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La Fête des voisins : un rituel conjuratoire ?

Dans un contexte d’accroissement des mobilités, de montée de l’individualisme et de développement des réseaux sociaux numériques, les relations de voisinage semblent appartenir au passé. Comment comprendre alors que la Fête des voisins rassemble chaque année plus de monde ? À partir d’une enquête menée à Genève, Maxime Felder livre un éclairage sur le sens et le rôle de ce rituel.

La Fête des voisins réunit chaque année davantage de citadin·e·s, qui se retrouvent entre voisin·e·s, pour un verre ou un repas, le dernier vendredi du mois de mai. En 2019, la vingtième édition de la Fête des voisins aurait rassemblé 30 millions de personnes dans 50 pays [1]. Comment comprendre cet engouement périodique, alors que le reste de l’année, les relations de voisinage se caractérisent généralement par une distance cordiale ? Faut-il y voir la résurgence de la convivialité et des solidarités locales, ou bien une simple parenthèse, sans conséquence sur la vie quotidienne ?

Cet article propose de considérer la Fête des voisins comme un rituel contemporain. Proposant d’abord une analyse de ses origines et de ses fondements normatifs, il se fonde ensuite sur des observations et des entretiens menés dans quatre immeubles locatifs du centre-ville de Genève pour comprendre le sens qu’elle revêt pour leurs résidents [2]. Comment comprendre la relation apparemment paradoxale entre le moment rituel et le quotidien ? Et comment saisir à la fois la part fictionnelle du rituel et son caractère performatif ? Si la Fête des voisins permet de conjurer une anxiété récurrente (partagée tant par les autorités que les citadin·e·s) quant au devenir des relations sociales et de la coexistence en ville, elle permet également d’instituer des valeurs et des normes de bon voisinage.

Porté par une préoccupation pour les solidarités locales

Les rencontres conviviales entre voisin·e·s ont toujours existé, mais l’institutionnalisation d’une « Fête des voisins » débute en 1999. À l’initiative d’Atanase Périfan et de son association Paris d’amis, les habitant·e·s de 800 immeubles du 17e arrondissement de Paris se réunissent autour d’un verre ou d’un repas. L’année suivante, l’événement prend une ampleur nationale puis devient en 2004 le European Neighbours’ Day sous l’égide de la Fédération européenne des solidarités de proximité, présidée par M. Périfan. C’est à ce moment que la Fête des voisins fait son apparition à Genève, avant de gagner le reste de la Suisse.

La Fête des voisins se distingue des festivals et des grandes manifestations sportives de la « ville événementielle » (Chaudoir 2007) par le fait qu’elle est organisée par les habitant·e·s. Les autorités se limitent à en assurer la promotion. Pour cela, la Ville de Genève a par exemple coordonné en 2016 la création d’un graphisme commun aux villes suisses participantes. Chaque année, elle annonce l’événement par des affiches traduites en sept langues (figure 1).

Figure 1. Affiche annonçant la fête des voisins 2019 à Genève

© Maxime Felder, 2019.

Sur sa page internet consacrée à la Fête, elle encourage ses habitant·e·s à se réunir, afin « de créer une dynamique de convivialité, de renforcer les liens de proximité pour lutter contre la solitude, le repli sur soi, l’individualisme [3] ». Cette rhétorique fait écho aux propos d’Atanase Périfan. Proche des milieux catholiques, cet élu siégeant à droite au Conseil de Paris voit dans le succès de la Fête « l’expression […] d’une solidarité retrouvée » et un remède contre les « ravages » du repli sur soi, de l’anonymat et d’Internet (Périfan et al. 2012, p. 23). Ces propos font référence à un supposé âge d’or de la solidarité communautaire omniprésent dans les discours autour du voisinage (Topalov 2003).

D’une part, ce mythe plonge ses racines dans un temps où les paroisses formaient le principal foyer des solidarités locales (Di Méo 1991). De ce point de vue, aider son voisin revient à aider son prochain (L’Heuillet 2016). D’autre part, cette valorisation des solidarités locales s’inscrit dans la continuité d’un « retour à la rue » amorcé dans les années 1960 (Charmes 2006, p. 21). Ce mouvement valorise la « chaleur » et la convivialité des quartiers anciens et populaires, contre l’urbanisme moderne et fonctionnel.

Cette inclination nostalgique n’est pas nouvelle. Keith Hampton et Barry Wellman (2018) retracent, depuis le XIVe siècle, des commentaires déplorant l’affaiblissement des relations sociales et de la « communauté traditionnelle ». Alors qu’aujourd’hui, la « panique morale » porte sur le rôle des smartphones et des réseaux sociaux, la ville a depuis toujours été accusée de nuire aux relations sociales. De nombreux auteurs rejettent aujourd’hui l’idéalisation de la « communauté traditionnelle », rappelant tantôt que la vie des habitants des quartiers populaires historiques était marquée par la pauvreté et l’isolement (Topalov 2003), tantôt que les communautés soudées impliquent souvent des formes d’exclusion, d’enfermement, de contrainte et de contrôle (Joseph 2002).

Les effets du cadre rituel

Ces limites n’échappent pas à une grande partie des adeptes de la Fête des voisins qui, même s’ils partagent cet idéal de la communauté locale traditionnelle, ne cherchent pas à transformer durablement leur manière de vivre et leurs rapports avec leurs voisins. Ainsi, une fois les tables et les chaises rangées, leur vie quotidienne ne s’en trouve pas métamorphosée. Ce paradoxe est caractéristique des rituels. Comme le fait remarquer Albert Piette, le rituel ne s’inscrit pas en opposition ou en rupture avec le quotidien, mais plutôt en « superposition » (Piette 1992, p. 177). Analyser la Fête des voisins en tant que rituel permet de comprendre cette relation dialectique entre les normes et comportements de la vie quotidienne d’un côté, et du moment rituel de l’autre.

En effet, durant les Fêtes auxquelles j’ai participé dans le cadre de l’enquête, j’ai observé que les relations entre les voisins s’approchent des limites du cadre de ce qui est généralement admis, mais les franchissent rarement. Les participant·e·s se posent des questions qui paraîtraient peut-être inappropriées en cas de rencontre impromptue dans l’ascenseur, mais se retiennent en général d’être indiscret·e·s. Et si la présence autour de la table ou du buffet signale en soi une disponibilité à la sociabilité, la réserve ne tombe pas pour autant. La Fête des voisins n’est pas le lieu où s’étalent les vies privées déjà suffisamment offertes aux voisins par l’insonorisation défaillante des anciens immeubles. C’est là la double contrainte associée au rituel : il demande à la fois un relâchement propre à la fête et un maintien des normes et des codes habituels. Ce cadre n’empêche évidemment pas les déviations – qui sont inhérentes à tout rituel – et ce sont parfois elles qui en révèlent les limites aux participant·e·s (Hüsken 2007).

Favoriser la familiarité

S’il ne métamorphose pas l’ordre social, le rituel de la Fête des voisins peut toutefois l’affecter. En ce sens, il ne se réduit pas à une parenthèse. Les participant·e·s y gagnent en familiarité avec leur voisinage. Des affinités s’y découvrent et peuvent déboucher sur des relations durables. Cet événement est parfois la seule occasion de rencontrer ses voisins, et les entretiens menés contiennent maints exemples de relations nées dans ce contexte rituel. Cependant, alors que certaines relations se développent, d’autres en reviennent à leur état initial. Certains s’en étonnent, comme Barbara [4] (la quarantaine, juriste), qui relevait que la voisine qui l’avait tutoyée lors de la soirée la vouvoyait à nouveau après. D’autres, comme Sandro (enseignant nouvellement à la retraite), revendiquent cette sélection : « Après la Fête des voisins, il y a des gens qu’on a envie de tutoyer et d’autres pas. Même si sur le moment on se tutoie, c’est une belle ambiance et puis après on revient un petit peu sur ses pas, si je puis dire. »

En plus de créer un espace-temps propice à la création de familiarité, donnant lieu – ou non – à de nouvelles relations, la Fête des voisins institue la communauté de voisinage en tant que groupe partageant un lieu de vie, tout en permettant la négociation des limites de ce groupe, puisqu’il faut décider qui inviter : les résident·e·s de la même entrée, du même immeuble, du groupe d’immeubles, ou de la rue ? Dans les quatre immeubles enquêtés, l’invitation se limitait aux locataires de la même entrée, mais toujours avec des exceptions pour la mère de l’un, ou l’ami de l’autre.

Reproduire des normes de « bon voisinage »

Pure « tradition inventée » (Hobsbawm et Ranger 2012), la Fête des voisins met aussi en discussion des normes de bon voisinage. C’est notamment durant ces rassemblements que se discutent la bonne manière d’évacuer les déchets encombrants, ou les endroits de l’immeuble où il est toléré de parquer les vélos. Par exemple, Ben (quarantenaire et informaticien anglophone récemment installé en Suisse) a amusé les convives en racontant comment il s’est comporté de manière « very non-Swiss » peu après son emménagement. Il a raconté avoir poussé du sixième étage jusqu’au rez-de-chaussée, marche par marche, un lourd pot de fleurs qui n’entrait pas dans l’ascenseur. Il était passé 22 h et Sarah – une trentenaire habitant trois étages plus bas – était sortie lui demander s’il avait « besoin d’aide », ce qu’il a bien compris comme une question purement rhétorique. Pour les personnes présentes, cette anecdote a rappelé qu’un « bon voisin » (ou un « bon Suisse », pour Ben) évite de faire du bruit après 22 h.

À l’instar de la Fête de la musique, la Fête des voisins suit une tendance non seulement ritualiste, puisqu’elle est appelée à être renouvelée chaque année, mais aussi « ubiquiste et synchronisatrice » (Gwiazdzinski 2009, p. 350). Parce qu’ils se déroulent simultanément non seulement dans plusieurs immeubles, mais aussi dans plusieurs villes et dans plusieurs pays, il est tentant de considérer ces événements comme monolithiques et d’oublier, comme le rappellent Emma Gobin et Maxime Vanhoenacker, la « réflexivité critique » des actrices et acteurs qui « interrogent, mettent à distance, évaluent et […] (ré)aménagent constamment leurs pratiques cérémonielles » (Gobin et Vanhoenacker 2016, p. 8). C’est de cette manière que les rituels agissent comme des miroirs (Piette 2005), permettant aux membres d’un groupe une réflexion sur leurs valeurs et leurs pratiques.

Cet effet miroir concerne même des personnes qui ne participent pas à l’événement, à l’instar de Sylvie (cinquantenaire, cadre dans le public). Le jour J, elle rentre du travail sur son vélo et salue ses voisin·e·s qui dressent une table. Invitée à les rejoindre, elle lance qu’elle « essaiera de passer plus tard ». Elle ne viendra pas. Quelques semaines plus tard, quand je la rencontre pour un entretien, elle avoue que sa première réaction est chaque année la même : « Mince, c’est la Fête des voisins. » Elle m’assure pourtant être convaincue du bien-fondé de la démarche : « Quand même, je pense que c’est bien de se connaître. Ça permet de se demander des services plus facilement, c’est plus agréable. » Pour Sylvie, l’image renvoyée par le rituel permet de mesurer à quel point elle s’écarte des normes de bon voisinage.

Un rituel conjuratoire

Pour d’autres au contraire, la Fête des voisins agit en tant que rite conjuratoire, ou « miroir magnifiant » (Piette 2005, p. 40), qui renvoie aux participant·e·s comme aux autorités l’image rassurante de citadin·e·s capables de faire communauté, ne serait-ce que le temps d’une soirée. Mais l’image magnifiée de la convivialité du voisinage peut se transformer en mirage. Conjuguée à la rhétorique idéalisant la « communauté traditionnelle », elle risque d’en faire une solution toute faite à de multiples problèmes, tels que l’isolement, notamment des personnes âgées. Pointer du doigt Internet et l’individualisme, et offrir comme remède la solidarité et la responsabilité du voisinage, c’est négliger les inégalités structurelles et oublier que l’isolement affecte avant tout des personnes déjà précaires, sans emploi ou en mauvaise santé (OFS 2006).

D’une part, ces personnes peinent à développer des relations de voisinage, puisqu’il leur est à la fois plus difficile de s’engager dans ces relations de réciprocité, et plus pénible de dévoiler leur situation personnelle. D’autre part, ces formes de précarité et d’isolement ont des causes structurelles contre lesquelles le voisinage n’est pas d’un grand secours.

Pour conclure, le risque est peut-être d’attribuer à la Fête des voisins des effets qui ne sont pas à sa portée. En tant que rituel, elle se limite à favoriser la création d’une familiarité qui permet de gérer l’inévitable anonymat de la ville (Felder 2020) et parfois de développer de nouvelles relations. Elle soutient la reproduction et la négociation de normes de « bon voisinage », facilitant ainsi la coexistence. Enfin, si elle permet de conjurer une crainte quant à notre capacité à vivre ensemble, espérons qu’elle ne serve pas à dépolitiser la question de la précarité et de l’isolement, et à mettre tous les maux sur le (bon) dos de l’individualisme, d’Internet ou de la ville.

Bibliographie

  • Charmes, E. 2006. La Rue, village ou décor  ?, Grâne : Créaphis.
  • Chaudoir, P. 2007. « La ville événementielle : temps de l’éphémère et espace festif », Géocarrefour [en ligne], vol. 82, n° 3.
  • Di Méo, G. 1991. « La genèse du territoire local : complexité dialectique et espace-temps », Annales de géographie, n° 559, p. 273-294.
  • Felder, M. 2020. « Strong, Weak and Invisible Ties : A Relational Perspective on Urban Coexistence », Sociology [en ligne], 17 janvier.
  • Gobin, E. et Vanhoenacker, M. 2016. « Innovation rituelle et réflexivité. Retours aux rituels : une introduction », ethnographiques.org [en ligne], vol. 33.
  • Gwiazdzinski, L. 2009. « Chronotopies. L’événementiel et l’éphémère dans la ville des 24 heures », Bulletin de l’association de géographes français, vol. 86, n° 3, p. 345-357.
  • Hampton, K. N. et Wellman, B. 2018. « Lost and Saved… Again : The Moral Panic About the Loss of Community Takes Hold of Social Media », Contemporary Sociology, vol. 47, n° 6, p. 643-651.
  • Hobsbawm, E. et Ranger, T. 2012. The Invention of Tradition, Cambridge : Cambridge University Press.
  • Hüsken, U. 2007. « Ritual Dynamics And Ritual Failure », in Hüsken (dir.), When Rituals Go Wrong : Mistakes, Failure and the Dynamics of Ritual, Leiden-Boston : Brill, p. 337-366.
  • Joseph, M. 2002. Against the Romance of Community, Minneapolis : University of Minnesota Press.
  • OFS. 2006. Données sociales suisses – Risque plus élevé d’isolement social parmi la population déjà défavorisée, Neuchâtel : Office fédéral de la statistique.
  • Périfan, A., Maciel, D. et Richard, A. 2012. « Découvrir en l’autre un frère », Projet, vol. 329, n° 4, p. 22.
  • Piette, A. 2005. « Fête, spectacle, cérémonie : des jeux de cadres », Hermès, la revue, n° 43, p. 39-46.
  • Piette, A. 1992. « Les rituels : du principe d’ordre à la logique paradoxale. Points de repère théoriques », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 92, p. 163-179.
  • Topalov, C. 2003. « “Traditional Working-Class Neighborhoods” : An Inquiry into the Emergence of a Sociological Model in the 1950s and 1960s », Osiris, vol. 18, p. 212-233.

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Pour citer cet article :

Maxime Felder, « La Fête des voisins : un rituel conjuratoire ? », Métropolitiques, 13 février 2020. URL : https://metropolitiques.eu/La-Fete-des-voisins-un-rituel-conjuratoire.html

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