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Essais

Action cœur de ville : une réponse en trompe-l’œil à la crise des villes moyennes ?

Quelle est la nature de la crise qui touche les villes moyennes et comment y faire face ? Aurélien Delpirou tente d’apporter des réponses à ces questions en analysant le programme national « Action cœur de ville ». Malgré ses effets de levier sur la revitalisation du commerce, de l’habitat et des espaces publics, ce plan demeure handicapé par l’inertie des modes de penser et de mettre en œuvre l’action publique territoriale.

Lancé par le gouvernement en mars 2018, le plan Action cœur de ville vise à favoriser le maintien ou le développement des fonctions commerciales et résidentielles dans les centres des villes moyennes, afin d’améliorer à la fois leur attractivité et le cadre de vie de leurs habitants. 222 d’entre elles, réparties dans l’ensemble du territoire national, ont signé une convention avec des partenaires publics et privés, qui programme un ensemble de projets inscrits dans les objectifs du plan.

Action cœur de ville marque une double inflexion de l’action publique territoriale en France : le retour à l’agenda politique des villes moyennes et la prise en compte de la fragilisation des centres d’agglomération. Plus largement, ce plan national, porté par le ministère de la Cohésion des territoires, semble consacrer l’abandon d’un certain nombre de paradigmes qui ont structuré durablement l’aménagement du territoire : une élaboration moins verticale qu’horizontale, en concertation avec l’association Villes de France [1], les élus et les acteurs économiques locaux ; une entrée thématique – la crise des centres et tout particulièrement la vacance commerciale, envisagée comme son symptôme le plus flagrant – plutôt que catégorielle (comme en témoignent le nombre et la diversité des communes retenues, bien au-delà de la définition traditionnelle d’une ville moyenne) ; un dispositif laissant des marges de manœuvre aux initiatives locales.

Plus d’un an après son lancement et alors que s’est ouverte sa phase opérationnelle, ce plan a déjà produit des effets d’entraînement non négligeables. Il n’en trahit pas moins un certain nombre d’écueils et d’obstacles structurels, qui reflètent l’inertie des représentations et des pratiques attachées aux politiques publiques territorialisées en France [2].

Les villes moyennes sont-elles en crise ?

Les villes moyennes françaises sont souvent présentées comme faisant partie des plus touchées par les difficultés urbaines et socioéconomiques (Cauchi-Duval et al. 2017). Fortement enracinées dans le récit territorial national (Delpirou 2013), elles ont connu de profonds bouleversements au cours des trente dernières années (Demazière 2014) : les réorganisations postfordistes ont fragilisé leur base productive, souvent faiblement diversifiée, tandis que le double effet de la métropolisation et de la contraction des dépenses publiques a affaibli leur capacité historique de polarisation de leur environnement rural (Santamaria 2012). En somme, c’est le modèle de développement territorial des villes moyennes qui semble durablement remis en cause, au point que certains experts ont pu annoncer leur « disparition » (Béhar et Estèbe 2014).

De nombreux travaux récents invitent pourtant à nuancer et à contextualiser ces représentations. Non seulement la plupart des villes moyennes sont en relative bonne santé démographique (De Roo 2007), mais les pertes de population sont presque toujours concentrées dans les villes-centres, tandis que les communes de banlieue et les couronnes périurbaines voient leur population stagner ou augmenter, même dans des aires urbaines hâtivement qualifiées de décroissantes (Delpirou 2019). Entre 1962 et 2012, la population des aires urbaines centrées autour des villes moyennes a augmenté de 37 %, de telle sorte que leur poids relatif dans la population nationale est resté stable : environ 20 % de la population et 30 % des citadins du pays.

Par ailleurs, la désaffection résidentielle et commerciale des cœurs d’agglomération n’est pas l’apanage de cette catégorie de villes. Son moteur principal, le fonctionnement spéculatif de l’urbanisme commercial, provoquant un double découplage à la fois entre offre et demande et entre centre et périphérie, concerne la quasi-totalité des villes françaises non métropolitaines (Talandier 2014).

Enfin, si certaines villes moyennes sont bel et bien confrontées à des difficultés, celles-ci ne sont non seulement pas toujours cumulatives, mais présentent des logiques, des temporalités et des inscriptions spatiales très différentes (Béhar et Estèbe 2019). Plusieurs études récentes montrent ainsi l’absence de corrélation entre les géographies de la vacance commerciale et de la vacance résidentielle, des revenus médians des ménages ou de la croissance démographique (Madry 2018).

En réalité, les trajectoires contrastées des villes moyennes sont moins déterminées par le poids démographique que par des facteurs locaux et régionaux, en lien notamment avec leur profil fonctionnel et les systèmes territoriaux au sein desquels elles s’inscrivent (Beaucire et al. 2016). Cette diversité des situations rend difficile l’élaboration d’un diagnostic partagé. Dans le cadre du plan Action cœur de ville, sur la suggestion des préfets, le gouvernement a fait le choix d’une définition très lâche des villes moyennes, permettant de retenir des agglomérations aussi diverses aux plans démographique et fonctionnel que Dunkerque (180 000 habitants), Pau, La-Roche-sur-Yon, Montluçon, Colmar ou Bagnols-sur-Cèze (22 000 habitants).

Figure 1. 222 collectivités bénéficiaires du plan national Action cœur de ville

Ministère de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, www.cohesion-territoires.gouv.fr/programme-action-coeur-de-ville.

Sont-elles abandonnées ?

Depuis le mois de novembre 2018, plusieurs commentateurs ont analysé le mouvement des gilets jaunes comme la conséquence de politiques publiques à deux vitesses, qui privilégieraient de manière systématique les espaces métropolitains au détriment du reste de la France. La concentration de l’expertise, des moyens (humains et financiers) et des dispositifs de l’aménagement du territoire sur les métropoles est une tendance incontestable des vingt dernières années (Santamaria 2012). Par ailleurs, les régions semblent hésiter entre un traitement homogène des villes moyennes en tant que strate intermédiaire participant de la cohésion de leur territoire et une approche plus différenciée qui hiérarchise les territoires en fonction de leur appartenance ou non à de vastes systèmes métropolitains (Béhar 2011). Cette double incertitude des politiques nationales et régionales face à l’« entre-deux territorial » que constituent les villes moyennes a limité la réflexion stratégique concernant le développement de ces territoires.

Toutefois, les villes moyennes ne sont pas dans une situation d’abandon politique : elles bénéficient d’une forte représentativité au parlement (bien supérieure à celle des banlieues des grandes agglomérations, par exemple), de structures intercommunales de gestion et de projet dont les compétences ont été renforcées par les évolutions législatives récentes, de nombreuses initiatives citoyennes et même, en dépit de contraintes croissantes, de leviers de financement non négligeables (aides de l’Union européenne, contrats divers, dispositifs de défiscalisation). L’écueil est qu’elles ne font pas – ou peu – l’objet de réflexions et de politiques ad hoc : l’action publique se résume encore souvent à une duplication, en plus petit, des solutions mises en œuvre dans les grandes villes, d’autant plus que les ingénieries locales sont souvent modestes et les moyens financiers limités (Roudier 2019). C’est dans ce contexte qu’il convient d’envisager le lancement du plan Action cœur de ville.

Action cœur de ville : entre nouvelle impulsion et effet de levier

Le plan s’appuie sur cinq axes structurants définis par le ministère [3]. Sur cette base, les collectivités territoriales ont élaboré un programme d’actions d’une durée de cinq ans sous la forme d’une convention signée avec un ensemble de partenaires. Il s’agit donc de fédérer des acteurs nationaux (Caisse des dépôts, Action logement, Anah [4]) comme locaux (intercommunalités, départements, offices HLM) et publics comme privés (CCI, bailleurs, bureaux d’études mobilisés par le biais d’appels d’offres ou de consultations) autour de projets de nature, d’ampleur et d’échelle diverses. Les grands objectifs convergent toutefois autour du triptyque revitalisation du commerce/amélioration de l’habitat/requalification des espaces publics.

La plupart des équipes politiques et techniques impliquées dans le plan reconnaissent qu’outre ses effets symboliques sur l’image des villes moyennes, il a permis de mobiliser des acteurs qui ne l’auraient pas été spontanément, mais aussi de les faire travailler ensemble. Par ailleurs, si de nombreuses incertitudes demeurent sur le financement des projets, le plan a contribué à offrir une meilleure visibilité aux nombreux mais complexes fonds disponibles pour aménager et développer ces territoires. Enfin, la démarche a joué un rôle de catalyseur, en débloquant et/ou en accélérant des projets prévus et/ou lancés qui étaient dans l’attente d’une gouvernance et d’un financement pérennes.

Cette mobilisation est-elle pour autant à la hauteur des enjeux de ces territoires ? Rien n’est moins sûr. Alors que s’ouvre la phase opérationnelle du plan, Action cœur de ville semble en effet handicapé par trois principaux obstacles : une approche strictement développementaliste des villes moyennes ; une échelle et des modalités d’action qui laissent de côté la question des concurrences territoriales ; un risque de standardisation des projets.

Une politique de l’offre, mais pour qui ?

Comme l’a justement souligné Nicolas Rio [5], Action cœur de ville est focalisé sur l’offre. Il s’agit de réhabiliter des logements pour attirer de nouveaux habitants ; de requalifier les rez-de-chaussée pour faire (re)venir des commerces ; de construire des bureaux pour attirer des investisseurs et créer des emplois. En somme, on cherche à « réorienter le robinet du développement en pensant qu’il continuera toujours à couler » (selon la formule de Pascal Madry). De fait, dans la plupart des villes retenues, les postures et discours sont encore adossés à une recherche de compétitivité et d’attractivité, sur un modèle métropolitain.

Or, dans bien des cas, ces objectifs apparaissent en décalage avec les capacités réelles d’accueil et les fonctions des villes concernées, mais aussi avec l’évolution des besoins et des modes de vie de leurs habitants. Le plan passe ainsi largement à côté d’enjeux majeurs, tels que la limitation de l’étalement urbain, la gestion du vieillissement, la rétraction des circuits commerciaux, l’aménagement des friches commerciales, la production de logements adaptés aux trajectoires résidentielles et au profil socio-professionnel des résidents, la participation des habitants à la transformation de leur cadre de vie.

Ce décalage apparaît particulièrement en matière de lutte contre la vacance commerciale, érigée, à travers Action cœur de ville mais aussi par la loi ELAN [6], en nouveau concept opératoire des politiques publiques. Mais comment la définir ? Est-elle une cause ou une conséquence de la fragilisation des cœurs de ville, alors même qu’elle est aujourd’hui en moyenne plus élevée en périphérie qu’au centre des agglomérations intermédiaires [7] ? Relève-t-elle d’un simple désajustement conjoncturel lié à la rigidité du marché ou annonce-t-elle une crise plus profonde de notre système urbain ? Il eût été utile d’explorer a minima ces questions avant le lancement du plan.

Le maire de la ville-centre au cœur du jeu : un cadeau empoisonné ?

Par ailleurs, en dépit d’un affichage mettant en valeur les coopérations territoriales, la gouvernance d’Action cœur de ville est d’abord et avant tout municipale : si l’intercommunalité est associée, à des degrés très divers selon les cas, c’est bien le maire de la ville-centre qui préside le comité de projet et pilote la réalisation des actions [8]. Ce choix s’explique principalement par la volonté du gouvernement de rétablir des relations directes – et plus cordiales – avec ces élus de proximité. Mais il renvoie aussi plus largement au modèle historique de l’action territoriale en France, au sein duquel chaque collectivité se comporte comme un État-nation en modèle réduit, cherchant à la fois à faire communauté et à déployer une action globale (Grenouilleau 2019).

L’écueil est que les causes de la dévitalisation des cœurs des villes moyennes et de certaines grandes agglomérations sont à la fois multiples et multiscalaires. L’une des principales d’entre elles est l’exacerbation des concurrences (fiscales, résidentielles et bien sûr commerciales, incarnées par l’extension continue des grandes surfaces) entre centres et périphéries au sein des aires urbaines. Or, comme son nom l’indique, Action cœur de ville ne prévoit ni dispositif ni outil spécifique pour agir sur ces dynamiques à une échelle large. Les maires, même les plus volontaristes, ont dû engager – avec un succès inégal – de difficiles négociations non seulement avec leurs collègues de l’intercommunalité, mais aussi avec des acteurs qui envisagent avec réticence toute idée de limite ou de contrainte, qu’ils soient publics (La Poste, SNCF) ou privés (promoteurs, groupes de la grande distribution, exploitants de cinémas). En témoignent les nombreuses résistances aux projets de moratoire pour suspendre le développement des centres commerciaux de périphérie, comme à Bourges et Châteauroux.

Plus largement, c’est toute l’approche en termes de projet de territoire, dans ses dimensions stratégiques et réglementaires, qui semble ignorée. Comment un programme de renforcement des centres peut-il faire l’économie d’une réflexion plus globale sur le rôle des villes moyennes vis-à-vis de leur hinterland, sur l’évolution des mobilités au sein de leur bassin de vie, sur la politique foncière à mener dans leurs franges périurbaines ? Une nouvelle fois, les politiques territorialisées semblent confondre l’espace du problème (le cœur de ville) avec celui de sa solution (l’agglomération et ses franges, sinon toute l’aire de chalandise).

Une territorialisation en trompe-l’œil

Depuis un an, le gouvernement a beaucoup communiqué sur la rupture que représenterait Action cœur de ville dans les pratiques de l’aménagement du territoire à la française. Par contraste avec les projets de renouvellement urbain portés par l’ANRU, emblématiques des modes de faire top-down des administrations centrales, la mise en œuvre du plan favoriserait l’innovation territoriale.

Les conventions et les cahiers des charges des premiers appels d’offres offrent pourtant une image exactement contraire : entre copié-collé des grilles du ministère et solutions standardisées, rien ne ressemble plus à un Action cœur de ville… qu’un autre Action cœur de ville ! Du reste, la plupart des techniciens admettent qu’ils n’ont pas pu ou voulu, à ce stade de la démarche, rechercher la différenciation entre les projets, notamment en raison de délais d’élaboration des conventions particulièrement contraints.

Or, quoi de commun entre Pau (aire urbaine de 240 000 habitants), petite capitale régionale où le cœur historique se fragilise tandis que l’agglomération reste dynamique ; Nemours (18 000 habitants rattachés à l’aire urbaine de Paris), où les difficultés s’additionnent entre centre et périphéries ; et Colmar (aire urbaine de 127 000 habitants, en forte croissance), où une complémentarité territoriale semble avoir été trouvée (6 % de vacance commerciale dans la ville-centre) ? Ou même, dans un périmètre proche, entre Moulins (ville administrative dont les indicateurs sociodémographiques sont consolidés mais en proie à une forte désaffection résidentielle et commerciale de son centre historique), Montluçon (de tradition industrielle et présentant une situation exactement contraire) et Vichy (qui bénéficie des dynamiques de l’économie résidentielle) [9] ? Les politiques à mettre en place dans tous ces cas ne peuvent être de même ampleur ni de même nature.

En réalité, la différence entre les villes et entre les projets semble s’opérer de facto en fonction de trois facteurs : 1) le degré de préparation en amont des équipes politiques et techniques, qui dépend lui-même des initiatives préexistantes (par exemple, la réalisation préalable de diagnostics précis et ciblés) ; 2) la robustesse des ingénieries locales et leur capacité à intégrer efficacement les enjeux et les contraintes du dispositif dans les autres champs de l’action publique ; 3) la valeur ajoutée apportée par les équipes d’assistance à maîtrise d’ouvrage dans la mise en mouvement, voire la mise en récit du plan auprès des élus et des habitants. Au-delà des désormais traditionnels fab labs et autres tiers-lieux promus par la Caisse des dépôts et consignations (sans réflexion préalable sur la viabilité de l’urbanisme transitoire dans des marchés détendus), des approches innovantes ont d’ores et déjà émergé : l’action culturelle à Bourges, la construction partenariale d’une stratégie d’agglomération à Tulle, la gratuité des transports en commun à Dunkerque. L’enjeu est désormais de les traduire dans un programme d’actions concrètes à court terme.

Finalement, Action cœur de ville permet de s’interroger sur les conditions et les contraintes de l’action publique locale. Malgré un certain nombre d’inflexions, le plan ne parvient pas à s’affranchir de pratiques et de représentations enracinées, qui nuisent à son efficacité. Alors que métropoles, villes moyennes et espace rural sont étroitement imbriqués dans des systèmes d’interdépendances complexes, le dépassement des concurrences entre « petites patries » (Grenouilleau 2019) doit désormais être placé comme une condition préalable des politiques territorialisées.

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Pour citer cet article :

Aurélien Delpirou, « Action cœur de ville : une réponse en trompe-l’œil à la crise des villes moyennes ? », Métropolitiques, 28 octobre 2019. URL : https://metropolitiques.eu/Action-coeur-de-ville-une-reponse-en-trompe-l-oeil-a-la-crise-des-villes.html

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