’un portage politique fort, les travaux sur la construction des politiques environnementales (Hamman 2012) montrent que l’affichage institutionnel est indispensable, bien que peu aisé dans un contexte de sectorisation des politiques publiques (Jacquot et Halpern 2015). Se substituant très progressivement au développement durable qui perd peu à peu de sa substance (Bourg 2012), le terme de transition atterrit dans les politiques locales en parallèle du changement de nomenclature du ministère en charge des questions environnementales à la fin des années 2010 [3]. Il semble que la transversalité de la notion de transition invite au décloisonnement des secteurs d’intervention.

Un examen des organigrammes de l’EMS rend compte de l’évolution de la conjoncture institutionnelle des questions environnementales et écologiques ayant trait à l’agriculture et à la nature. En 2019, à la fin de la mandature de Roland Ries (PS puis LREM), sur les dix-huit directions, celle en charge de l’Urbanisme et de l’Aménagement comporte une « mission ville en transition », qui s’inscrit dans la droite ligne des mouvements éponymes lancés par des militants britanniques pour la permaculture (Hopkins 2010). La direction Environnement et Services publics urbains est plutôt axée sur les aspects infrastructurels et la gestion des risques, tandis que la direction Mobilité, espaces publics et naturels est chargée des aspects de génie urbain et de génie végétal. Les politiques locales de nature sont présentées comme un portefeuille gestionnaire de l’agrément à la vie urbaine, la transition est mobilisée comme faisant partie du vocabulaire « en vogue [4] », tandis que les questions agricoles et de biodiversité sont absentes des libellés institutionnels. En 2020, l’arrivée au pouvoir d’une coalition de gauche menée par l’écologiste Jeanne Barseghian bouleverse l’organisation des services, depuis lors resserrée en quatre grandes directions générales (DG), dont dépendent vingt-sept directions thématiques. Bien que la notion apparaisse dans d’autres DG, l’une d’entre elles, la direction Transformation écologique et économique, est chargée directement des questions de transition écologique et mêle des secteurs stratégiques et opérationnels habituellement séparés, dont une direction Urbanisme et territoires, incluant un service d’Écologie urbaine. Le changement de mandature semble donc avoir produit une transversalisation de l’organisation institutionnelle, dorénavant axée autour de la notion pivot de transition qui implique une intersection plus forte entre les domaines de l’aménagement et des objets environnementaux et écologiques que sont la nature, la biodiversité, et de manière plus périphérique l’agriculture. Ainsi, la réorganisation des services sous la mandature écologiste a catalysé des dynamiques transversales, sans doute préexistantes, autour du mot d’ordre de la transition écologique du territoire.

Pour autant, les personnes rencontrées sur le terrain nuancent les effets de cette restructuration institutionnelle. La collectivité travaillait déjà avec des agents issus de formations en écologie. Employée depuis 2012, la cheffe du service d’écologie urbaine est écologue. Une ancienne cheffe du service de l’environnement, arrivée en 2012 avec une formation de biologiste, est aujourd’hui adjointe à la maire chargée de la Ville résiliente. Ses missions incluent le suivi du PLU, la gestion des espaces verts, du patrimoine bâti et naturel et l’habitat participatif. L’agriculture semble être un acquis de la mandature écologiste, qui a intégré un agronome (arrivé au début des années 2010) comme chargé de mission agriculture à la direction de l’Urbanisme. Cela semble lié à l’accession au pouvoir de personnalités avec une sensibilité naturaliste ayant auparavant été chargées de questions agricoles. Citons par exemple l’élu du quartier Roberstau-Wacken, issu d’une famille pratiquant le maraîchage et militant d’Alsace Nature, qui a passé quatorze ans à la direction du PNR des Vosges du Nord. Citons encore le parcours du conseiller municipal délégué à l’agriculture urbaine et à l’alimentation qui, après une formation de graphiste, a été assistant parlementaire d’un député européen écologiste, lui-même issu du monde professionnel des coopératives agroalimentaires.

Enfin, cette transversalité entre l’aménagement et les sciences de la nature est incarnée par la coopération avec le monde universitaire. La Zone Atelier Environnementale Urbaine (ZAEU) de Strasbourg a été créée en 2011 et coportée par l’Institut écologie et environnement (INEE) du CNRS et l’EMS [5]. Concrètement, des laboratoires de recherche construisent avec les services métropolitains des connaissances fondées sur des observatoires des transformations socio-écologiques de long terme. La notion de transition est explicite dans l’un des axes de travail transversaux de la ZAEU, et les groupes de travail mixtes (mêlant chercheurs et agents territoriaux) ciblent précisément les objets d’intersection entre les catégories de nature et d’agriculture (par exemple, eau et durabilité ; occupation des sols et des espaces ; alimentation et déchets).

Si l’incursion de l’écologie semble légitimer les questions de nature dans les services chargés de l’aménagement, la question agricole reste à part, car c’est un secteur déjà très structuré institutionnellement en dehors de l’action publique locale.

Vers une hybridation des expertises

Les effets de ce décloisonnement organisationnel des services semblent doubles. Ils laissent la place à l’expression de revendications écologistes de la part d’acteurs de la société civile qui investissent les espaces ouverts à de nouveaux projets. Ainsi, un projet d’écoquartier sur des terres agricoles dans le quartier de la Robertsau est abandonné en 2021 par la municipalité nouvellement élue, après la mobilisation d’un collectif habitant (l’Association de défense des intérêts de la Robertsau) et de militants écologistes membres de l’association Alsace Nature. De manière plus descendante, la municipalité a créé un Parc naturel urbain (PNU), dont la charte a été rédigée sur la base d’ateliers participatifs impliquant les habitants et associations riveraines. Apparaît alors la nécessité d’ouvrir les processus décisionnels à des compétences non détenues en interne. Cela se caractérise par le recours à de nouvelles expertises, notamment en provenance des sciences de la nature et de l’agronomie, fortement représentées dans les coopérations entre praticiens et chercheurs de la ZAEU [6].

À Strasbourg, la collectivité intègre des approches socio-écologiques plébiscitées par la société civile. Le PNU est un projet emblématique de transition qui a impliqué, dès les réflexions initiales, les riverains et les associations implantées localement, considérés comme les futurs usagers de l’espace mis en valeur par ce dispositif. Des ateliers participatifs pour la conception des espaces et des futurs usages ont conforté l’opportunité de mobiliser du foncier municipal pour installer des structures d’agriculture professionnelle ou amateur. La collectivité ayant impulsé la dynamique de réflexion et de mise en œuvre du PNU a poursuivi son pilotage en tenant compte des velléités de la société civile, qui s’accordaient finalement assez bien avec l’ambition projetée par l’acteur public.

Du remous dans les routines aménagistes

À l’Eurométropole, l’action publique locale, auparavant porteuse de projets d’aménagement sectoriels, devient progressivement porteuse de projets faisant valoir la place conjointe de la nature et de l’agriculture dans des territoires qu’elle administre. Ces projets peuvent intégrer de manière substantielle la participation citoyenne en tant qu’expertise d’usage, faisant émerger de potentielles coalitions avec des acteurs jusque-là jugés trop radicaux dans leurs positions écologistes. Par exemple, dans le quartier de la Robertsau, un collectif d’habitants, historiquement opposé à un projet de construction, s’est rapproché du service d’écologie urbaine de la collectivité pour concevoir une végétalisation citoyenne de la rue, inspirée des « ruelles vertes » de Montréal. Ces projets peuvent aussi transformer les visions en silo des catégories de nature et d’agriculture, laissant apparaître des rapports moins anthropocentrés à l’environnement. Ils sont enfin source d’une réappropriation de préoccupations déléguées depuis des décennies à des prestataires extérieurs. Autre exemple dans le quartier prioritaire de politique de la ville de l’Elsau, où le paysage est marqué par des grands ensembles d’habitat social. Dans le cadre d’une opération de renouvellement urbain, les espaces enherbés ont fait l’objet de discussions pour décider s’ils devaient profiter aux usages citadins ou s’ils devaient être gérés dans la perspective d’une conservation de la biodiversité urbaine : au prix de discussions longues, et au départ peu consensuelles quant à la priorisation des usages sociaux ou des bénéfices écosystémiques, élus et techniciens en charge de la nature ont donné la primeur à la biodiversité en limitant les usages humains sur une large portion des prairies.

Ces signaux faibles augurent d’une bascule peut-être à l’œuvre chez les acteurs publics, qui n’est pas exempte de tensions. L’accession au pouvoir d’une coalition emmenée par des écologistes n’est sans doute pas étrangère à la dynamique amorcée depuis 2020. Plus que les incitations et injonctions de l’État ou les revendications des acteurs militants à diverses formes de transition écologique, ce point de bascule amorce des transformations profondes dans les routines aménagistes pouvant conduire à de nouveaux arbitrages dans les projets de territoires.

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Pour citer cet article :

& & , « Quand l’expertise environnementale réorganise les services : le cas de la métropole de Strasbourg », Métropolitiques , 17 avril 2025. URL : http://www.metropolitiques.eu/Quand-l-expertise-environnementale-reorganise-les-services-le-cas-de-la.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2158

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