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Le retour des tours dans les villes européennes

Après une période d’étiage durant laquelle très peu de tours ont été construites (1980‑2000), les villes européennes connaissent un regain d’intérêt pour cette forme architecturale et urbaine. Si le retour des tours est encore modeste en France, il atteint une ampleur sans précédent dans bon nombre de pays européens, témoignant tout autant d’un changement de contexte économique et politique que de la permanence de certaines représentations.

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En région parisienne, tant qu’ils étaient cantonnés à la Défense, les projets de tours ne suscitaient pas de polémiques, jusqu’à ce que la proposition de tour Triangle aux confins du 15e arrondissement ne vienne rappeler la sensibilité des Parisiens aux immeubles de grande hauteur (IGH). Ce projet, tout comme celui du nouveau palais de justice aux Batignolles, dans le 17e arrondissement, est devenu l’épicentre d’une saga dont les rebondissements médiatiques révèlent une nouvelle politisation du débat sur les tours dans la capitale. Bien au-delà de la politique politicienne qui a pu structurer les positions au Conseil de Paris, ce sont des mobilisations collectives à plusieurs échelles qui ont alimenté les débats, témoignant d’une montée en expertise des acteurs, aussi bien des professionnels, des collectivités que des universitaires et associations. Sujet sensible aujourd’hui, et sans doute demain dans la perspective d’une multiplication des projets de tours, il n’en reste pas moins ancien : discussions, controverses et débats (Urbanisme 2007 ; Paquot 2008 ; Taillandier et al. 2009 ; projet SKYLINE [1]) ressurgissent au gré des pulsations verticales de Paris (tour Montparnasse, Front de Seine).

Cette fois, cependant, ce sont plusieurs dizaines de projets qui ont vu le jour non seulement à Paris, mais aussi dans d’autres villes françaises depuis les années 2000. Une rétrospective de la décennie précédente montre qu’Euralille annonçait déjà le retour en grâce des tours dans les projets urbains. Marseille et Lyon autorisent à présent des tours qui participent, dans les deux cas, d’un renouvellement urbain de quartiers déclinants dont l’image s’est détériorée au moment où la concurrence entre les villes européennes s’intensifiait (Euroméditerranée à Marseille et la Part‑Dieu à Lyon).

Une verticalisation des villes européennes sans précédent

Mais pour saisir l’ampleur du phénomène, il faut regarder au-delà du périmètre national et particulièrement du coté de Londres, Rotterdam, Barcelone, Madrid, Vienne, Berlin, Milan, Turin ou encore Varsovie. Ces cas montrent que le retour des tours entamé au début de la décennie 2000 est majeur, tant dans la durée que par le nombre de projets construits. Le projet SKYLINE recensait ainsi près de 342 tours en projet, approuvées ou en construction pour le seul Grand Londres au 1er janvier 2015. À Madrid, au-delà d’AZCA, c’est le quartier de Chamartín qui a accueilli les « cuatro torres », lorsque Barcelone optait pour des opérations de renouvellement urbain vertical à Fira de Barcelona (autour de Gran Via) et à Diagonal Mar.

De l’autre côté des Alpes, Milan faisait la une des revues spécialisées avec la construction du Bosco Verticale et le siège de la région Lombardie, pendant que Turin déroulait le tapis rouge à la tour de la banque Intesa Sanpaolo.

Figure 1. La verticalisation résidentielle de Vauxhall à Londres
© Manuel Appert, 2014.
Figure 2. Torre Intesa Sanpaolo et les Alpes à Turin
© Manuel Appert, 2015.

Les villes européennes – par ville, on entend ici les acteurs publics et privés qui participent de la fabrique urbaine – accommodent une pression à la verticalisation qui est mondiale (McNeill 2005 ; Didelon 2010). La tour est devenue une des modalités architecturales d’une urbanisation continue, d’une métropolisation des fonctions et des actifs dans le contexte de mondialisation et, à grands traits, d’une montée en puissance des acteurs de marché dans la fabrique urbaine. Plus récemment, toutefois, à l’image des villes asiatiques, ce sont les tours de logements qui se sont multipliées, au point de représenter la grande majorité des IGH construits dans le monde, y compris en Europe.

La structuration des débats autour de trois tensions

La multiplication des tours en Europe est à l’origine de débats scientifiques et de société dans lesquels les points de vue sont souvent manichéens, opposant les couples offre/demande de surface disponibles, densification/étalement urbain et développement économique/préservation de l’identité de la ville. Ces oppositions articulent souvent implicitement rationalités économiques, matérialités et imaginaires, ces derniers restant très prégnants dans l’interprétation de la tour avant tout comme produit culturel et politique.

L’exploration du premier couple d’arguments en tension révèle que les tours ne répondent pas nécessairement à une demande exprimée, dans la mesure où les activités économiques et les logements peuvent être fournis à des coûts (de construction et d’utilisation) inférieurs dans des immeubles plus bas. La tour peut, en revanche, contribuer à susciter des marchés de niche en augmentant ponctuellement les valeurs foncières et immobilières dans les espaces cibles d’opérations de revitalisation urbaine. La rationalité économique ne pourrait ainsi être envisagée qu’en considérant la symbolique des tours et le prestige qui leur est associé (McNeill 2005 ; Appert 2011). C’est enfin à cause de la valorisation monétaire associée au prestige que les tours participent à la fixation des flux de capitaux qui circulent entre les métropoles (Graham 2015).

Figure 3. La construction de la tour de la BCE à Francfort
© Manuel Appert, 2014.

La tour peut aussi être considérée comme levier de minimisation de l’étalement urbain et des mobilités associées. Ce second argument est, lui aussi, discuté à cause notamment des échelles d’appréciation de la densité. L’argument de l’accroissement de densité dans le contexte de la ville européenne n’est recevable qu’à grande échelle – et, encore, lorsque les législations relatives au droit à la lumière ne limitent pas la proximité des tours. Dans ce cas-là, elles participent à un accroissement des surfaces libres au sol. À plus petite échelle, la densité offerte par des ensembles de tours n’est pas nécessairement plus élevée que celle permise par le tissu haussmannien ou la typologie des masses privilégiées dans les ZAC françaises.

Figure 4. Le Leadenhall Building (« la Râpe à fromage ») à Londres
© Manuel Appert, 2015.

Enfin, opposer modernité et préservation du patrimoine ne permet pas toujours de rendre compte de l’instrumentalisation des contextes urbains dans la mise en scène des projets d’IGH ou encore de saisir la patrimonialisation des tours, y compris celles des grands ensembles.

Dépasser les oppositions binaires

Pour porter un regard critique sur le retour des tours, nous proposons de dépasser les oppositions binaires en remettant en contexte, dans le temps et l’espace, la production et la réception des tours contemporaines. Dans la perspective d’un quasi-consensus politique sur la nécessité de densifier les villes et d’adapter les territoires urbains à la concurrence pour attirer les investissements privés, les tours se trouvent de nouveau légitimées, y compris en Europe. Elles sont alors synonymes de maximisation de l’usage du sol pour des fonctions résidentielles et commerciales et, lorsqu’elles sont localisées à proximité des nœuds de transports collectifs, des signaux de centralité de réseau et d’intensification urbaine. C’est souvent au nom de ces attributs que les municipalités autorisent leur construction depuis la toute fin des années 1990 (Appert 2008 ; Tavernor et Gassner 2010).

Mais, du fait de leurs caractéristiques architecturales et de l’intensification urbaine ponctuelle qu’elles suscitent, elles jouent le rôle de symbole de renouvellement urbain et/ou politique (McNeill 2005 ; Appert 2008, 2011) tout en exerçant une pression très forte sur les ressources et les systèmes techniques urbains. Par leur proéminence, elles induisent aussi des impacts paysagers majeurs qui en font des édifices parmi les plus contestés, au moment où le paysage est mobilisé pour faire adhérer les populations aux projets urbains. Dans les villes européennes, la contestation contre les tours s’organise et s’amplifie : Londres (Appert et Drozdz 2010) et Paris (d’Aboville 2015), mais aussi Séville, Vienne, Barcelone, Genève et même Saint-Pétersbourg sont concernées (Dixon 2009). Au-delà de leurs impacts paysagers, c’est l’identité de ces villes, le rejet des symboles véhiculés par les IGH et plus généralement l’absence de projet politique inclusif des populations résidentes qui sont le plus souvent au cœur des contestations. À travers ce dossier, nous proposons de porter un regard pluriel sur la caractérisation du mouvement de verticalisation des villes et d’alimenter le débat, trop souvent caricatural, des enjeux socio-économiques, politiques et paysagers des tours dans la ville contemporaine. La focale, principalement fixée sur les villes européennes, est mise en perspective par des éclairages de villes plus lointaines, en proie à une verticalisation accélérée.

Au sommaire de ce dossier :

Entre investissement économique et acte politique

Représentations et imaginaires des tours

Réguler les tours

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Manuel Appert, « Le retour des tours dans les villes européennes », Métropolitiques, 16 décembre 2015. URL : https://metropolitiques.eu/Le-retour-des-tours-dans-les.html

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