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Les Castors à Noisy-le-Sec : heurs et malheurs d’une expérience d’autoconstruction

Le mouvement des Castors a constitué l’une des initiatives les plus originales de la période de Reconstruction en matière de logement. Sous la forme de coopératives d’autoconstruction, des groupes se formèrent pour bâtir de petits ensembles de pavillons. « L’Heureux-Chez-Soi » à Noisy-le-Sec, en présente quelques aspects.


Dossier : Effervescences de l’habitat alternatif

Face à l’intense crise du logement que l’Europe a connue après la Seconde Guerre mondiale, certains particuliers se sont dirigés vers l’autoconstruction. En pointillé sur le territoire ont alors surgi des initiatives coopératives singulières, souvent élevées au rang de mythe par les témoignages qui sont parvenus jusqu’à nous : les Castors. Retour sur l’aventure contrastée d’une poignée de ces habitants-constructeurs à Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis).

Symbole d’un travail architectural collectif et laborieux, l’originalité du mouvement résidait dans son organisation communautaire : les Castors se montaient en associations et mettaient en commun leurs ressources financières et techniques pour acheter un terrain et y construire eux-mêmes leurs maisons, en dehors des heures de travail. Par l’autoconstruction de l’habitat, le mouvement Castor entendait proposer une solution concrète, effective et matérielle au problème des mal-logés. Il s’agissait, la plupart du temps, de jeunes ouvriers décidés : les chantiers duraient plusieurs années, pendant lesquelles les congés disparaissaient au profit d’un travail physique exigeant. Par ailleurs, ils étaient souvent engagés dans le monde associatif ou politique (membres de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne – JOC –, militants du Mouvement populaire des familles, ou encore syndicalistes), de nombreux chantiers étant initiés par des prêtres ou au sein des syndicats.

L’origine du mouvement se confond dans plusieurs initiatives : les Castors seraient apparus en Suède avant 1939, mais on trouve en France, dès 1921, des « cottages sociaux » déjà basés sur le principe d’une autoconstruction organisée (Messu 2007). Certains attribuent l’implantation du mouvement Castor en France à l’action de Christine Brisset à Angers, qui, constatant les limites du mouvement « Squatter » (Mercklé 1994), suggéra l’autoconstruction comme solution alternative. D’autres insistent sur l’expérience Castor de Pessac en 1948, près de Bordeaux, comme premier chantier d’importance sur le territoire (Bancon 1998). Ce dernier conduisit à la reconnaissance par l’administration de « l’apport-travail » comme garant d’emprunt en substitution de l’apport financier. De toute évidence, l’apparition du mouvement paraît assez spontanée en divers lieux et il est difficile d’en retracer avec certitude l’origine.

À l’opposé des constructeurs du dimanche, les Castors furent porteurs d’innovations : logements plus grands que la moyenne et comportant toutes les commodités, respect des dernières normes en vigueur, emploi de procédés nouveaux. C’est dans cette optique que l’Union nationale des Castors (UNC) a été créée et soutenue par Eugène Claudius-Petit, ministre de la Reconstruction et de l’urbanisme de 1948 à 1953, afin d’apporter un appui technique et de partager les savoirs aux chantiers éparpillés sur le territoire. L’UNC rapporte que, entre 1950 et 1954, ses effectifs passèrent de 1 140 à 10 350 Castors, le nombre de chantiers de 1 050 à 5 000 et celui des logements habités de 90 à 5 350. Cependant, elle ne recensait pas les Castors de la région parisienne, estimés à 10 000 en 1959 (Inyzant 1980). Les années 1950 ont ainsi marqué l’apogée d’un mouvement qui s’est ensuite progressivement essoufflé.

Une légende dorée

À la lecture des quelques ouvrages existants sur le sujet (dont les auteurs sont souvent d’anciens Castors), on est rapidement séduits par une vision idéalisée. Tout d’abord, les qualités humaines des Castors sont valorisées à l’extrême. La réponse à la violence de la guerre se traduit chez ces ménages par un sursaut de fierté pour le travail, ainsi qu’une discipline volontaire. La solidarité est alors la valeur essentielle à la réussite de l’entreprise, comme l’analyse le sociologue Michel Messu : « Principe fondateur, unificateur et régulateur du groupe, la solidarité à l’œuvre chez les premiers Castors n’est donc ni une technique, ni seulement un sentiment » (2007, p. 160).

Si l’on peut parler d’une « mythologie » Castor, elle concerne plus particulièrement l’idée d’une utopie communautaire. Cette vision se retrouve chez Daniel Bancon dès le sous-titre de son ouvrage : L’aventure communautaire de 150 jeunes qui décidèrent de construire une cité idéale. Le règlement intérieur du chantier de l’Alouette, initié par un prêtre, indiquait : « Nous ne bâtirons pas chacun sa maison mais ensemble notre cité » [1]. On ressent très nettement ici la volonté de transformer la société, de bâtir un monde nouveau. L’ancien Castor insiste, cependant, sur le fait que la cité a été communautaire surtout pendant sa construction.

Danièle Voldman (1997) apporte certaines nuances à ce témoignage en replaçant au cœur de l’initiative son aspect essentiellement pragmatique. Du point de vue global de la reconstruction, « l’utopie communautaire » est à resituer dans l’apparente impossibilité des pouvoirs publics à résoudre la crise du logement et présente la particularité de construire sans recourir aux entreprises de bâtiment.

« L’Heureux-Chez-Soi »

À Noisy-le-Sec, l’initiative fut portée par le maire-adjoint, qui organisa les réunions et trouva un terrain constructible [2]. Vingt ménages s’engagèrent progressivement dans le projet. Une société coopérative fut créée en 1951, dans l’objectif de construire le lotissement « L’Heureux-Chez-Soi » [3], destiné à être placé sous le régime de la copropriété. Les plans furent décidés en mairie et un architecte fut imposé, ce qui s’avéra assez contraignant : par exemple, la construction de garages fut tout d’abord interdite. Ils furent creusés par la suite, une fois les obligations du cahier des charges « oubliées ».

En plus de la construction et de l’apport-travail fourni par les Castors, ces derniers devaient verser chaque mois de l’argent au Crédit foncier, en vue de rembourser l’emprunt financier contracté pour payer le terrain et les matériaux. Les six premiers mois, grâce à la prime à la construction, ils n’avaient pas à payer. Dans la plupart des cas, les crédits s’étalaient sur 25 ans, les ménages étant réellement propriétaires de la maison qu’ils avaient construite 20 ans après s’y être installé.

Dessinée par les services de la mairie, la morphologie urbaine du lieu évoque l’idée d’une communauté : les vingt pavillons réunis en un square enclavé dans le tissu résidentiel, autour d’un terre-plein central, donnent à voir un cercle relativement clos dans lequel sont regroupés des familles. La mitoyenneté des maisons ajoute à cette impression d’ensemble.

Plan du square Pasteur
Source : Archives communales de Noisy-le-Sec

Quatre années furent nécessaires à la construction des maisons. Tous les pavillons furent montés en même temps, et chacun travailla à la construction de toutes les maisons. Les Castors réalisaient eux-mêmes presque tous les travaux : certains étaient soudeurs, charpentiers ou encore peintres en bâtiment, mais la plupart d’entre eux n’avait aucune qualification et apprenait sur le terrain.

Le chantier des Castors de Noisy-le-Sec
© Selvon
© Selvon

Heurs et malheurs d’une mise en place

À l’histoire du chantier se mêle aujourd’hui le souvenir d’un projet de vie chargé de sentiments ambivalents, d’oublis et de nostalgie. Lors d’un entretien collectif avec quatre des Castors de Noisy-le-Sec (dont trois habitent encore sur place), nous avons pu constater l’importance des relations entre les familles et le caractère particulièrement poreux des frontières entre l’espace public et le domaine privé. Ainsi, des relations intenses et sincères se sont nouées entre des personnes qui étaient peu de temps auparavant de parfaits inconnus, comme l’évoque cette habitante présente dès la construction des maisons :

« C’est vrai que, quand on a emménagé, on était tous dehors le soir, à discuter. À l’époque il n’y avait pas de télévision. On était bien, tous réunis. M. Lebel jouait de l’accordéon. Tout le monde était gai ! Pourtant on avait des soucis, on n’était pas riches. Mais on était comme une famille. On s’entendait bien, c’était chouette. Les maris jouaient au foot avec les gosses le soir. »

Mais l’expérience n’a pas laissé que de bons souvenirs : s’il n’y eut pas de disputes notoires sur le chantier, le travail était dur et exigeait de nombreuses privations financières, laissant de côté loisirs et vie de famille. Pendant que le Castor construisait lui-même son logement pour sa famille, la vie du foyer comme la vie de couple étaient mises entre parenthèses. En plus de leur(s) emploi(s), lorsque l’homme travaillait sur le chantier, la femme devait s’occuper seule de tout le reste. Les sacrifices étaient partagés, et les conséquences sur le moral des ménages furent rudes.

En outre, le square fut la scène d’un certain nombre de complications sociales et familiales. Ainsi, trois Castors furent exclus du projet car ils ne respectaient pas les heures de travail obligatoires inscrits au règlement du chantier. Une fois les pavillons habités, une famille ne voulut plus rembourser le Crédit foncier et fut expulsée. Par ailleurs, la forte interconnaissance au sein du voisinage rendait très perméable l’intimité des familles. S’il était impossible lors du chantier d’avoir des secrets, les situations financières comme familiales étant nécessairement connues de tous, il semble que cette forme de « transparence » a perduré après l’emménagement et est vraisemblablement responsable d’un certain nombre de tensions internes. L’effet de collectivité a, par ailleurs, permis à certains couples de se décharger de l’éducation des enfants.

Dans la période qui suivit l’emménagement, le lotissement sembla alors fonctionner comme une réelle communauté, avec ce que cela comporte d’intrusion, d’enfermement, mais aussi d’interdépendance et de solidarité.

Un mythe ébréché

Au regard de l’expérience de Noisy-le-Sec, on peut remettre en question le mythe Castor. En effet, l’entretien collectif rapporte les conditions extrêmement difficiles du chantier ainsi que le poids de l’investissement matériel, mais surtout physique et psychologique. Même si les Castors insistent sur le fait qu’ils referaient la même chose sans hésiter, les sacrifices consentis restent toujours perceptibles, 50 ans plus tard.

À Noisy-le-Sec, les Castors n’étaient pas des militants, ni des adhérents à la JOC, et ils ne parlaient jamais de politique. On peut penser qu’ils étaient moins enclins à la poursuite d’un idéal, moins sensibles à l’idée d’une utopie communautaire. Pour les anciens Castors questionnés, la visée utopique d’une telle expérience est rejetée catégoriquement aujourd’hui comme hier, la réponse pragmatique au besoin de logement étant la principale raison de leur engagement. L’une d’entre eux le certifie :

« Ah non, ce n’était pas une utopie ! C’était un début de richesse, de fortune pour les trois quarts de ceux qui ont fait ça. Vous débutez, vous n’avez rien ! Et là, vous empruntez, vous remboursez et vous avez quelque chose. Vous vous rendez compte, si on devait payer un loyer pour quatre pièces, cinq pièces ! Ah non, ce n’est pas une utopie, les Castors ! C’est du concret, très bénéfique ! Seulement, faut pas être fainéant. »

Pour les Castors de Noisy-le-Sec, le choix de l’autoconstruction collective a donc été porté par des raisons pratiques et non pas idéologiques. L’idéal visé concernait, avant tout, l’accès à la propriété d’un pavillon. Par ailleurs, l’UNC insistait en 1950 sur le fait que, malgré le succès de la formule, elle ne devait pas être vue comme une solution au problème du logement, mais comme un palliatif regrettable et regretté, notamment par les Castors, qui tiennent à ce que leur geste de constructeur soit aussi un geste de contestation (Mercklé 1994, p. 13).

Le square Pasteur aujourd’hui

Aujourd’hui, dans le square, la plupart des Castors sont décédés ou ont déménagé. Une minorité des pavillons reste habitée par des descendants de Castors, mais la plupart ont été revendus à des personnes qui ignorent l’histoire du quartier. Chacun a repeint sa maison selon ses goûts, a opéré des travaux variés sans souci de l’harmonie visuelle et architecturale du square et des contraintes initiales inscrites dans le cahier des charges. Les liens de voisinage sont désormais ici comme ceux qu’on trouve ailleurs, et l’esprit communautaire du chantier a définitivement disparu. Rien ne distingue plus « L’Heureux-Chez-Soi », expérience d’habitat alternatif en autoconstruction collective, d’un lotissement lambda des années 1950.

Bibliographie

  • Bancon, D. 1998. Les Castors de l’Alouette (1948-1951). L’aventure communautaire de 150 jeunes qui décidèrent de construire une cité idéale, Pau : Princi Negue.
  • Inyzant, H. 1980. Le mouvement Castor en France entre 1950 et 1960. Recherche historique, analyse économique et politique, rapport pour le ministère de l’Environnement et du cadre de vie.
  • Mercklé, P. 1994. La crise du logement d’après-guerre en France et les mouvements coopératifs : l’exemple des Castors, mémoire de DEA de sciences sociales sous la direction de Marcel Roncayolo, ENS/EHESS.
  • Messu, M. 2007. L’Esprit Castor. Sociologie d’un groupe d’autoconstructeurs. L’exemple de la cité de Paimpol, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Vilandrau, M. 2002. L’étonnante aventure des Castors. L’autoconstruction dans les années 50, Paris : L’Harmattan.
  • Voldman, D. 1997. La reconstruction des villes françaises de 1940 à 1954. Histoire d’une politique, Paris : L’Harmattan.

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Pour citer cet article :

Caroline Bougourd, « Les Castors à Noisy-le-Sec : heurs et malheurs d’une expérience d’autoconstruction », Métropolitiques, 23 avril 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Les-Castors-a-Noisy-le-Sec-heurs.html

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