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Le tramway parisien : transporter l’art au cœur de la vie urbaine ?

De quel art, de et dans la ville, les transports publics sont-ils le support ou le prétexte ? Si les édicules Art nouveau du métro font partie du patrimoine architectural parisien, le tramway peut-il à son tour être l’occasion de pratiques artistiques innovantes ? Arnaud Passalacqua réinscrit l’initiative parisienne dans une longue tradition.

Recensé : Les artistes et le tramway de Paris, exposition à l’Hôtel de Ville de Paris, du 14 décembre 2012 au 2 février 2013 ; direction artistique : Christian Bernard.

Cette exposition s’ouvre par une adresse de Bertrand Delanoë aux visiteurs, en forme d’allusion au peintre Magritte : « ceci n’est pas un tramway ». Le maire de Paris sait, en effet, mieux que quiconque que le tramway des Maréchaux, pierre angulaire d’un premier mandat placé sous le signe d’une politique des déplacements volontariste, ne peut se résumer à une infrastructure de transport. Néanmoins, ce que l’on pouvait pressentir dès l’ouverture de cette nouvelle ligne en 2006 est devenu aujourd’hui une norme, de Brest à Nice : les projets de tramways qui équipent les grandes agglomérations françaises depuis une vingtaine d’années ne sont plus des projets de (simple) transport.

Le tramway peut effectivement être vu à travers bien d’autres prismes. Il est d’abord un projet politique, dont la réalisation correspond peu ou prou à la durée du mandat municipal et répond, en province, à la nécessité d’unifier des territoires morcelés gouvernés par une même structure intercommunale. Il est aussi un projet urbain, qui offre une requalification de l’espace public, que les architectes français, comme Antoine Grumbach pour le tramway T3 à Paris, dessinent selon des lignes classiques et en utilisant des matériaux éprouvés au risque d’être éculés. Il est, enfin, un projet culturel : c’est le thème central de cette exposition, consacrée au T3, dont le prolongement entre la porte d’Ivry et la porte de la Chapelle a été l’occasion d’une vaste commande publique passée à 19 artistes internationaux.

Toutefois, quoi qu’en dise Bertrand Delanoë, le T3 est bien un tramway au sens que les décideurs publics donnent à ce terme, sans oser totalement se l’avouer, peut-être. C’est ce qu’illustre cette exposition : si les moyens financiers de la mairie de Paris lui ont permis de créer une ligne dont les réalisations artistiques sont remarquables, il n’y a pas de véritable différence de nature avec ce que proposent les projets provinciaux en la matière.

Art et transports collectifs : une longue histoire

La relation entre transport et intervention artistique a une histoire. Si elle est sûrement plus riche du côté des modes individuels, l’automobile ayant pu servir à l’exaltation du futurisme de Marinetti avant d’être compressée par César, tout en offrant un champ aux arts appliqués, les modes collectifs ont aussi leur place dans l’histoire de l’art. Leurs infrastructures et leurs espaces ont inspiré de nombreuses réalisations artistiques dès l’âge d’or des chemins de fer, quand Monet peignait la gare Saint-Lazare comme symbole de l’industrialisation. Le métro lui-même n’a-t-il pas participé de ce mouvement éphémère qu’a été l’Art nouveau en équipant ses premières lignes d’édicules dessinés par Guimard, un architecte pourtant rapidement remplacé par l’exploitant d’alors, semble-t-il pour des raisons financières plus qu’esthétiques ? Toujours est-il que ce sont bien les œuvres de Guimard qui constituent aujourd’hui l’image internationale du métro parisien.

Resté à l’entrée du métro, l’art ne descend sous terre que lors de la transformation de la station Louvre–Rivoli en une gigantesque vitrine du plus célèbre musée parisien, sous l’impulsion d’André Malraux en 1968. Dès lors, la RATP a pris l’habitude d’intégrer au sein de ses espaces souterrains une dimension artistique, éphémère ou plus pérenne, qui se combine à d’autres expressions, comme celle des musiciens du métro, sélectionnés sur concours, ou des poèmes de ses voyageurs affichés dans les rames. L’une des réalisations les plus célèbres est probablement Le Kiosque des noctambules aménagé par Jean-Michel Othoniel pour la station Palais-Royal, ce dont témoigne le vol régulier du banc qui y est installé, signe d’un fétichisme du métro au moins autant que du succès de cette intervention artistique.

Alors que les enjeux de mobilité se sont en grande partie déplacés en surface – entre congestion, pollution et réappropriation de l’espace public –, l’art a aussi suivi ce chemin, en trouvant dans le tramway un moyen efficace d’inventer de nouvelles modalités d’expression et sources de financement. En effet, le temps n’est pas encore venu où l’ouverture d’une ligne d’autobus donnera lieu à une politique culturelle et artistique ! De ce point de vue, l’infrastructure spécifique à certains systèmes (métro, tramway) joue le rôle de support aussi bien physique que conceptuel, ce que n’offre pas un simple couloir d’autobus.

Le tramway, prétexte à la présence artistique sur l’espace public

C’est ainsi que lors de son ouverture en 2006, le T3 avait déjà offert l’occasion de proposer aux Parisiens une exposition permanente en plein air le long de cette ligne nouvelle. Les plus grands noms de l’art contemporain avaient participé à ce projet qui se donnait comme objectif de proposer un art en relation avec le mouvement quotidien aussi bien qu’avec l’architecture particulière des boulevards des Maréchaux : Christian Boltanski, Sophie Calle, Frank Gehry, etc. Des réalisations importantes ont été intégrées à la ligne et aux pratiques des citadins, à l’instar de la spirale vitrée installée par Dan Graham à la porte de Versailles, où les voyageurs en attente comme les simples piétons aiment se perdre ; le tramway n’est ici qu’un prétexte à la présence artistique sur l’espace public.

Le tronçon inauguré en 2012 accentue cette dimension. Comme s’il ne fallait pas oublier que le tramway est tout de même à l’origine de cette commande publique, l’exposition montre le travail de quatre artistes inspiré par le chantier lui-même. Ainsi, les photographies de Mohamed Bourouissa, les peintures sur soie de Lu Hao, les dessins de Chourouk Hriech et les aquarelles d’Yvan Salomone s’imbriquent avec la présentation des 19 œuvres elles-mêmes. Autant d’images qui offrent un regard neuf sur des espaces familiers aux parisiens : le cours de Vincennes, les palissades de chantiers, etc.

Le cahier des charges assigné par Christian Bernard, directeur artistique, aux œuvres de la commande publique est triple. Elles doivent être simples d’accès, offrir un lien avec leur environnement et présenter un caractère utile et pratique. On note là une évolution par rapport au premier tronçon du T3, où les œuvres réalisées présentaient plutôt le visage d’installations plus pointues. Les artistes ont en grande partie répondu à la commande. De la station elle-même devenue œuvre d’art, proposée par Anita Molinero à la porte de la Villette, à la simple grille séparant l’installation du tramway du stade Jules Ladoumègue dessinée par Pascal Pinaud, en passant par les statues-fontaines signées Pascale Marthine Tayou, le souci de faire œuvre utile est réel. Toutefois, certaines réalisations sont plus efficaces par l’interrogation ou l’émotion qu’elles suscitent que par l’évidence de leur côté pratique. Ben Langlands et Nikki Bell parviennent à renouveler le style de Guimard, en dessinant les entourages des passages souterrains permettant de transiter d’une voie à l’autre sur le cours de Vincennes, puisque la ligne est scindée à cet endroit afin de permettre une exploitation plus efficace. Un grand M rappelle ainsi que, si Paris est fière de ses transports, c’est avant tout de son métro et peut-être pas encore de son tramway !

Quelques projets non réalisés sont également présentés. Le visiteur ne peut que regretter que l’immense vague piétonne proposée par Vincent Lamouroux pour le pont National ou que l’hommage à un train de plus en plus masqué par des dalles et murs anti-bruit imaginé par Siah Armajani n’aient pu trouver leur place dans cette profusion d’idées, contrainte par le linéaire de 14,5 km, et probablement aussi par le budget mis à disposition par la maîtrise d’ouvrage.

Les limites d’un art de commande

On est bien là en présence d’un art sur commande. On croise cette difficulté soulevée par l’institutionnalisation de l’art au détour de la lecture des multiples panneaux réalisés par Pierre Alféri et Olivier Cadiot sous le titre « Choses lues » et gravés sur les parois vitrées des stations de la ligne : « efface-moi dit le graffiti ». C’est effectivement un art proposé par le maître d’ouvrage que porte le tramway. Les graffitis sauvages, qui ont marqué le métro des années 1980-1990, n’ont pas trouvé dans le tramway un support favorable à leur expression. Ils demeurent aujourd’hui concentrés dans les espaces ferroviaires, comme la tranchée de la gare Saint-Lazare.

L’autre œuvre disséminée tout au long de la ligne est aussi la seule à pénétrer à bord du tramway. Rodolphe Burger et ses complices ont proposé une nouvelle gamme d’annonces sonores pour chaque station, qui réservent ainsi à des trajets quotidiens une surprise récurrente. Mais il est symptomatique que l’intervention artistique se situe pour l’essentiel en dehors du véhicule. Peut-on penser le tramway comme un objet d’art en tant que tel ? Sa livrée est l’objet de tensions entre la ville de Paris et la RATP, qui se doit de refléter les icônes de celle-là – tasse de café, fontaine Wallace, etc. – et les couleurs de celle-ci, sans parler du Syndicat des transports d’Île-de-France (STIF), qui a récemment imposé une bande grise sur les autobus. Ses lignes sont celles trop uniformes du modèle Citadis d’Alstom qui parcourt les réseaux de presque toutes les villes françaises. Le véhicule ne peut donc être le support de l’expression artistique. Les espaces qui lui sont directement liés sont également faiblement plastiques, du fait des normes qui s’y imposent, comme celles régissant l’accessibilité pour les personnes handicapées. Le mobilier du tramway aurait pu offrir un support d’expression plus libre, mais on peut regretter qu’en l’occurrence le T3 présente des lignes extrêmement classiques, signées Jean-Michel Wilmotte. Ainsi, si le tramway a permis de confronter le monde des ingénieurs du transport à de nouvelles professions – urbaniste, architecte, paysagiste, designer – l’uniformisation est devenue plutôt la règle. Les artistes sont-ils ici les vecteurs d’une différenciation réelle entre les projets de chacune des villes qui s’est inscrite dans ce mouvement ?

Finalement, si le terme « pacifiés », employé par Bertrand Delanoë pour décrire les boulevards des Maréchaux réhabilités, peut prêter à discussion, le qualificatif « embellis », qu’il utilise également, paraît, lui, pleinement justifié. Bien que fondées sur une infrastructure spécifique au tramway, loin de la bataille qui fait rage entre les systèmes de transport, les œuvres exposées le long du T3 profitent à l’ensemble des usagers de l’espace public, du piéton à l’automobiliste, dans un esprit plus ouvert que celui caractérisant habituellement les relations tendues entre les différents systèmes de mobilité parisiens. Elles contribuent également au grand mouvement de rééquilibrage culturel et symbolique de Paris vers l’est, engagé par les grands projets présidentiels des années 1980. D’une certaine façon, le T3 parachève un cycle, bien que son itinéraire appelle à un nouveau prolongement, d’ores et déjà étudié par les services de la ville. Nul doute que les artistes sauront de nouveau l’accompagner. Souhaitons, néanmoins, que les œuvres installées connaissent une belle patine plus qu’un vieillissement accéléré, dû à leur exposition sur un espace public aux multiples sollicitations.

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Le site de l’exposition Les artistes et le tramway de Paris : http://demarche-artistique.tramway.paris.fr/ewb_pages/d/demarche-artistique.php.

Pour citer cet article :

Arnaud Passalacqua, « Le tramway parisien : transporter l’art au cœur de la vie urbaine ? », Métropolitiques, 14 janvier 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Le-tramway-parisien-transporter-l.html

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