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Faut-il vraiment en finir avec la démocratie participative ?

L’ouvrage de Manon Loisel et Nicolas Rio défend une thèse forte : pour démocratiser la démocratie, il faudrait en finir avec la démocratie participative. Dans sa lecture de cet ouvrage, Julien Talpin souligne combien ces propositions appellent à une réinvention des formes de participation plus qu’à leur abandon.

Recensé : Manon Loisel et Nicolas Rio, Pour en finir avec la démocratie participative, Paris, Éditions Textuel, 2024, 192 p.

Le coup de grâce sera donc venu de ceux et celles auxquels on s’attendait le moins : de professionnels qui vivent de l’organisation de processus participatifs. Manon Loisel et Nicolas Rio, tous deux consultants en politiques publiques territoriales au sein de l’agence Parties prenantes, en font néanmoins une force : leur position embarquée leur offre un poste d’observation privilégié des dysfonctionnements de la démocratie participative. Alors que les professionnels de la participation sont souvent les seuls promoteurs de ces dispositifs (Mazeaud et Nonjon 2018), ces deux-là scient-ils la branche sur laquelle ils sont assis ?

Participation citoyenne et « dé-démocratisation »

Dans leur ouvrage paru en 2024, les auteurs nourrissent leurs critiques de leurs expériences professionnelles et de la lecture des travaux de sciences sociales qui documentent les écueils de la participation citoyenne depuis une vingtaine d’années. Les auteurs s’appuient sur leurs expériences en tant que consultants mais aussi leur analyse de certains dispositifs phares, à l’instar de la Convention citoyenne sur le climat. L’ouvrage est structuré autour de trois premiers chapitres qui reviennent sur les limites des dispositifs participatifs existants, le dernier rassemblant les propositions des auteurs pour sortir de l’ornière démocratique dans laquelle nous nous trouvons. On n’a pas affaire ici à une critique externe rejetant toute réforme institutionnelle au nom de l’efficacité de la démocratie représentative (Tavoillot 2019), ou de la faible appétence participative des citoyens (Hibbing et Theiss-Morse 2002). Il s’agit d’une critique interne : les partisans d’un approfondissement démocratique auraient tout intérêt à se détourner de dispositifs le plus souvent bien intentionnés mais socialement sélectifs et sans pouvoir.

Pour démontrer les faux-semblants de la démocratie participative, les deux arguments centraux de l’ouvrage, qui structurent les deux premiers chapitres, sont les suivants : elle exclut les intérêts des groupes sociaux dominés – qu’on cherche pourtant à faire participer – et est le plus souvent dénuée de toute influence sur les décisions publiques.

Les travaux démontrant les effets excluants de la démocratie participative sont désormais légion (Berger et Charles 2014 ; Lee, McQuarrie et Walker 2015). Cela tient notamment au prisme délibératif des dispositifs participatifs, qui donne la part belle aux mieux dotés en ressources discursives et culturelles. Si le constat est un peu sévère, tant certaines expériences de tirage au sort parviennent parfois à donner la parole aux inaudibles, il apparaît juste pour l’essentiel. Dans la majorité des cas, la démocratie participative aboutit à donner davantage de pouvoir d’influence à celles et ceux qui en ont déjà, que ce soit par le vote ou l’engagement associatif, à savoir les classes moyennes et supérieures et les personnes âgées. Loisel et Rio invitent dès lors à inverser la logique : alors que les dispositifs participatifs favorisent ceux et celles qui ont du temps pour s’engager, ils proposent de donner la primauté aux absents, à celles et ceux qu’on n’entend pas, y compris dans ces espaces-là. Ce qui peut passer par une revalorisation du rôle des groupes et des collectifs, souvent marginalisés au sein des instances participatives au profit des « citoyens ordinaires ».

Par ailleurs, à quelques exceptions près – qu’il aurait pu être intéressant d’explorer plus avant (on pense à la convention citoyenne irlandaise qui est parvenue, via l’articulation entre une assemblée tirée au sort rassemblant aussi des élus et un référendum, à l’adoption du mariage du même sexe dans ce pays (Suiter et al. 2019), ou à certaines expériences de budget participatif) –, la démocratie participative demeure consultative, les principales décisions guidant la vie des citoyens étant prises sans eux. Les auteurs reviennent notamment sur les expériences du Grand débat national et de la Convention citoyenne pour le climat (CCC), qui se sont avérées incapables d’infléchir l’agenda présidentiel. Ces expériences incarnent toute l’ambivalence de la démocratie participative à la française : une reconnaissance institutionnelle presque sans commune mesure à l’échelle internationale (jusqu’à son usage par le président de la République) et une mobilisation essentiellement symbolique, visant notamment à canaliser la contestation sociale (Gourgues 2023).

Si ces écueils sont connus, ils conduisent généralement à promouvoir d’autres dispositifs, orientés vers la codécision et permettant l’inclusion des invisibles, par exemple par des techniques de recrutement (tirage au sort, etc.) ou d’animation plus efficaces. Pourtant, les constats se répètent dispositif après dispositif, telle une loi d’airain de la démocratie participative. Face à cette inertie, Loisel et Rio invitent à mettre un terme à celle-ci : finis les débats publics, les budgets participatifs, les conventions ou conseils citoyens.

Interroger les conditions d’épanouissement de contre-pouvoirs citoyens

Les deux auteurs n’en restent cependant pas au stade des constats et prennent le risque de formuler plusieurs pistes. Celles-ci sont guidées par une orientation cardinale : la démocratisation suppose de réformer le gouvernement représentatif et non d’organiser des dispositifs auxiliaires visant à pallier ses manques.

Ils défendent en particulier, au chapitre 4, la nécessité d’inventer de nouveaux espaces de représentation, plutôt que de concertation. Il s’agirait d’arènes où toutes les parties prenantes participent, font valoir leur voix et leurs intérêts. La proposition vise notamment à rassembler des acteurs qu’on retrouve rarement ensemble au sein des dispositifs participatifs, à savoir les groupes d’intérêts privés et les citoyens. Au moment de la CCC, les groupes d’intérêts sont par exemple intervenus à la fin du processus pour détricoter les propositions émanant de ces derniers. Alors que les discussions de couloir semblent souvent prévaloir sur l’échange d’arguments sur les scènes publiques, il s’agirait de les réunir à des fins de symétrisation. Cela inviterait aussi à une redéfinition significative du rôle de l’élu : moins décideur que « diplomate », il serait d’abord un tiers chargé d’animer la négociation et d’assurer sa symétrie entre toutes les parties prenantes.

Cette proposition s’inscrit dans la revalorisation du rôle démocratique du conflit, la politique devant moins être conçue comme la recherche du bien commun que comme la régulation d’intérêts divergents. Elle suscite au moins deux réflexions. Tout d’abord, il ne suffit pas de rassembler des acteurs hétérogènes autour d’une table pour que s’atténuent les inégalités de position, la participation des conseils citoyens aux comités de pilotage des contrats de ville en témoigne (CNDP 2019). Si Loisel et Rio plaident pour une revalorisation du rôle des corps intermédiaires pour assurer la prise en charge des intérêts des acteurs faibles, ils restent peu diserts concernant les conditions sociales, matérielles ou institutionnelles permettant de renforcer ces groupes ou éviter qu’ils ne prennent toute la place. Du rapport Bacqué/Mechmache (2013) à celui de l’Observatoire des libertés associatives (2020), des propositions ont été formulées visant à sortir de la dépendance financière aux pouvoirs publics qui grève l’autonomie et les capacités critiques de la société civile en France. Alors que cette aspiration à l’autonomie à l’égard des institutions se traduit de façon croissante par le recours à des financements philanthropiques privés, il serait également possible de transformer les modalités d’allocation des fonds publics afin de sortir de l’arbitraire et du clientélisme (Talpin et Bonnevalle 2024).

Si on peut penser que les deux auteurs partagent ces orientations, ils en disent peu à cet égard, ne discutant pas les conditions matérielles de démocratisation du gouvernement représentatif. Alors qu’ils défendent une conception plus agonistique de la démocratie, la place des contre-pouvoirs et les conditions de leur épanouissement dans un système politique français qui leur est particulièrement rétif auraient mérité de plus amples développements. Si l’on considère que la démocratisation passe par une transformation de la dynamique représentative, l’enjeu politique central devient précisément celui des conditions d’auto-organisation et de représentation des groupes subalternes. Alors que l’on sait combien le gouvernement représentatif contient dans ses modalités intrinsèques de fonctionnement et de division du travail l’exclusion des classes populaires (Desage 2019), la subversion de ces mécanismes oligarchiques requiert de penser plus avant les conditions d’inflexion de ces rapports de force.

On peut au passage également formuler une remarque sémantique : ce type de dispositif de négociation pourrait tout à fait être qualifié d’espace de co-construction ou de dispositif participatif ou délibératif. S’agit-il dès lors d’en finir ou de réinventer la démocratie participative ? De fait, c’est surtout la participation publique, instituée par les pouvoirs publics, qu’il s’agit de dépasser. Au-delà du titre provocateur, Loisel et Rio plaident sans doute moins pour l’abandon de la démocratie participative qu’en faveur d’une véritable démocratie d’interpellation (Cossart et Talpin 2015).

Démocratiser malgré tout les institutions

Les auteurs formulent une autre proposition stimulante : transformer la composition du parlement et des assemblées locales en attribuant à des citoyens tirés au sort les suffrages non exprimés. La proposition s’inscrit, en la radicalisant, dans le sillage d’une idée défendue de longue date par plusieurs théoriciens de la démocratie délibérative, à l’instar d’Yves Sintomer, concernant l’instauration d’une troisième chambre (en plus de l’Assemblée nationale et du Sénat) tirée au sort. Cela permettrait à la fois de démocratiser socialement les assemblées et de sortir du monopole de la représentation conquis par les élus. Cela pourrait aussi inciter les partis et les candidats à lutter plus vigoureusement contre l’abstention pour obtenir davantage de sièges. On peut cependant se demander si, en jetant le bébé avec l’eau du bain et en défendant des propositions ambitieuses mais peu réalistes, le risque n’est pas de faire le jeu des adversaires de la démocratie et des partisans d’une conception plus verticale, voire autoritaire du pouvoir. La démocratie participative pourrait très bien n’être remplacée par rien, si ce n’est un rapport direct entre un chef et un peuple domestiqué.

Réaffirmer la centralité de la division du travail politique ?

Au-delà des réserves qu’on peut formuler sur certaines de ces pistes, la philosophie de cet essai mérite aussi d’être discutée. Si la démocratisation de la représentation peut s’inscrire dans une perspective radicale, Loisel et Rio réaffirment aussi la nécessité de formes de division du travail politique qui sont pourtant à la source de la domination politique. Considérant que la délégation du pouvoir à des élus est nécessaire, il s’agirait surtout d’en transformer le rôle.

Habitués au rôle de « tiers » dans des dynamiques de négociation, les deux auteurs insistent aussi sur les vertus inclusives de l’écoute. Nourris par les travaux de certaines autrices féministes, ils proposent de substituer des auditions publiques aux réunions publiques, et ce faisant de revaloriser la place du témoignage en démocratie [1]. Si les témoignages peuvent contribuer à la mise à l’agenda des intérêts des inouïs, en insistant sur l’importance de l’écoute, les deux auteurs réaffirment la division du travail entre des élus qui arbitrent et des citoyens qui expriment leurs doléances, leurs revendications ou leurs vécus, quand la démocratisation pourrait supposer de la subvertir.

Leur foi dans la représentation les conduit également à écarter sans discussion la question de la démocratie directe. Pourtant, celle-ci – le Référendum d’initiative citoyenne (RIC) en particulier – a fait l’objet de mobilisations et bénéficie d’un certain soutien populaire, tout en suscitant l’intérêt chez certains intellectuels réfléchissant à la démocratisation de la démocratie (Blondiaux et al. 2019). Elle apparaît susceptible de contrebalancer les dysfonctionnements de négociations qui risquent toujours de favoriser les puissants. L’existence de tels débouchés institutionnels aux revendications populaires peut, en outre, constituer un puissant levier de mobilisation des groupes (subalternes comme privilégiés) et, ce faisant, favoriser la reconstitution de corps intermédiaires dynamiques (Talpin 2016).

Ces réserves ne constituent néanmoins qu’une invitation à prolonger la discussion ouverte par cet ouvrage stimulant. Il est urgent de dépasser les écueils de la démocratie participative et d’inventer d’autres voies propices à l’inclusion démocratique. Face aux tendances autoritaires qui travaillent tous les pays, c’est en continuant de creuser le sillon démocratique qu’on pourra répondre à des attentes populaires de souveraineté et d’égalité que ne sont pas parvenues à combler – loin s’en faut – les innombrables dispositifs participatifs. S’il s’agit bien d’en finir avec la démocratie participative, c’est pour mieux inventer d’autres formes démocratiques.

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Pour citer cet article :

, « Faut-il vraiment en finir avec la démocratie participative ? », Métropolitiques , 13 février 2025. URL : http://www.metropolitiques.eu/Faut-il-vraiment-en-finir-avec-la-democratie-participative.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2129

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