Les maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP), qui regroupent des professionnel·les exerçant en libéral et censé·es travailler de manière coordonnée, se sont imposées dès la fin des années 2000 comme l’une des principales composantes de la politique d’organisation des soins primaires en France (Hassenteufel et al. 2020). On peut expliquer que leur nombre n’ait cessé de croître, passant de 20 en 2008 à 2 500 en 2024, par les multiples attentes que ces structures de soin nourrissent : lutter contre la « désertification médicale », réduire la fragmentation du système de santé, rendre l’exercice libéral plus attractif tout en alignant des intérêts publics et privés dans une régulation de l’offre de soins coconstruite par l’État et des professionnels libéraux (Vezinat 2019). Les MSP ne remettent pas en cause la centralité de la profession médicale ni son cadre d’exercice libéral (Moyal 2021), à l’inverse des centres de santé polyvalents qui salarient leur personnel et constituent ainsi une alternative au mode dominant d’exercice de la médecine de ville. Dans une fraction minoritaire de MSP, cela n’empêche pas les professionnel·les de s’engager dans des formes d’action collective pour réduire les inégalités de santé et d’accès aux soins, bénéficiant pour ce faire d’un soutien politique et administratif à l’échelle locale. C’est cette inscription de MSP dans des configurations locales de santé et ses effets sur l’institutionnalisation de l’action contre les inégalités de santé que l’on interroge en étudiant trois MSP situées dans des territoires urbains défavorisés. L’article s’appuie sur une enquête menée pour le projet de recherche Concert’MSP [1], consacré aux pratiques de concertation dans dix MSP.
Des maisons de santé héritières de luttes locales pour l’accès aux soins
De taille variée, les trois MSP étudiées ont pour points communs d’être situées dans des quartiers prioritaires de la ville (QPV) d’unités urbaines comprises entre 245 000 et 485 000 habitants de trois régions distinctes, et d’être investies dans la lutte contre les inégalités sociales de santé (tableau 1). Ces MSP ont signé un contrat avec l’assurance maladie et leur Agence régionale de santé (ARS) sur la base d’un projet de santé dont les financements sont en partie liés à l’atteinte d’objectifs en matière de coordination, d’accès aux soins et de partenariat.

* Le taux de pauvreté concerne la part de la population vivant en dessous du seuil de 60 % du niveau de vie médian (1 102 euros par mois en 2019).
Sources : Documents internes aux MSP, documents fournis par l’assurance maladie et données Insee.
Les trois MSP sont héritières de mobilisations locales apparues dans les années 1970-1980 autour d’enjeux de santé (Pitti 2021). Des médecins militant·es y ont créé des cabinets de groupe, en lien avec d’autres professionnel·les, pour constituer des alternatives au modèle de la médecine curative en exercice libéral et isolé (Mariette et Pitti 2016). À la fin des années 2000, ces pionnier·es saluent la création des MSP initiées par de plus jeunes médecins et professionnel·les de santé. La filiation intellectuelle entre ces deux générations s’observe sur le plan des grands principes : lutte contre les inégalités sociales de santé et les discriminations d’accès aux soins, conception du travail médical en équipe pluriprofessionnelle, etc. Une approche sociale de la santé (Duvoux et Vezinat 2023) imprègne les projets des trois MSP : leurs membres décrivent la composition sociale de leur quartier, identifient des réseaux de partenaires de proximité et repèrent les insuffisances de l’offre locale de soins, en mobilisant des catégories (« zone urbaine sensible », « QPV ») et des indicateurs (taux d’allocataires du RSA, etc.) de la politique de la ville.
Des alliances entre professionnel·les de santé et municipalités déclinées dans des contrats et des projets
Les projets de MSP sont soutenus par les trois municipalités qui, gouvernées au long cours par la gauche [2], sont précocement engagées sur les enjeux sanitaires (Groc et Legros 1995). Deux d’entre elles font partie des quatorze communes à l’origine en 1990 du réseau national du programme des villes-santé de l’Organisation mondiale de la santé, qui fait de la ville l’échelon pertinent de « promotion de la santé » (Le Goff 2011). Le soutien des élu·es se traduit par un accès facilité à des locaux capables d’accueillir une équipe étoffée et conformes aux normes d’accessibilité fixées par la loi sur le handicap de 2005. Alors que la MSP B bénéficie de l’appui de la ville tant pour l’achat d’un terrain que par la location de locaux dans une nouvelle maison associative, les MSP A et C louent des locaux à un bailleur social avec l’aide financière de la commune (figure 1).
Photo : Renaud Gay.
Ce rapprochement entre élu·es et professionnel·les des MSP s’approfondit dans des projets de santé publique qui fédèrent médecins et infirmier·es, diététicien·nes, podologues, etc. au sein d’une même équipe et favorisent la conclusion de partenariats avec des acteurs du territoire (CCAS, centres médico-psychologiques, associations de quartier, PMI, etc.). Ces initiatives nécessitent également d’ouvrir les équipes à des professionnel·les non soignant·es, médiateur·rices et traducteur·rices-interprètes notamment, pour améliorer l’accès aux soins et aux droits et développer la prévention et l’éducation à la santé avec des ateliers sur l’alimentation ou de sensibilisation à la santé environnementale, par exemple (figure 2). Ces actions sur les inégalités et les discriminations (formation à l’accueil des personnes allophones, actions de conscientisation auprès de publics discriminés) se concrétisent dans de nouveaux services de prise en charge personnalisés, attentifs au bien-être social et mental (microstructure d’addictologie, planning familial, etc.), tout en adoptant une approche collective de la santé dans une perspective plus ouvertement participative (recueil de la parole habitante sur les attentes en matière de santé, intégration d’usager·es aux instances de la MSP, etc.).

Extrait du rapport d’activité pour 2019 de la MSP C.
Des financements sont accordés pour ces initiatives dans le cadre des contrats locaux de santé ou des contrats de ville, instrument central de la politique de la ville qui fait de la lutte contre l’exclusion puis de la réduction des inégalités sociales de santé l’un de ses objectifs officiels depuis la fin des années 1990. Les équipes des MSP répondent aussi à des appels à projets de l’administration sanitaire, comme celui de l’expérimentation ministérielle des « structures d’exercice coordonné participatives », lancée en 2022, qui est fondée sur le principe de « l’aller-vers », soit le fait de chercher à toucher les populations les plus éloignées du soin. Non seulement ces dispositifs confortent les alliances nouées entre acteurs publics et équipes des MSP, mais ils contribuent aussi à forger une culture organisationnelle du projet au sein de ces équipes (Breton 2014). Celle-ci recouvre des tâches de veille institutionnelle, de montage financier, de suivi et d’évaluation de projets qui sont souvent confiées aux coordinatrices des MSP. Ce métier émergent (Schweyer 2022) est exercé à temps partiel par une infirmière dans la MSP A et par une salariée dans les MSP B et C qui sont, aux côtés de certain·es médecins qualifié·es de « leaders » par les autorités publiques, et parfois par les équipes, les principales interlocutrices des autorités publiques locales. Toutefois, si les soutiens publics confortent la lutte contre les inégalités sociales de santé, leurs effets ne sont pas dénués d’ambiguïté.
Standardisation relative et fragilité persistante de l’action contre les inégalités de santé
Ces modes de financement amènent les MSP à s’ajuster aux priorités du contrat local de santé ou du projet régional de santé qui inscrivent les initiatives des équipes dans un nouveau cadre bureaucratique. Celles-ci gagnent en pérennité, mais leurs modalités et leurs objets sont davantage standardisés (Douillet et al. 2012). La prévention du surpoids chez l’enfant et l’éducation thérapeutique des patient·es diabétiques, par exemple, font partie des missions de santé publique développées classiquement dans les MSP, qui y sont incitées par le contrat passé avec l’assurance maladie et par des dispositifs municipaux et régionaux de financement. Pour autant, ces cadres peuvent aussi permettre aux professionnel·les de « faire remonter » à l’ARS et à l’assurance maladie leurs besoins et ceux de leurs patient·es, et, inversement, de légitimer des pratiques qu’elles et ils peuvent développer. C’est par exemple le cas du projet de recueil de la parole des habitant·es sur la santé, porté par les médiateur·rices de la MSP C, qui a ensuite été érigé en modèle d’action par le ministère.
Toutefois, les modalités du soutien des autorités publiques aux MSP peuvent déstabiliser les équipes. D’une part, ces dernières portent une logique pluriprofessionnelle de prévention et de soin qui peut s’opposer à la logique gestionnaire associée au montage et au suivi des projets complexes et coûteux en temps (Fournier 2019). D’autre part, la durée limitée des financements, combinée au dévouement de certain·es professionnel·les, est fréquemment source d’un épuisement, voire d’une perte de sens, comme cela a pu être observé dans le monde associatif (Cottin-Marx et al. 2023). Les actions des MSP en matière d’inégalités de santé dépendent de ressources publiques, dont la pérennité n’est pas assurée. Cette absence de pérennité fragilise en particulier le personnel non soignant, recruté sur fonds publics ou mis à disposition par les municipalités, auquel une partie du travail de gestion de projet et de médiation est déléguée. Ces emplois se trouvent liés à des financements temporaires, à des contingences électorales et à des engagements politiques locaux que le flou des compétences et obligations des collectivités en matière de santé rend plus incertain (Clavier 2009). La MSP A, dont l’organisation est fortement imbriquée au pouvoir local (figure 3), est ainsi menacée depuis 2023 par la décision de la municipalité de retirer son personnel et son financement des locaux, à la suite de la redéfinition de la politique urbaine consécutive au changement d’équipe municipale.
Extrait du projet de santé 2018-2022.
La MSP est portée par une association et les financements collectifs sont perçus par une société interprofessionnelle de soins ambulatoires (SISA). Cette MSP a la particularité d’être associée à un centre de soins infirmiers, et n’a pas d’infirmières libérales.
Ce dernier cas illustre la fragilité du soutien des pouvoirs locaux. Si financements par projet et subsides publics peuvent renforcer des initiatives locales de santé publique, ils tendent aussi à réduire l’autonomie de leurs promoteurs (Chevallier 2022) et à les rendre dépendants de choix politiques locaux et des contraintes budgétaires croissantes, autant de sources d’incertitude qui empêchent les équipes de MSP de se projeter dans la durée.
Bibliographie
- Breton, É. 2014. « Répondre à l’appel (à projets). Récits d’un apprentissage silencieux des normes de l’action publique patrimoniale », Politix, n° 105, p. 213-232.
- Chevallier, T. 2022. « Financements publics et limitation de l’autonomie des associations dans les quartiers populaires. Une démarche exploratoire par ethnographie budgétaire auprès de deux associations à Lille », Sociologie [en ligne], vol. 13, n° 4.
- Clavier, C. 2009. « Les élus locaux et la santé : des enjeux politiques territoriaux », Sciences sociales et santé, vol. 27, n° 2, p. 47-74.
- Cottin-Marx, S., Hamidi, C. et Trenta, A. (dir.). 2023. « Numéro spécial. Financement et fonctionnement du monde associatif : la marchandisation et ses conséquences », Revue française des affaires sociales, n° 4.
- Douillet, A.-C., Faure, A., Halpern, C. et Leresche, J.-P. (dir.). 2012. L’Action publique locale dans tous ses états. Différenciation et standardisation, Paris : L’Harmattan.
- Duvoux, N. et Vezinat, N. 2023. « Le concept de santé sociale : une approche collective, méso-sociologique et intégrée du soin », L’Année sociologique, vol. 73, n° 2, p. 393-426.
- Fournier, C. 2019. « Travailler en équipe en s’ajustant aux politiques : un double défi dans la durée pour les professionnels des maisons de santé pluriprofessionnelles », Journal de gestion et d’économie de la santé, vol. 1, n° 1, p. 72-91.
- Groc, I. et Legros, M. 1995. La Santé, un nouveau terrain d’action pour les communes. Enquête sur les pratiques de santé publique dans les villes de plus de 5 000 habitants, Paris : CREDOC.
- Hassenteufel, P., Naiditch, M. et Schweyer, F.-X. 2020. « Les réformes de l’organisation des soins primaires : perspectives multi-situées », Revue française des affaires sociales, n° 1, p. 11-31.
- Le Goff, E. 2011. « Innovations politiques locales, régulation de l’État et disparités territoriales. Un regard historique sur les politiques locales de santé dans les villes françaises (1879-2010) », Revue française des affaires sociales, n° 4, p. 158-177.
- Mariette, A. et Pitti, L. 2016. « “Médecin de première ligne dans un quartier populaire”. Un généraliste en banlieue rouge des années 1960 aux années 2010 », Agone, n° 58, p. 51-72.
- Moyal, A. 2021. Une liberté sous contraintes ? Rationalisation des pratiques des professionnels libéraux de soins primaires en maisons de santé pluriprofessionnelles en France, thèse de doctorat en sociologie, Institut d’Études politiques, Paris.
- Pitti, L. 2021. « Le renouveau d’une utopie ? Lutter contre les inégalités sociales de santé en médecine générale : les métamorphoses de la médecine sociale dans les quartiers populaires en France, des années 1970 à aujourd’hui », Revue française des affaires sociales, n° 3, p. 305-317.
- Schweyer, F.-X. 2022. « La professionnalisation des coordinatrices des maisons de santé. L’émergence incertaine d’un métier », in T. Denise, S. Divay, M. Dos Santos, C. Fournier, L. Girard et A. Luneau (dir.), Pratiques de coopération en santé. Regards sociologiques, Paris : IRDES, p. 195-206.
- Vezinat, N. 2019. Vers une médecine collaborative. Politique des maisons de santé pluri-professionnelles en France, Paris : PUF.