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« Prendre pied » et habiter à Pékin ? L’envers précaire de la mutation urbaine chinoise

Par un travail ethnographique sur les logements partagés à Pékin, Emmanuel Caron, Prix Spécial 2024 du Prix de Thèse sur la Ville, analyse les difficultés d’intégration vécues par les nouveaux arrivants.

Recensé : Emmanuel Caron, « "Prendre pied" à Pékin ? Habiter la ville depuis les espaces de logement partagés : souterrains, villages urbains, maisons basses et appartements », thèse de doctorat en sociologie (dir. Isabelle Thireau), Paris, EHESS, 2023.

La modernisation urbaine chinoise est largement décrite à partir des quartiers de la classe moyenne en ascension sociale, leurs logements neufs, leurs centres commerciaux rutilants et les clusters créatifs. La thèse de sociologie d’Emmanuel Caron, étude ethnographique conduite dans le village urbain de Shigezhuang, au nord de Pékin, est une plongée dans la vie d’habitants bien moins fortunés de la capitale chinoise. Travailleurs ou « migrants internes » de plus ou moins longue date, venus des provinces alentour pour vivre dans la capitale, ils sont réduits à n’habiter que des chambres ou des appartements partagés, le plus souvent dans des conditions de grande précarité.

Immersion inédite dans le Pékin des habitants mal logés

Le récit, reconstitué à partir des « carnets de terrain » tenus par l’auteur, est nourri de nombreuses conversations avec les habitants. Les entretiens ne sont pas nécessairement conduits de manière formelle, mais les propos échangés au hasard des contacts ici ou là avec les locataires, les gardiens, les gérants, rendent le propos extrêmement vivant, tout en véhiculant nombre d’informations éclairantes sur les conditions de vie et d’intégration des populations les plus fragiles de la capitale.

Le chapitre central de la thèse, consacré à l’habitat souterrain (aux deux sens du terme, à savoir à la fois de l’habitat « informel » et souvent... en sous-sol), prend parfois des allures de roman d’espionnage, l’auteur faisant de sa propre recherche d’une chambre à louer le cheval de Troie pour pénétrer le système opaque du logement locatif à Pékin. Nous découvrons avec lui l’épais feuilleté des relations existant entre administration publique, propriétaires, bailleurs, locataires, sous-locataires : un maquis de situations fluctuantes où les personnes subissent les changements de cap des politiques publiques. Ce qui est autorisé à une époque, voire encouragé, n’est plus tard qu’à peine toléré, voire interdit, révélant une grande dépendance des habitants à l’égard de leurs propriétaires et bailleurs comme à l’égard de l’administration. Pour celles et ceux qui cherchent une place dans la ville, les difficultés à entrer dans un logement et à y demeurer sont ainsi aggravées par le fait que les baux de location exploitent la précarité bien plus qu’ils ne protègent juridiquement leurs bénéficiaires.

La plupart des habitants ne sont pas de Pékin. Ils ne bénéficient donc pas du fameux hukou urbain : ce document d’identité, sorte de passeport réservant certains services et certains droits aux seuls ressortissants natifs de la ville d’accueil, scelle le rapport de chaque individu à la ville dont il est originaire. Excluant les résidents qui n’en ont pas de tout un ensemble de services dédiés, c’est autant un frein à la mobilité qu’à l’intégration civique de tous les arrivants. La présence à Pékin des migrants de l’intérieur est mise en péril par l’absence de droit permanent à résider et leur installation dans la ville est rendue fragile et réversible.

Des habitats de fortune dans un système lui-même en déséquilibre

Les « villages urbains », au cœur de ce travail, sont des enclaves anciennement rurales progressivement cernées par le développement urbain et où les villageois, définitivement privés des ressources de l’agriculture mais collectivement propriétaires du sol, ont édifié des immeubles dont ils tirent d’importants revenus locatifs. Ces logements bénéficient aux migrants et aux habitants modestes, impatients de « prendre pied », comme le dit si bien le titre de la thèse. Néanmoins, les contrats de location ne peuvent être établis qu’à titre provisoire, dès lors que ces villages urbains sont promis tôt ou tard à la démolition. L’occupation du sol y est très dense, les constructions sont de qualité médiocre, tout le système est tendu par l’anticipation des inéluctables mutations urbaines.

L’auteur s’attarde à déchiffrer les très nombreuses inscriptions administratives qui permettent d’identifier ce qui est permis, ce qui est toléré, ce qui est interdit. Le corpus principal sur lequel repose l’enquête est celui des annonces d’offres locatives en ligne, collectées et classées avec un grand soin : Emmanuel Caron fait « parler » cette archive vivante et quotidiennement changeante. Il ordonne son matériau selon une multitude de critères de manière à caractériser les logements et les conditions d’habitation : dans les maisons basses des anciens quartiers, dans les appartements collectifs, dans les souterrains, dans les « villages urbains ».

Au-delà des indications et prescriptions officielles, il parvient à décoder les messages destinés à contourner tel ou tel empêchement administratif : la réglementation étant fluctuante, les manières de la déjouer aussi, notamment quand il s’agit de proposer à la location de toutes petites chambres dans des espaces cloisonnés, parfois un simple lit, voire la moitié d’un lit. La chaîne des sous-locations rend le système opaque et seule l’observation des sites d’annonces et des autres formes d’offres de locations (affichettes, numéros de téléphone, rencontres avec des gardiens d’immeubles, etc.) permet de se faire une idée des parcours résidentiels. Cette condition urbaine est ainsi dévoilée à la faveur du décryptage des annonces sur les sites dédiés, ou, parfois, sur les affichettes ou les inscriptions murales : rien ne semble échapper à l’attention du chercheur. Tout indique en revanche que cet usage est en partie clandestin, camouflé en quelque sorte par la chaîne des acteurs impliqués, et par la pratique très répandue de la sous-location.

Il est étonnant de découvrir à quel point les caves, les garages, les abris antiaériens peuvent servir à loger une population privée de toute garantie, la gestion de ces espaces en temps de paix révélant par ailleurs en négatif la préparation de longue date de la société urbaine aux situations de temps de guerre. Les cartes proposées par l’auteur donnent une idée de l’ampleur de cet urbanisme souterrain.

Dans la plupart des cas considérés, il s’agit donc d’habitats de fortune, mais suffisamment répandus et disséminés dans la ville pour que l’on ne puisse pas considérer ces logements partagés comme seulement marginaux.

L’envers de la modernisation urbaine dans la capitale chinoise

Si beaucoup de ces résidents viennent de provinces chinoises parfois éloignées de Pékin, ce ne sont pas nécessairement d’anciens ruraux. Ils s’installent à Pékin pour y travailler. À ces migrants de l’intérieur s’ajoutent nombre de Pékinois, originaires de banlieues lointaines et désireux de se rapprocher de leur lieu de travail. Pour tous, l’inconfort, la suroccupation, la précarité des contrats de location, la promiscuité, sont manifestement compensés par la relative modicité des loyers, par la disponibilité des emplois et par les occasions de mettre de côté quelques économies partout où peut se gagner un peu d’argent : dans les services, dans les bureaux…

Même si le logement est le prisme principal, les observations d’Emmanuel Caron découvrent ainsi des pans entiers de la vie urbaine dans ses aspects les plus populaires, très loin de la vision tapageuse de la modernisation des villes de Chine. Ses analyses révèlent les dynamiques de peuplement de la grande métropole à travers de véritables « chaînes résidentielles ». Les premiers arrivants préparent la place pour ceux, famille, amis ou voisins, qui proviennent des mêmes villes provinciales ou des mêmes villages. Les parcours migratoires sont décrits à travers les formes de sociabilité associées : il est toujours remarquable de voir à quel point, dans la société chinoise, les destins individuels ne sont jamais séparables de solidarités actives, familiales ou de voisinage, déployées dans tout l’espace de la mobilité et de la migration.

La rue, espace de sociabilité ; les logements, espace de promiscuité

L’étude d’Emmanuel Caron ouvre des aperçus féconds sur la vie quotidienne de centaines de milliers d’habitants dans la métropole. Il faut souligner la grande qualité de transcription des échanges informels noués de proche en proche ou au hasard des rencontres. De manière romanesque, l’auteur immerge le lecteur dans la vie sociale de cette population urbaine concentrant dans la capitale des gens venus de toutes les provinces. La ville est bruissante de toutes les langues de Chine : la langue de la capitale avec son accent propre, les langues et dialectes des différentes provinces.

L’auteur partage avec acuité les détails des scènes auxquelles il assiste, le tout venant des conversations et des jeux. « La scène aurait dû être filmée », s’écrie-t-il justement à propos d’un jeu de cartes, très animé, au milieu d’une ruelle dans un village urbain : « le jeu de cartes éclairé par les lumières tirant sur le jaune des commerces encore ouverts, le ventre dénudé de l’homme à l’accent pékinois et son air endormi, la vivacité du blanchisseur et son claquement de carte en se soulevant de son siège, le flegme du gérant, la femme aux cheveux blancs postée derrière le blanchisseur appréciant visiblement le jeu, les trois ou quatre autres jeunes hommes alentour et le père distribuant ses cigarettes pendant que l’enfant tire savamment sur celle qui lui a été confiée en me regardant dans les yeux » (chap. 5.4).

Les interactions dans l’espace public ont à la fois une vivacité et une couleur surprenante pour les citadins plus policés ou réservés des villes européennes. Dans ces quartiers d’habitation se concentre une population le plus souvent jeune de primo-arrivants ou de travailleurs, parfois d’étudiants, en quête d’emploi dans les innombrables activités de service qu’offre la très grande ville – les « petits boulots » dont parle l’auteur. L’espace de la rue est le lieu par excellence des sociabilités, tandis que le logement est souvent celui du confinement solitaire ou des servitudes de la promiscuité.

Éthique collective et déplacement des « maux de la ville »

La réussite de la thèse vient du talent avec lequel l’auteur associe l’enquête de terrain et la construction de son corpus. L’œil de l’ethnographe est d’autant plus attentif et perspicace que la scène urbaine qu’il décrit est structurée par la dramaturgie d’une population mouvante attendant de pouvoir s’établir plus durablement… ou d’être contrainte de retourner vers la ville ou la campagne d’origine.

En partant des espaces habités, scrutés dans leur réalité matérielle parfois la plus ingrate, l’auteur s’est donné les chances de n’écarter aucune catégorie d’habitants, « que ce soit en termes de statut résidentiel – avoir ou non le hukou de Pékin – de tranche d’âge, de statut d’occupation ou encore de durée de résidence ». Il montre que la persistance des logements partagés ne peut s’expliquer seulement par des déterminations économiques. Le consentement des habitants repose sur l’intériorisation d’une éthique qui admet le sacrifice du présent afin de préserver les chances d’un avenir meilleur.

Il n’est pas sûr qu’un tel espoir écarte les périls d’une détérioration continue de la condition de ces habitants locataires ou sous-locataires. Ni le renchérissement des biens immobiliers, ni la politique municipale d’élimination des bidonvilles (penghuqu) et des bâtiments illégaux (weifa jianshe), ni la volonté de l’État d’éloigner de la capitale des habitants jugés indésirables ne sont de nature à faire disparaître la pratique de ces formes dégradées de l’habitat. Au fur et à mesure des campagnes de destruction et de modernisation, les habitants lésés seront poussés à se réinstaller plus loin, dans les banlieues lointaines ou dans des villes moins imposantes. À Pékin comme partout dans le monde, les politiques de déguerpissement ne font que déplacer dans l’espace les « maux de la ville » (chengshibing).

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Pour citer cet article :

& , « « Prendre pied » et habiter à Pékin ? L’envers précaire de la mutation urbaine chinoise », Métropolitiques , 3 novembre 2025. URL : https://www.metropolitiques.eu/Prendre-pied-et-habiter-a-Pekin-L-envers-precaire-de-la-mutation-urbaine.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2219

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