Accéder directement au contenu
Terrains

Le mouvement des indignés s’ancre dans les quartiers de Madrid

Le mouvement des « indignés » espagnol a levé le camp de Puerta del Sol mi-juin 2011. Mais il ne s’est pas éteint. Héloïse Nez décrit au contraire sa diffusion dans les quartiers de la capitale, esquissant ainsi un modèle de délibération démocratique alternatif aux institutions officielles.

« Que no nos vamos, nos extendemos ! » (« On ne s’en va pas, on s’étend ! ») entonnait plus d’un millier de participants à la fin de l’assemblée générale de Puerta del Sol dimanche 12 juin, jour de la levée du campement des indignés à Madrid. Une grande pancarte remplaçait la multitude des petites affiches personnelles épinglées depuis un mois sur la place, en annonçant « Nos vemos en los barrios » (« On se retrouve dans les quartiers »). Loin de signer la fin du mouvement des indignés, le démontage du camp laisse place à une fine structuration de la mobilisation à l’échelle des quartiers.

Des assemblées sur plus d’une centaine de territoires

Depuis le 28 mai, des assemblées sont régulièrement organisées dans les quartiers de Madrid, les villes de banlieue et les villages de la région [1]. Au total, plus d’une centaine de territoires sont concernés. La délocalisation des assemblées a été orchestrée depuis Puerta del Sol, une commission « quartiers » se chargeant de l’extension du mouvement des indignés. Ce changement de stratégie vise à enraciner la mobilisation au niveau local, pour éviter qu’elle ne perde son dynamisme.

Les assemblées de quartier se sont le plus souvent inspirées du modèle organisationnel du campement de Sol, en l’adaptant aux réalités locales. La préparation de la décision se fait en petits groupes, des commissions prenant en charge certaines questions pratiques (comme la modération des assemblées ou la communication), tandis que des groupes de travail visent à proposer des pistes d’action sur des thématiques aussi différentes que le logement, l’éducation, la santé, l’environnement ou l’immigration. Ils se réunissent une à plusieurs fois par semaine sur un espace public, afin que leurs discussions soient ouvertes et visibles pour l’ensemble de la population [2]. Les décisions sont prises par les assemblées populaires de quartier, autonomes et indépendantes les unes des autres, qui ont lieu pour la plupart à un rythme hebdomadaire, le samedi ou le dimanche, sur une des places du quartier. Maintenant que les assemblées ont défini leurs modalités d’organisation (lieu, dates et horaires de réunion, répartition du travail en petits groupes), elles se déroulent sensiblement de la même manière. Les commissions et groupes de travail informent d’abord les participants de leurs activités de la semaine. Leurs propositions, ainsi que celles émanant de l’assemblée générale de Puerta del Sol, sont ensuite soumises à la délibération et doivent faire l’objet d’un consensus pour être approuvées. Un tour de parole libre est organisé en fin de réunion, pour que tout le monde puisse formuler des propositions à débattre dans les commissions et groupes de travail.

Une assemblée populaire de Madrid, qui se réunit tous les quinze jours depuis le 29 mai, coordonne l’action des différents quartiers, villes de banlieue et villages de la région. Au-delà de ces rencontres physiques qui rassemblent des centaines voire des milliers de participants pendant plusieurs heures à Puerta del Sol, le site internet du mouvement madrilène (madrid.tomalosbarrios.net), ainsi qu’une plateforme de travail commune (https://n-1.cc/ et la mobilisation des réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter, permettent de faire circuler l’information rapidement entre les différents territoires.

Une grande diversité de participants et de thématiques

Si la participation est souvent moins importante que lors de la première convocation, les assemblées populaires de quartier réunissent toujours plus d’une centaine de participants un mois après leur lancement. L’affluence est forte non seulement dans les quartiers populaires, mais aussi dans les zones de classes moyennes et supérieures. Les thématiques de prédilection diffèrent d’un quartier à un autre, comme en témoigne le choix des groupes de travail. À Carabanchel, quartier populaire au Sud de la ville, un groupe « économie et travail » cherche à faire le lien avec le mouvement ouvrier. Il prévoit de soutenir les victimes de licenciements dans le quartier et appelle à la grève générale. L’assemblée populaire de Carabanchel a également mis en place un groupe « social » visant à régler des problèmes locaux liés à l’immigration, au logement ou aux services sociaux. À Chamberí, un des beaux quartiers de Madrid, les professions libérales se structurent au sein d’une commission « juridique », composée d’avocats, et d’un groupe de travail « santé » dans lequel « il y a des gens très différents, de toutes les professions : des médecins, des infirmiers et infirmières, des biologistes, des psychologues, etc. ». L’assemblée de Moratalaz, un quartier de classes moyennes à l’Est de la capitale, compte davantage de personnes âgées qui s’impliquent autour des questions de santé et de retraites, tandis que les jeunes s’investissent dans des actions culturelles.

Dans tous ces quartiers, il est aussi question d’autogestion, par exemple sous la forme de propositions récurrentes de création d’une banque du temps (visant à échanger des services gratuits à caractère personnel dans un environnement proche) ou de systèmes de troc. Ces assemblées populaires ont également en commun de délibérer sur certains points généraux, mis au débat par l’assemblée générale de Puerta del Sol. Lors de leur troisième édition, les assemblées locales étaient invitées à prendre position sur six propositions issues des délibérations au sein des commissions et groupes de travail du campement : la démission du parlementaire responsable de la répression du campement des indignés à Barcelone le 27 mai, la participation à la marche des quartiers et des villages vers le Congrès le 19 juin, les manifestations périodiques à Puerta del Sol après la levée du camp, les actions contre les expulsions de logement, l’assistance des habitants aux conseils municipaux, enfin la réforme de la loi électorale. La mise en commun des résultats de leurs débats, à la deuxième assemblée populaire de Madrid, a montré une forte adhésion des assemblées de quartier à ces différentes propositions. Elle a été l’occasion d’un audacieux exercice méthodologique visant à faire travailler plusieurs milliers de personnes impliquées dans plus d’une centaine d’assemblées locales. Ces participants étaient invités à faire le point sur leurs délibérations, en se répartissant en une dizaine de groupes correspondant à des zones géographiques plus larges que les quartiers. Une fois la méthode présentée, plusieurs cercles d’une dizaine à plus d’une centaine de participants se sont formés sur la place de Sol, avant que tout le monde ne revienne en séance plénière.

Le mouvement des indignés développe ainsi des techniques de délibération déjà bien rodées, qui seraient notamment issues de l’expérience de pratiques autonomes dans les centres sociaux autogérés [3] et que la commission de « dynamisation » de Puerta del Sol propose de diffuser dans les quartiers, en organisant des ateliers pratiques. Alors que les assemblées générales du campement rencontrent des problèmes dans la prise de décision, liées essentiellement à la recherche du consensus absolu [4], la méthodologie délibérative adoptée par la plupart des assemblées de quartier semble plus flexible. Si l’unanimité est souvent recherchée en suivant l’idée que « tout le monde a la même voix », certaines ont opté pour le vote majoritaire, en considérant qu’un consensus était atteint lorsque 80 % de l’assemblée se prononçait en faveur d’une proposition. En outre, le public plus limité facilite la prise de décision. Les participants sont également soucieux de ne pas perdre leur temps dans des débats infinis, comme l’exprime ce jeune homme à l’assemblée populaire de Carabanchel le 11 juin : « Ce que j’aime bien dans cette assemblée, c’est sa flexibilité, on ne perd pas de temps avec des nuances absurdes ».

Risques de dispersion et premières victoires

Si la recherche de consensus pose moins de problèmes à l’échelle locale, le risque d’une dispersion, en revanche, apparaît important. D’une part, la multiplication des commissions et groupes de travail tend à diviser les participants en une multitude de sous-groupes, qui n’attirent pas toujours assez de monde pour fonctionner. Les assemblées populaires de Chamberí et de Moratalaz, où plus d’une douzaine de commissions et groupes de travail ont été créés sur le modèle de Puerta del Sol, font part de leurs difficultés à mobiliser pour certaines réunions. À l’inverse, le quartier de Carabanchel, qui a choisi de fonctionner avec moitié moins de sous-groupes (et qui est aussi le deuxième district le plus peuplé de Madrid, avec plus de 250 000 habitants), parvient à y mobiliser des dizaines de participants.

On peut craindre, d’autre part, une dispersion dans la multiplication des appels à manifester – les premières assemblées populaires de Madrid ont annoncé de nombreuses manifestations en juin et juillet, pour protester par exemple contre la privatisation d’un canal, les coupes dans le budget de l’éducation ou la réforme des retraites. Un participant regrette cette inflation : « Je ne peux pas être tous les jours dans la rue ! Il faut éviter que la dispersion diminue le dynamisme du mouvement. Nous avons beaucoup de choses à faire au niveau local, il ne faut pas seulement faire de grandes manifestations ». La protestation organisée le samedi 11 juin devant l’Hôtel de ville, au moment de l’investiture de la nouvelle équipe municipale, a entraîné une moindre affluence dans les assemblées de quartier prévues ce jour-là, voire leur annulation comme à Lavapiés – une décision prise par consensus, même si un participant estime qu’« il faudrait au moins que les commissions nous informent de leur travail, pour maintenir la force de l’assemblée du quartier. Maintenant on a plus besoin de ça que de protester ». Ces grandes manifestations communes à l’ensemble des quartiers de Madrid permettent toutefois d’éviter un enfermement local du mouvement, alors que les origines de nombreux problèmes soulevés par les indignés (comme la crise économique et politique) sont globales. Elles témoignent également de la vitalité du mouvement après la levée du campement Puerta del Sol. Ainsi, la journée d’action contre le Pacte de l’Euro, dimanche 19 juin, a rassemblé environ 40 000 manifestants dans les rues de Madrid, organisés en six colonnes partant des périphéries de la ville, et plus de 200 000 en Espagne [5]. Depuis, des marches populaires sont organisées à travers le pays, au départ notamment de Valence et de Barcelone, et il est prévu qu’elles se rejoignent à Puerta del Sol le 23 juillet.

Le risque de démobilisation issu de cette dispersion des participants est en partie endigué par les premières victoires qu’enregistre le mouvement. L’arrêt d’une « rafle » d’immigrés à Carabanchel, où deux cents participants s’engouffrent spontanément dans la station de métro d’Oporto après en avoir eu écho à la fin de l’assemblée du 4 juin, fait rapidement le tour des quartiers populaires de Madrid, qui proposent de réitérer l’expérience dans leur quartier. L’« effet de démonstration » est aussi puissant lors de l’empêchement d’une expulsion de logement le 15 juin : à un appel lancé par l’assemblée populaire de Tetuán, avaient en effet répondu des indignés de tout Madrid. Des connexions sont ainsi rapidement établies entre les différents quartiers de la ville et avec des organisations sociales existantes (comme les brigades de défense des droits de l’homme ou la plateforme des victimes de l’hypothèque), afin de mener des actions directes contre les principales conséquences sociales de la crise économique : expulsions de logement, rafles d’immigrés, fermetures de services sociaux, licenciements, etc. Si le mouvement aspire également à définir des lignes d’action à plus long terme afin de transformer le système politique et économique, ces actions concrètes sont un gage de continuité. C’est ce qu’exprime cet homme d’une soixantaine d’années à l’assemblée populaire de Carabanchel le 11 juin, au sujet de l’occupation d’un centre d’accueil pour handicapés fermé depuis peu dans le quartier : « On doit enregistrer une victoire, même si elle est petite, pour continuer à lutter ». Parmi les 35 commissions et groupes de travail qui font un bilan de leurs activités à l’assemblée générale de Puerta del Sol, le dimanche 12 juin, celle de coordination interne prévient : « On a déjà fait beaucoup de bruit, mais ce n’est qu’un début ! ».

Portfolio : ©Héloïse Nez

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous

Pour citer cet article :

Héloïse Nez, « Le mouvement des indignés s’ancre dans les quartiers de Madrid », Métropolitiques, 29 juin 2011. URL : https://metropolitiques.eu/Le-mouvement-des-indignes-s-ancre.html

Lire aussi

Ailleurs sur le net

Newsletter

Recevez gratuitement notre newsletter

Je m'inscris

La rédaction publie

Retrouvez les ouvrages de la rédaction

Accéder

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous
Centre national de recherche scientifique
Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

Partenaires