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Débats

Le Liban en crises (2019-2025)

Corruption interne, ingérence étrangère, situation géopolitique conflictuelle, rien ne semble épargner le Liban. En décryptant le rôle de certains « événements », l’historienne Dima de Clerck dévoile leur interconnexion et rend compte de la crise multifactorielle que traverse le pays depuis 2019.

Le 17 octobre 2019, des centaines de milliers de Libanais descendent dans la rue pour réclamer une réforme des institutions et le renouvellement d’une classe politique jugée corrompue et responsable de l’effondrement économique et monétaire, par la gestion désastreuse des finances publiques [1]. Ce soulèvement (Abi Habib et de Clerck 2020) ouvre une période de crises pour le Liban : effondrement bancaire, décuplement de la dette publique, défauts de paiement, puis explosion du port de Beyrouth en août 2020 en pleine pandémie de Covid-19. Cette spirale culmine avec l’offensive israélienne de 2024, suivie d’une occupation durable du territoire du Sud-Liban et un contrôle total du ciel libanais par Israël. Cinquante ans après le début de la guerre du Liban (1975-1990), un conflit par procuration inscrit à la fois dans la guerre froide et le conflit israélo-arabe, le pays est devenu pour beaucoup un emblème de la guerre perpétuelle. Il reste secoué par des affrontements récurrents, tiraillé entre une opposition au projet sioniste et une alliance avec les intérêts américains, qu’incarne l’immense ambassade-forteresse à Awkar, au nord de Beyrouth.

Depuis le 8 octobre 2023, le soutien militaire des États-Unis et de plusieurs pays européens à Israël, au nom de la réponse aux crimes du Hamas, les rend complices de crimes de guerre (Fassin 2024) et alimente le sentiment anti-occidental dans le Sud global. Un an plus tard, tandis que le Premier ministre israélien exhorte les Libanais à se soulever contre le Hezbollah, menaçant de reproduire le scénario de Gaza, l’ambassadrice américaine à Beyrouth plaide pour un Liban « post-Hezbollah », que la révolte de 2019 devait accélérer, et espère une opposition intérieure au Hezbollah servant la stratégie américano-israélienne [2].

À la fin de 2024, le Liban se trouve pris entre le « Front de la résistance » pro-iranien et l’expansionnisme israélien, incarné par un gouvernement « messianique » et « suprémaciste ». Sans président ni gouvernement effectif, doté d’une armée sous-équipée, et confronté à la présence de 1,5 million de réfugiés syriens ainsi qu’à autant de déplacés chiites fuyant l’offensive israélienne, le pays frôle la guerre civile. L’attaque israélienne ravive traumatismes passés, rumeurs et désinformation. Ce texte apporte des éléments de contextualisation à la guerre de 2024, en analysant les dynamiques et impacts de ce conflit sur la scène politique libanaise et sur la structure sociale du pays.

Révolte et récupération : les limites du soulèvement libanais de 2019

Le système politique libanais repose sur une démocratie dite « consociative », qui assure une répartition du pouvoir entre les communautés religieuses (maronites, sunnites, chiites, etc.) mais conduit souvent à des blocages politiques et à des vacances de pouvoir (Diss et Zouache 2015 ; Traboulsi 2014 ; Institut d’étude des religions et de la laïcité 2020). Le Liban souffre aussi du clientélisme, de la collusion entre banques et dirigeants – formant une « bancocratie [3] » – qui pille les ressources étatiques, de l’absence de réformes, notamment judiciaires, de l’impunité généralisée et des effets néfastes du Caesar Act [4], intensifiant ainsi la crise libanaise. En 2024, 44 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, selon les estimations [5]. Le mouvement populaire (Hirâk) s’étend rapidement à l’ensemble du pays, mais est aussi vite récupéré : certains partis politiques confisquent les mobilités et l’espace par des barrages routiers, rappelant la guerre civile, la « bancocratie » profite du désordre pour fermer les banques et orchestrer la fuite massive des fonds, tandis que des opportunistes financés par des capitaux étrangers (arabes et occidentaux) cherchent à capter le pouvoir [6]. Voyant un levier pour affaiblir le Hezbollah et instaurer un gouvernement pro-occidental, Bruxelles et Washington apportent un soutien politique et médiatique à la révolte.

Loin de fédérer la population ou de remettre en cause le système confessionnel, le soulèvement exacerbe les tensions et parvient même à distendre l’alliance entre le Hezbollah et le Courant patriotique libre de Michel Aoun, qui blâme le « parti de Dieu » pour son inertie face aux réformes espérées. Tandis que ses détracteurs l’accusent de monopoliser la décision de guerre et de paix et de constituer un « État dans l’État », le Hezbollah perçoit le soulèvement comme une ingérence étrangère destinée à déstabiliser le Liban. Ce moment d’espoir, symbolisant la volonté des Libanais de bâtir un État moderne et de réformer les institutions politiques et juridiques, se heurte au clientélisme profondément enraciné et à la résistance d’élites arc-boutées sur leurs privilèges.

L’escalade israélo-libanaise vers la guerre totale : 2023-2024

Dès octobre 2023, le Liban devient une victime collatérale de la guerre totale menée par le gouvernement Netanyahu, visant à rétablir la suprématie israélienne après les attaques du Hamas du 7 octobre. Porté par la doctrine de « l’Unité des champs de bataille » (Iran, Irak, Syrie, Yémen, Liban), le Hezbollah ouvre un « front de soutien » le 8 octobre pour alléger la pression sur Gaza, promettant de le suspendre en cas de cessez-le-feu. Pendant onze mois, des frappes limitées de part et d’autre, encadrées par des « règles d’engagement », provoquent d’importants déplacements de populations. L’escalade débute le 30 juillet 2024 avec l’assassinat d’un cadre du Hezbollah à Beyrouth, causant de nombreuses victimes civiles, suivi en septembre par une offensive israélienne visant à anéantir le Hezbollah et à venger l’humiliation de 2006 [7], sous prétexte de réinstaller les colons déplacés du nord d’Israël. Après avoir quasiment rasé Gaza [8], le gouvernement Netanyahu, accusé de crimes de guerre par la Cour pénale internationale (CPI), oriente sa machine de guerre vers le Liban. Les 17 et 18 septembre, des attentats simultanés inédits visent des membres du Hezbollah présumés par l’explosion programmée de bipeurs et de talkies-walkies, en plein cœur d’espaces domestiques ou publics. L’aviation israélienne frappe ensuite massivement le Sud, la Bekaa et Dâhiyé (banlieue sud de Beyrouth), où, le 27 septembre, 85 000 tonnes de bombes bunker busters tuent Hassan Nasrallah, le chef charismatique autant vénéré par une partie des Libanais pour son soutien à la cause palestinienne et sa résistance à Israël, que critiqué pour son alignement sur l’Iran et son appui au régime syrien qui lui assurait le transit d’armes de l’Iran par la Syrie. Le 30 septembre, Israël lance sa cinquième invasion terrestre du Liban, après celles de 1972, 1978, 1982 et 2006. Malgré de lourdes pertes, le Hezbollah maintient ses positions à la frontière. Un cessez-le-feu est conclu le 27 novembre, censé entraîner un retrait israélien du Sud-Liban dans un délai de soixante jours et un repli du Hezbollah au nord du fleuve Litani, remplacé par l’armée libanaise. Toutefois, Israël viole régulièrement ce cessez-le-feu, y compris en frappant Beyrouth-même, et impose une occupation durable du Liban, qu’il n’avait pas réussi à établir pendant la guerre.

La guerre totale israélienne et ses répercussions au Liban

Au Liban, cette guerre de soixante-six jours, deux fois plus longue que celle de 2006, cause des urbicides et écocides (Dadour 2024) et se paye d’un lourd tribut humain : plus de 3 400 morts et 16 500 blessés au 28 novembre, auxquels s’ajoutent 600 morts entre le 8 octobre 2023 et le 16 septembre 2024, majoritairement des femmes, enfants, secouristes, médecins et journalistes. Ces violences ciblant la communauté chiite dans le Sud, la Bekaa et à Dâhiyé, provoquent 1,2 million de déplacés, dont certains fuient vers la Syrie et l’Irak avant le bombardement des postes-frontières. Les bombardements ont gravement endommagé le patrimoine libanais, touchant des sites classés par l’Unesco : temples de Baalbek et Dûris, Hôtel Palmyra et la Manchiyya – vieille demeure ottomane – à Baalbek (Bekaa), site romain de Tyr, fort croisé de Tebnîn, sanctuaire de Cham‘a, vieux souk de Nabatiyyeh (Sud). La guerre des images s’intensifie, des soldats israéliens exhibant trophées macabres et clichés d’exactions et de destructions sur les réseaux sociaux, déshumanisant les victimes, banalisant ainsi la violence et brouillant la frontière entre réalité et mise en scène.

Ce déchaînement s’inscrit dans un contexte régional explosif. Le 1er octobre, en réponse aux assassinats de Hassan Nasrallah et d’Ismail Haniyeh, leader politique du Hamas tué le 31 juillet à Téhéran, l’Iran frappe des infrastructures militaires israéliennes. Le 26 octobre, Israël réplique en bombardant l’Iran. Pris en étau entre Téhéran et Tel-Aviv, le Liban devient un champ de bataille majeur. La question palestinienne resurgit sur la scène internationale, tandis que B. Netanyahu pousse vers une guerre totale contre le Hamas, l’Iran et leurs alliés, espérant entraîner les États-Unis dans une confrontation directe avec Téhéran. Israël profite de la chute soudaine et inattendue du régime de Bachar al-Assad le 8 décembre 2024 pour envahir le reste du Golan syrien, Qunaytra et le mythique mont Hermon côté syrien, et avancer ses pions dans la région. Il obtient ainsi une position stratégique clé pour surveiller l’ensemble du Proche-Orient et la frontière syro-libanaise. Le lendemain, il anéantit les forces armées syriennes, y compris navales et aériennes, tandis que son Premier ministre proclame : « le Golan restera israélien pour l’éternité [9] ».

Depuis la fin du mandat du président Michel Aoun en 2022, l’impasse politique perdure entre partisans d’un candidat pro-américain et soutiens du « Front de la résistance » opposé à l’expansionniste israélien au Moyen-Orient. La guerre, puis le cessez-le-feu du 27 novembre 2024 – sans cesse violé par Israël – précipitent l’instauration d’un gouvernement pro-occidental : Joseph Aoun, chef de l’armée et candidat de Washington, est élu président le 9 janvier 2025. Le 13 janvier, le juge Nawaf Salam, président sortant de la Cour internationale de justice, est nommé Premier ministre et forme un gouvernement.

Entre mémoire et résilience : le Liban face aux divisions internes et aux ingérences étrangères encore habilement déjouées

Entre la guerre « civile » de 1975-1990, durant laquelle des milices chrétiennes ont suppléé Israël (de Clerck et Malsagne 2025), et celle larvée de 2024, où les violences israéliennes profitent à des Libanais anti-Hezbollah alignés sur les intérêts américains, la situation a changé. En 1982, l’élection de Bachir Gemayel incarnait le rêve d’une hégémonie chrétienne, vite brisé par son assassinat (Bahout 2024). En 2024, des opposants au Hezbollah – chrétiens, sunnites, druzes et certains chiites – misent ouvertement sur l’axe Tel-Aviv-Washington-Riyad pour rééquilibrer le pouvoir, ignorant la réalité sociodémographique chiite. Israël, malgré ses offensives, n’est pas parvenu à briser le milieu favorable (bî’a hâdina) au Hezbollah, en témoigne l’afflux de centaines de milliers de partisans de la « Résistance » aux funérailles de Hassan Nasrallah, le 23 février 2025, malgré des conditions météorologiques extrêmes et le risque d’être pris pour cibles. La guerre a néanmoins favorisé l’émergence de milices communautaires de surveillance, justifiées par des impératifs sécuritaires, pour empêcher les membres du Hezbollah traqués par les drones israéliens de se réfugier dans des zones « chrétiennes », « druzes » et « sunnites ». Des discours sécessionnistes, autrefois cantonnés à des cercles intellectuels, ont appelé à rompre avec la communauté chiite « résistante », perçue comme étrangère et adepte du martyre. Des slogans ont envahi l’espace médiatique, tels que « Vous ne nous ressemblez pas », que le Hezbollah a habilement retournés pour magnifier son idéal de justice et se présenter comme moralement supérieur.

La question des réfugiés syriens – majoritairement opposés au régime Assad – continue d’alimenter les tensions. Considérés tour à tour comme fardeau ou comme main-d’œuvre bon marché, ils deviennent tout à coup des alliés objectifs contre le Hezbollah. La chute du régime syrien a encore complexifié la donne : certains Syriens en exil ont cherché à rentrer, tandis que d’autres – chiites, alaouites, chrétiens, ismaéliens – ont fui et continuent de fuir vers le Liban, craignant les représailles des groupes islamistes proches du nouveau pouvoir [10].

Au Liban, les chocs externes ont souvent redéfini les équilibres politiques, nourrissant l’illusion d’une refonte imposée par des puissances étrangères. Pourtant, sans consensus interne, aucun pacte durable n’a résisté, surtout que les soutiens étrangers sont souvent volatils. L’ascension de Bachir Gemayel, résultat d’un renversement des rapports de force par Israël, s’est soldée par un revers chrétien quand Tel-Aviv a changé de cap (de Clerck 2025). Comme en Irak, Libye et Syrie, l’ingérence étrangère a engendré plus de chaos que de solutions durables. Si certains enjeux du passé persistent, le Liban d’aujourd’hui n’est plus celui de 1982. Malgré les dissensions exacerbées par la guerre et la chute du régime d’Assad qui alimentent la surenchère discursive [11], les factions libanaises, y compris les Alaouites et les Sunnites de Tripoli, évitent le piège de l’affrontement fratricide. Le leader druze, Walid Joumblatt, rejette toute tentative de semer la discorde entre les Druzes libanais et le Hezbollah, encouragée par la politique américaine. Bien qu’affaibli par le conflit et le blocage des canaux d’approvisionnement syriens, le Hezbollah conserve néanmoins une capacité combative dissuasive face aux risques de guerre civile ou d’incursion islamiste venant de Syrie. En 1982, l’invasion israélienne avait entraîné un exode massif des chiites du Sud vers Beyrouth, reconfigurant durablement certains quartiers. En 2006 comme en 2024, ce scénario ne se répète pas : dès l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, bien que sans cesse violé, près d’un million de déplacés chiites ont regagné leurs villages et quartiers détruits, clamant la « victoire » malgré la perte de leur leader sacralisé [12]. Soixante jours plus tard, au prix de lourds sacrifices, les habitants de certains villages repoussent l’armée israélienne qui refuse d’appliquer le retrait prévu. Cette résistance impose la fixation d’un nouveau calendrier de retrait au 18 février, qui, lui non plus, ne sera respecté.

L’héritage de Nasrallah, qui a ancré la communauté chiite dans l’identité libanaise, est repris par Na‘îm Qâsim, son successeur, déterminé à soutenir la Syrie post-Assad et à régler politiquement ses comptes avec ceux qui misaient sur la disparition du Hezbollah. La résilience des combattants au front et le retour massif des déplacés en novembre semblent confirmer l’enracinement du parti dans la société, montrant, comme à Gaza, les apories d’une approche exclusivement guerrière du règlement de la question.

Un Liban qui demeure résilient

La guerre a ravagé le Liban et exacerbé les divisions entre ceux qui s’en sont distanciés et ceux directement touchés, entre régions épargnées et zones de guerre. Le pays en émerge, fracturé, vidé en partie de ses forces vives par l’exil ou la mort, renforçant l’image de deux sociétés parallèles : celle favorable à la « résistance » et le reste des Libanais. Si le conflit a exposé ces fractures, il a aussi révélé une résilience tenace. Le drame libanais de 2023-2025 s’inscrit dans une longue histoire de conflits non résolus et d’une souveraineté inachevée. Le Liban n’a jamais constitué un véritable État et la réticence occidentale à renforcer son armée, perçue comme une menace pour Israël, a maintenu cette faiblesse, l’empêchant d’acquérir le monopole de la violence légitime pour défendre ses frontières et son espace aérien. En 1989, l’accord de Taëf n’a pas mis fin à la guerre ; ce sont l’aviation syrienne et, tacitement, les États-Unis qui imposent en 1990 une trêve après avoir balayé le pouvoir chrétien. Le conflit s’achève sans refondation de l’État ni vision commune, laissant des enjeux majeurs – la question palestinienne et l’expansionnisme israélien – irrésolus.

Un siècle après sa création, le Liban peut-il continuer d’exister face à des conflits asymétriques persistants, sans armée efficace ni « résistance », en favorisant la simple voie diplomatique ? Peut-il surmonter ses fractures internes et bâtir une véritable souveraineté face aux ingérences étrangères ? Joseph Aoun et Nawaf Salam réussiront-ils à contenir une classe politique d’anciens seigneurs de guerre, « pompiers-pyromanes » responsables de la corruption et de la paralysie, et à intégrer le Hezbollah, représentant plus d’un tiers de la population, dans les institutions, tout en satisfaisant les desiderata américano-saoudiens ? Autant de défis à relever.

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Pour citer cet article :

, « Le Liban en crises (2019-2025) », Métropolitiques , 26 juin 2025. URL : http://www.metropolitiques.eu/Le-Liban-en-crises-2019-2025.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2186

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