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Paris plein, Paris vide. Les paysages de périphéries dans les séries policières françaises

En une dizaine d’années, la vision des territoires urbains périphériques proposée par les séries policières françaises a évolué pour passer d’une ville pleine à une périphérie vide. Trois types de paysages se sont succédé : la rue faubourienne, le panorama bétonné et la friche.


Dossier : La ville des séries télé

Les grandes fictions télévisées américaines qui ont renouvelé le genre policier depuis trente ans (Hill Street Blues, NYPD Blue, Les Experts, The Shield...) ont inspiré depuis la fin des années 1990 de nombreuses séries françaises. Presque toutes ont adopté comme cadre Paris et sa région. Certaines passent d’un quartier à l’autre sans chercher à présenter la ville sous un jour particulier. C’est le cas notamment de La Crim’ (France 2, 1999-2006), R.I.S., police scientifique (TF1, 2006-...), Les Bleus, premiers pas dans la police (M6, 2006-2010) ou Paris : enquêtes criminelles (TF1, 2007-2008) [1]. D’autres, comme Braquo (Canal+, 2009-...) ou Engrenages (Canal+, 2005-...), ont choisi, pour donner d’elles une image à la fois moderne et dure, de placer leurs intrigues dans les quartiers « difficiles », c’est-à-dire ceux qui se démarquent par la relative pauvreté de leur population et par l’insécurité qui est censée y régner.

Les territoires représentés sont alors périphériques, suivant le schéma européen qui oppose le centre-ville aisé aux banlieues défavorisées [2]. Pour permettre aux spectateurs d’identifier rapidement et sans hésitation ces territoires, le choix est fait de montrer des paysages jugés emblématiques ou en tout cas très évocateurs.

Rareté du paysage dans les séries policières

Par paysage, nous entendons une large portion d’espace visible d’un seul regard. Dans les séries télévisées, les plans qui correspondent à cette définition sont peu fréquents. Les intrigues policières, notamment, sont jalonnées de scènes attendues, comme autant de passages obligés, qui se déroulent entre les quatre murs du commissariat (l’interrogatoire, l’identification du coupable présumé par un témoin, etc.) ou en tout cas dans un espace réduit (la poursuite d’un suspect, même en voiture, ou bien la collecte des indices sur une scène de crime). Dans Navarro (TF1, 1989-2007), qui servit de repoussoir aux nouvelles séries policières, le seul paysage urbain récurrent est celui des tours d’habitation du quartier des Olympiades (13e arrondissement), où le héros réside avec sa fille. Il n’apparaît le plus souvent que dans la dernière scène de l’épisode, qui se déroule en soirée, dans un cadre domestique détendu, une fois l’enquête close et le criminel arrêté. Le paysage urbain est donc maintenu hors du récit policier lui-même.

Même les fictions qui souhaitent accorder une plus grande place aux paysages tendent à les rejeter dans les plans d’exposition, les plans de coupe, éventuellement les génériques. Dans ces conditions, le plus simple moyen de les faire mémoriser par le téléspectateur consiste à répéter régulièrement leur apparition sur l’écran. La fréquence de ces plans compense alors leur brièveté et le paysage – un certain type de paysage – devient une composante de l’identité de la série. C’est, par exemple, le choix que fait P.J. (France 2, 1997-2009).

La ville pleine : la rue faubourienne entre sordide et pittoresque

Très fortement influencés par la grammaire visuelle de NYPD Blue [3], les épisodes de P.J. sont scandés par des vues du 10e arrondissement de Paris (où opèrent nos héros de la « PJ Saint-Martin ») et des quartiers voisins plus excentrés. Nous sommes donc dans les faubourgs, périphérie la plus proche du centre historique mais périphérie tout de même, à la fois spatiale et fonctionnelle. On trouve des images de ces quartiers dans le générique de début, ainsi que dans de très brefs intermèdes qui viennent rythmer le récit au cours de l’épisode. Dans les deux cas, on nous propose un montage haché – souligné par une musique énergique – de quelques plans très courts tournés dans la rue, à hauteur de piéton. Ces séquences, comme toute l’esthétique visuelle de P.J., relèvent d’une « documentarisation des séries policières » (Pontarolo 2004). Elles portent aussi un discours idéologique sur la ville.

Figure 1 : P.J., saison 1, épisode 2 (1997).

Cette capture d’écran est extraite d’un plan très court (moins d’une seconde) représentant la rue Caillié (18e arrondissement) vue en direction du sud. Même si l’on ne reconnaît pas cette rue et le boulevard de la Chapelle, dont on aperçoit la station-service rouge et jaune à l’arrière-plan, un faisceau de signes nous fait placer ce paysage dans une certaine catégorie de territoire urbain. Les façades des immeubles sont simples ; les enseignes commerciales suggèrent la présence d’hôtels bas de gamme, d’un bistrot proposant de la bière bon marché et d’un salon de coiffure non-franchisé ; la tenue vestimentaire des riverains renseigne sur leur modeste pouvoir d’achat ; enfin, la présence des voies du métro aérien laisse supposer des nuisances sonores importantes. Cette description d’une image datant de presque quinze ans devrait aujourd’hui être révisée, d’importants travaux de rénovation et de réhabilitation ayant été entrepris dans ce quartier depuis le début des années 2000, notamment dans l’îlot Caillié, qui constituait l’un des derniers groupes d’immeubles insalubres à Paris.

Un dernier élément de cette image appelle plusieurs commentaires : la présence au premier plan d’un passant. D’abord, elle rend compte de la densité urbaine en bouchant encore davantage un paysage déjà très étroit et quadrillé ; ensuite, elle atteste de l’influence du genre documentaire sur P.J. (le regard de la personne est tourné vers la caméra) ; enfin, elle témoigne de l’importance accordée dans cette série aux petites gens, aux simples citoyens dont la protection doit être la mission prioritaire des forces de l’ordre. Les scénarios le répètent à l’envi et le générique le résume : P.J. est une série « de proximité » qui défend les valeurs républicaines dans une société urbaine multiculturelle. Elle porte sur ces territoires du Paris populaire un regard optimiste et prend soin d’équilibrer ses aspects les plus sombres avec des moments plus légers, notamment dans ces instantanés de scènes de rue où le pittoresque trouve toute sa place (Deroide 2011, p. 127-128).

La ville vide : le panorama bétonné entre désespoir et vitalité

La série qui prend le relais de P.J. dans le cœur des critiques au début des années 2000 est assurément Police District (M6, 2000-2003) (Soulez 2004). La série est plus sombre, plus dépressive, et localisée plus loin en périphérie. Le commissariat où travaillent les héros est situé à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) et le tournage des extérieurs a lieu principalement dans des communes du nord-est et de l’est de la petite couronne (départements de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne). Les auteurs semblent avoir estimé que les faubourgs parisiens restaient décidément trop charmants et que seule la banlieue des « quartiers sensibles » pouvait constituer le cadre paysager d’histoires toujours plus désespérantes.

Les auteurs de la série portent une grande attention aux paysages. Ils sont toujours cantonnés aux interludes qui ponctuent l’épisode et montrés dans des enchaînements de plans très rapides mais leur contenu est bien différent de celui de P.J. On n’adopte plus le point de vue du piéton, du citadin usager de la ville. La prise de vue est effectuée depuis un point situé en hauteur (étage élevé, toit d’immeuble), ce qui ouvre le champ visuel, souvent jusqu’à offrir un panorama constitué pour une bonne part de ciel. Néanmoins, la partie terrestre de l’image reste chargée, la densité du bâti étant souvent accentuée par l’usage du téléobjectif. Immeubles, barres, tours, grands ensembles, vastes équipements collectifs (gare de triage, parcs de stationnement, terrains de sport) forment un agrégat de figures géométriques peu colorées et peu contrastées, dans un camaïeu de teintes « béton ». La brièveté des plans accentue cette impression de confusion. Dans ce champ d’observation où la vue s’étend sur des centaines de mètres voire sur des kilomètres, on ne voit presque jamais d’êtres humains. Leur présence est suggérée par le bâti et surtout par le mouvement des automobiles et des RER sur les axes routiers et ferrés qui strient la proche banlieue.

Figure 2 : Police District, saison 1, épisode 5 (2000).

Dans un tel décor, il n’y a guère de place pour le pittoresque : pas de canal Saint-Martin ou de marché de quartier, de fontaine Wallace ou de monument touristique en arrière-plan. La dureté des paysages est cohérente avec les drames que vivent les personnages dans leur vie professionnelle et privée. Néanmoins, le monde urbain de Police District est plein d’animation, comme le sont ses paysages. Le déplacement des nuages en accéléré au-dessus de la ville, les phares des voitures sur le boulevard périphérique en soirée, les dizaines de fenêtres perçant chaque immeuble donnent de la périphérie une image vivante. Cela est toutefois remis en cause par la représentation de la périphérie dans quelques séries plus récentes.

La ville vidée : la friche entre abandon et réappropriation criminelle

Alors que l’urbanisation renvoie assez spontanément à l’idée de concentration […], il se trouve qu’elle construit, en raison même de ses logiques, des espaces où les « vides » (non bâtis) sont légion et même souvent plus vastes que les « pleins ». Ainsi, le fond même de l’urbanisation serait autant la production du vide et du délaissé que celle du plein et du bâti (Lussault 2011, p. 44).

Les paysages de friche urbaine (terrain vague, usine ou entrepôt désaffectés) hérités de la désindustrialisation étaient déjà présents dans Police District. Ils deviennent plus visibles dans Sur le fil (France 2, 2007-2010), où l’équipe du commandant Munoz est relocalisée sur un ancien site de la SNCF au début de la saison 2. Ce déménagement illustre la pénurie de moyens à laquelle les enquêteurs vont devoir s’adapter.

Engrenages (Canal+, 2005-...) fait un usage plus systématique de ces lieux, y compris dans Paris, comme le montre ce plan du pont-cage de la Petite Ceinture sur le canal de l’Ourcq (19e arrondissement).

Figure 3 : Engrenages, saison 3, épisode 1 (2010).

Cette voie de chemin de fer désaffectée, parsemée d’herbes folles, tranche avec les immeubles à l’arrière-plan qui sont habités et entretenus – celui de droite fait l’objet d’un ravalement de façade. Elle a perdu sa fonction de communication mais n’a pas disparu, créant seulement un trait vide dans le plein du quartier environnant. Elle n’est plus fréquentée que par les criminels (c’est là qu’un serial killer barbare a abandonné le cadavre de sa dernière victime), les marginaux (la femme assassinée était une prostituée qui « faisait le trottoir » le long du canal) et les policiers qui inspectent la scène du crime. Si l’on précise que ces derniers, dans Engrenages, sont souvent peu respectueux des procédures, voire des lois, on voit que les lieux de la périphérie et les paysages qui y sont associés sont résolument rangés du côté de l’illicite.

Une grande partie de l’intrigue policière de la saison 3 se déroule dans le nord-est du 19e arrondissement, vue comme une « banlieue dans Paris », dépourvue des signes de reconnaissance paysagers de l’espace intra-muros. Le contraste est souligné par la localisation des intrigues judiciaires dans l’hyper-centre – le Palais de Justice de l’île de la Cité – ou les beaux quartiers de l’ouest – le cabinet de Me Karlsson et Me Dupont. De nombreuses autres scènes sont tournées dans les communes du nord-est, notamment à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), qui sont présentées comme le prolongement du 19e arrondissement. Le canal Saint-Denis, le réseau autoroutier structuré par le boulevard périphérique, l’A1 et l’A86, ainsi que la ligne de métro n° 7, sont tous montrés à un moment ou un autre de la saison 3 comme des traits d’union entre Paris et banlieue.

La rue faubourienne, le panorama bétonné et la friche sont donc trois étapes d’une représentation de la périphérie parisienne qui font une place croissante au vide urbain. Cette évolution atteint son dernier stade dans une série policière récente : Braquo (Canal+, 2009-...).

Aux confins du périurbain

Dans Braquo, la périphérie se vide encore davantage, du fait de deux choix distincts. Le premier consiste à présenter la plupart des territoires périphériques comme des espaces déserts et désolés. On retrouve, bien sûr, les friches industrielles et autres lieux de relégation ou de recyclage, comme la casse automobile de Rocky, mais on fait subir le même traitement aux rues pavillonnaires ou aux quartiers commerçants : tous ne sont que des décors figés avant que la violence ne survienne. Un effort particulier est fait pour ôter du paysage tout élément qui l’adoucirait. Par exemple, l’espace culturel Gérard Philipe est soigneusement omis de cette vue nocturne (figure 4) de Sartrouville (Yvelines). N’y subsistent que de petits commerces fermés. Aucun signe de vie dans cette scène, sauf celui des policiers en planque dont nous adoptons ici le point de vue. Le paysage ne perdra son immobilité qu’avec l’irruption, quelques secondes plus tard, du véhicule des malfaiteurs venus arracher un distributeur automatique de billets.

Figure 4 : Braquo, saison 1, épisode 3 (2009).

Dans le même ordre d’idées, la volonté de contrer tout effet charmeur – et de tenter d’en produire un autre, en décalage – pousse la production à jouer avec l’imagerie associée aux bords de Seine : la péniche où habite Eddy Caplan est située juste en face du chantier de l’île Seguin (Hauts-de-Seine), site des anciennes usines Renault, dans un décor de gravats et de voies de circulation désaffectées. Dans bien des cas, tout est fait pour rendre le paysage difficile à reconnaître ou le faire disparaître, comme dans cette scène de poursuite nocturne menée phares éteints dans le brouillard (saison 1, épisode 3 ; voir la figure 5).

Le second choix est celui de l’éloignement jusqu’aux territoires périurbains. Il est logique que la recherche de l’espace le plus vide, le moins fréquenté, le plus immobile pousse les équipes de tournage de Braquo vers les forêts (au tournant des saisons 1 et 2) et les champs (saison 2) d’Île-de-France. Ce sont les lieux choisis pour les détentions clandestines, les rendez-vous discrets, les règlements de compte sans témoin. L’open field en particulier peut constituer un équivalent visuel de l’état psychologique des personnages, qui apparaissent eux-mêmes « vidés ». Le paysage peut donc avoir une valeur métaphorique, notamment lorsqu’il confine à l’abstraction, comme c’est le cas dans l’exemple ci-dessous : il défile, derrière les vitres de la voiture, réduit à des masses floues et informes, donnant aux périphéries des allures de limbes.

Figure 5 : Braquo, saison 2, épisode 6 (2011).

Bibliographie

  • Deroide, Ioanis. 2011. Séries TV : mondes d’hier et d’aujourd’hui, Paris : Ellipses, collection « Culture Pop ».
  • Lussault, Michel. 2011. « L’urbain, quelques mots pour le dire », in Cailly, Laurent et Vanier, Martin (dir.), La France. Une géographie urbaine, Paris : Armand Colin, collection « U ».
  • Pontarolo, Stéphanie. 2004. « Documentarisation des séries policières ? L’exemple de la télévision française », in Beylot, Pierre et Sellier, Geneviève (dir.), Les séries policières, Paris : L’Harmattan, collection « Les médias en actes », p. 151-170.
  • Soulez, Guillaume. 2004. « L’esthétique sérielle propose-t-elle un art de la différence ? “L’originalité” de Police District (M6) », in Beylot, Pierre et Sellier, Geneviève (dir.), Les séries policières, Paris : L’Harmattan, collection « Les médias en actes », p. 381-400.
  • Vieillard-Baron, Hervé. 2011. Banlieues et périphéries. Des singularités françaises aux réalités mondiales, Paris : Hachette, collection « Carré géographie », 2e édition.

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Pour citer cet article :

Ioanis Deroide, « Paris plein, Paris vide. Les paysages de périphéries dans les séries policières françaises », Métropolitiques, 25 janvier 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Paris-plein-Paris-vide-Les-paysages-de-peripheries-dans-les-series-policieres.html

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