Les impacts négatifs du régime socio-écologique dominant sont largement documentés, tant sur le plan social qu’environnemental (GIEC 2022 ; IPBES 2019). Dans le cas du système agri-alimentaire, l’un des enjeux identifiés dans la perspective d’une transition vers un régime soutenable tient dans la reconnexion agriculture-consommation alimentaire (Goodman et al. 2012 ; Lamine 2005). Cette reconnexion pose un ensemble de défis et de questions à la fois logistiques, organisationnelles, de transformations des pratiques, d’acquisition de savoir-faire, de construction de nouveaux liens ou encore de changements d’habitudes. C’est aussi une question fortement liée à d’autres dimensions ou thématiques à l’échelle des territoires. Pour faire advenir cette reconnexion, il faut des envies liées à des visions de cet avenir, des groupes capables de coopérer pour construire et articuler des visions et des actions. Si l’on définit le récit comme « imaginaire social instituant » (Castoriadis 1986), les récits peuvent « tracer des chemins de mots au milieu des réalités » (Chabot 2015) et être des moteurs de cette construction.
Mobilisés à large échelle, les récits normalisent certaines formes de discours, certaines représentations. De ce point de vue, la mise en avant récente et récurrente par le gouvernement d’une nécessaire adaptation à un scénario + 4 °C en 2100 en France est particulièrement inquiétante (Barataud et al. 2024). Ce discours entraîne à sa suite des instituts de recherche, des médias et une large partie de la population. Il traduit une acceptation, une normalisation de l’inacceptable au plan moral, si l’on considère les conséquences à l’échelle de la planète et sur toutes les formes du vivant d’un tel scénario. En creux, il légitime ainsi la poursuite du système productiviste et extractiviste en place.
A contrario, mis au service d’une réelle transformation, les récits peuvent être tout aussi utiles et puissants. « Notre trajectoire écologique peine à se dessiner. […] nous devons chercher à innover dans nos processus de conception de projets et de conduite du changement. C’est l’élément essentiel qui justifie de se lancer dans la mise en récit des transitions. Que nos armes soient affutées autant que celles qui soutiennent le régime dominant et que nos imaginaires se libèrent afin de forger des récits alternatifs et enthousiasmants [1]. » Une question cruciale est alors : de quoi les récits que nous sommes en capacité d’écrire sont-ils faits ? Cet article propose des éléments de réflexion et de réponse à partir d’un retour d’expérience.
Imaginer la reconnexion agriculture-alimentation à l’échelle de territoires
En septembre 2022, un atelier de deux jours a été proposé par des chercheuses et chercheurs [2] du projet Torsades [3] à des personnes concernées et parfois engagées dans la transition agricole et alimentaire de trois territoires. L’atelier a d’abord proposé une analyse de la situation actuelle par des regards croisés entre territoires, en s’appuyant notamment sur des « schémas de flux » (Billen et al. 2014) (figure 1). Ces schémas mettent en évidence les relations au sein d’un territoire à partir d’une représentation de la circulation de la matière agricole de sa production à sa consommation ou sa sortie du territoire. L’atelier a, dans un second temps, porté sur la construction de récits pour le futur, à partir d’un travail créatif des sous-groupes d’acteurs·rices de chacun des territoires. Plutôt que de construction de scénarios, il s’agit ici d’une mise en mots collective d’un futur souhaitable à partir d’une analyse et d’une lecture critique partagée du présent et de ses limites. L’approche narrative est privilégiée. C’est un exercice de prospective qui « constitue un va-et-vient entre le présent et le futur, non pas pour prédire celui-ci mais plutôt pour aider une société à se construire un avenir désiré » (Tabarly et Honegger 2009).
© Fabienne Barataud, 2021.
Les trois territoires choisis présentent un gradient de métropolisation. Il s’agit d’un espace périurbain de l’Ouest parisien (centré sur le plateau de Saclay), de la Brie laitière et de l’Ouest vosgien (figure 2). Pour l’atelier, une diversité de profils de participant·es a été recherchée : ils ou elles sont issu·es de la production agricole, de l’accompagnement technique ou de la formation agricole, des collectivités ou encore du milieu associatif. La composition finale (de cinq à sept personnes par territoire) tient aussi à la variabilité des dynamiques locales et du réseau partenarial entretenu par les équipes de recherche.
© ENS Paris-Saclay 2020 ; Fabienne Barataud 2009 et 2015.
L’atelier a été pensé pour permettre un exercice de prospective à partir d’une restitution d’une partie des résultats issus de la première phase du projet Torsades : ceux relatifs aux flux de matières associés au fonctionnement actuel du système agri-alimentaire dans chacun de ces territoires, depuis la production jusqu’à la consommation. Présentée lors de l’atelier, cette analyse des systèmes agri-alimentaires met en évidence certaines spécificités territoriales (rural/périurbain ; démographie, emploi et économie ; place et type d’agriculture) mais aussi plusieurs points communs, parmi lesquels le déficit d’outils de transformation comme frein à la reconnexion agriculture-alimentation et des systèmes globalement très ouverts (plus de 80 % de la production agricole exportée et plus de 80 % de l’alimentation importée) (Barataud et al. 2022). Sur cette base, les participant·es à l’atelier, réparti·es en trois groupes correspondant à leurs territoires d’origine, ont alors été invité·es à « imaginer leur territoire en 2050 lorsque la reconnexion agriculture-alimentation aurait abouti » et à « présenter le chemin parcouru et le résultat réussi à une délégation voisine venue les rencontrer ». Le tableau 1 synthétise les principaux traits caractéristiques des récits ainsi produits pour chacun des territoires.
Examinons ce sur quoi s’appuient les divers récits produits ou ce qu’ils traduisent, en termes de dynamique du groupe, d’éléments d’objectivation de la situation considérés, ou encore de visions de la reconnexion et des liens interterritoriaux.
Sur le plateau de Saclay, occulter les antagonismes actuels pour produire un récit du futur
Sur le plateau de Saclay, le groupe est constitué de personnes aux positions a priori hétérogènes. La situation locale est conflictuelle depuis plusieurs années autour d’un projet de développement porté par l’Établissement public d’aménagement (EPA) Paris-Saclay, auquel s’opposent des agriculteurs et des citoyens regroupés au sein de collectifs militants. Le groupe constitué pour l’atelier mêle notamment une personne travaillant pour cet EPA et un couple agriculteur-agricultrice très engagé dans le combat contre l’artificialisation des terres agricoles, en souffrance dans ce combat, et très pessimiste face à l’avenir. Par ailleurs, la représentante de la chambre régionale d’agriculture Île-de-France n’a qu’une vision éloignée du territoire objet du travail lors de l’atelier.
Dans le récit construit, si les agriculteurs·rices restant ont réussi à survivre, la reconnexion agriculture-alimentation obtenue est plus symbolique qu’effective. Tout se passe comme s’il était acté que la tendance dominante dicterait forcément le futur. À l’échelle des fermes, le récit produit correspond à l’idéal porté par le couple d’agriculteur·rice présent quant au futur de sa propre exploitation lorsqu’iels seront en mesure de la céder pour prendre leur retraite. Aucune évolution de la population ou des caractéristiques du territoire – où coexistent agriculture, entreprises, laboratoires de recherche et universités – n’est envisagée. À la place est évoquée une « considération nouvelle pour l’écologie [4] » se traduisant, d’un côté, par une implantation potentielle de haies, objet de consensus tant qu’elles ne restent « ni trop hautes, ni trop nombreuses pour respecter la dimension paysagère du plateau », et, d’un autre côté, par la restauration d’une trame noire « favorable aux pollinisateurs et réduisant les impacts des prédateurs diurnes », facilement acceptable lors de l’atelier en l’absence de représentants des structures responsables des éclairages nocturnes. La situation locale conflictuelle et la volonté malgré tout de réussir à écrire un récit acceptable par toutes les parties prenantes produisent une image finalement très peu disruptive du futur. Elle ne répond d’ailleurs pas à la consigne de reconnexion, comme si cette reconnexion était impossible sans heurt majeur. Dans ces conditions, sur le plateau de Saclay, la transition est décrite comme la « pacification » de la situation actuelle [5].
Dans la Brie, se développer vers un territoire d’excellence, de technique et d’expertise
Dans le groupe de la Brie, on trouve deux habitants dont la légitimité est issue d’une forme d’expertise et d’engagements passés sur le territoire. L’agriculteur participant fait localement figure de « modèle » et de « leader » (diversification et vente en circuit-court, des essais culturaux) ; il est aussi maire de sa commune et vice-président du Parc naturel régional (PNR) Brie et Deux Morin, celui-ci étant également représenté par son chargé de mission.
Assez naturellement, ce parc est alors considéré comme un outil central du dispositif pour faire advenir le territoire imaginé. Les participant·es expriment la nécessité de sortir d’une dépendance subie à la métropole parisienne et de la transformer en pouvoir d’attractivité construit : ils veulent attirer et maintenir sur place une population choisie, « qualifiée », « des chercheurs, mais aussi des cadres parisiens venant mettre leurs compétences en ingénierie au service du développement des moyens de transformation locaux ». Le territoire reste toutefois en tendance « la campagne » qui nourrit la ville, une campagne que l’on fait découvrir au travers de ses produits typiques proposés dans un salon permanent des produits du terroir construit sur les ruines d’un célèbre grand parc d’attractions. Les valeurs mises en avant sont celles de l’excellence, de la compétitivité et d’une maîtrise construite sur la connaissance. Dans cette image du futur, le territoire se qualifie toujours vis-à-vis du tissu urbain prolongeant le nord de la métropole parisienne. La relation à cette métropole reste donc très marquée, même si les participant·es à l’atelier cherchent à reprendre la main sur ce lien.
Dans les Vosges, basculer vers un territoire de type biorégion, autonome, résilient et fondé sur une démocratie participative
Les personnes venues des Vosges pour participer à l’atelier vivent et travaillent sur le territoire ; une majeure partie du collectif a des habitudes de travail en commun, des collaborations passées autour de projets. L’agriculteur a eu une contribution majeure à des collectifs locaux et des engagements politiques à des échelles régionales et nationales ; il a réussi à mettre en place de longue date dans sa ferme un système efficace au plan agronomique, lui garantissant à la fois un équilibre économique, une organisation et une charge de travail satisfaisantes. Par ailleurs, le directeur de la ferme du lycée agricole et la monitrice d’atelier de l’ESAT [6] ont en parallèle leurs propres petites exploitations. Le président du Pôle d’équilibre territorial et rural (PETR), ancien contrôleur laitier, tout comme la chargée de mission de la chambre d’agriculture, connaissent aussi très bien le territoire.
Le récit construit par ce groupe est celui qui embrasse le plus de dimensions, y compris sociales et politiques. Dans les Vosges, le régime actuel met en concurrence des exploitations spécialisées, exportatrices et intensives, avec des fermes de plus petite taille, plus diversifiées, souvent en agriculture biologique avec transformation et distribution en circuits-courts. Cette coexistence est analysée comme un frein majeur à une transition plus massive et plus durable du territoire. Pour sortir de cette situation, les participant·es imaginent donc un événement perturbateur pour justifier leur récit : « l’explosion d’un méthaniseur qui constitue un électrochoc sur le territoire ». La question de la méthanisation et de son développement actuel massif est emblématique pour elleux des choix systémiques qui doivent être faits entre des mondes antagonistes. C’est à partir de cet élément de crise déclencheur que le travail d’imagination peut s’opérer, conduisant à un territoire avec une très forte autonomie, où la coopération, la solidarité et le pouvoir des citoyens·nes s’expriment pleinement, soutenus par des dispositifs publics régulateurs à l’échelle locale.
Au-delà de l’expérience prospective : sens et pouvoir des récits
Dans leurs récits, les personnes articulent l’agriculture et l’alimentation à plusieurs autres dimensions : politique, organisation du travail, liens sociaux, déplacements, énergie, urbanisme, tourisme, paysage. Cependant, cette ouverture à diverses thématiques s’est faite, nous l’avons vu, de manière différenciée selon les territoires.
Les trois territoires partagent certes une situation de déconnexion entre agriculture et alimentation, sous l’effet des mêmes principes du régime dominant. Et les acteurs·rices pointent de façon commune à la fois des freins à la reconnexion (un accès au foncier difficile et qui devrait se réguler autrement, une Politique agricole commune qui renforce le régime dominant, un déficit global en outils de transformation locaux) et des besoins pour parvenir à une reconnexion (une diversification des productions agricoles, des formes d’organisation collective qui doivent évoluer sur les fermes et dans les communautés citoyennes). Mais au-delà de ces constats communs, les images projetées d’un territoire mieux connecté dans trente ans sont très variables d’un territoire à l’autre et d’un collectif à l’autre avec, en particulier, des approches plus ou moins multidimensionnelles, des renversements de paradigmes plus ou moins marqués, des identités territoriales et des liens aux autres territoires fondés sur des critères différents.
À partir de la même consigne et de constats globaux convergents (autour des schémas de flux mobilisés au démarrage de l’atelier), chaque groupe lié à un territoire donné produit une image bien différente des deux autres. Le registre factuel, rationnel et objectivant ne constitue pas le seul socle sur lequel ces récits se construisent. Les outils mis à disposition, qui apportent de la connaissance, qui rationalisent les situations, peuvent fonctionner comme artefact et contribuer à nourrir les exercices de prospective, mais les images co-construites sont aussi nourries d’autres dimensions, d’autres registres, émotionnels, expérientiels, éthiques et moraux en particulier. Ces images dépendent à la fois des caractéristiques des territoires et du groupe qui les produit. Le récit n’est évidemment pas neutre. D’où l’importance de savoir qui le produit – quelles sont ses/leurs valeurs, ses/leurs intérêts – et dans quel contexte, d’autant que si les récits témoignent des représentations, ils contribuent aussi en retour à façonner la construction des futurs.
En définitive, cette recherche rappelle toute l’importance des expériences vécues en commun pour construire un récit, un imaginaire collectif. Les expérimentations alternatives et radicales, fussent-elles de petite envergure, sont donc primordiales. Les effets de verrouillage et les rapports de force déséquilibrés rendent certes ces expérimentations un peu dérisoires ou, en tout cas, impuissantes à changer le monde à large échelle si on les évalue du strict point de vue de leurs impacts opérationnels. Sans pouvoir de transformation immédiat du système et du régime dominant, elles permettent néanmoins de donner une place à une alternative écologique dans un imaginaire collectif en construction.
Bibliographie
- Barataud, F., Husson, L. et Mariette, S. 2024. « Éviter l’autoritarisme climatique », Le Monde diplomatique, mars 2024.
- Barataud, F., Petit, C., Garnier, J., de La Haye Saint Hilaire, L., Billen, G. et Noûs, C. 2022. « Pour penser la territorialisation alimentaire, intégrer les inter-territorialités », Géocarrefour, vol. 96, n° 4.
- Castoriadis, C. 1986. Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe, 2, Paris : Éditions du Seuil.
- Chabot, P. 2015. L’Âge des transitions, Paris : PUF.
- Billen, G., Lassaletta, L. et Garnier, J. 2014. « A biogeochemical view of the global agro-food system : Nitrogen flows associated with protein production, consumption and trade », Global Food Security, vol. 3, n° 3-4, p. 209-219.
- GIEC, 2022. AR6 WGII Climate Change 2022 : Impacts, Adaptation and Vulnerability : Technical Summary, GIEC, février 2022.
- Goodman, D., DuPuis, E. M. et Goodman, M. K. 2012. Alternative Food Networks. Knowledge, Practice, and Politics, Abingdon : Routledge.
- IPBES, 2019. Global assessment report on biodiversity and ecosystem services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services, Bonn : IPBES secretariat, E. S. Brondizio, J. Settele, S. Díaz et H. T. Ngo (dir.).
- Lamine, C. 2005. « Settling Shared Uncertainties : Local Partnerships Between Producers and Consumers », Sociologia Ruralis, vol. 45, n° 4, p. 324-345.
- Tabarly, S. et Honegger, A. 2009. « Prospective et scénarios : des méthodes pour simuler et préparer l’avenir », Géoconfluences, juin 2009.