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Faire la fête après la guerre : au cœur des nuits du Beyrouth des années 2010

À partir de l’étude des pratiques festives de la capitale libanaise entre 2013 et 2017, Marie Bonte montre comment la nuit révèle une géographie post-conflit marquée par l’organisation spatiale héritée de la guerre civile (1975-1990).

Recensé : Marie Bonte, {Nuits de Beyrouth. Géographie de la fête dans une ville post-conflit}, Paris, ENS Éditions, 2024, 348 p.

L’ouvrage de la géographe Marie Bonte, issu de son travail de thèse, s’inscrit d’abord dans les études de sciences sociales de la nuit, avec l’objectif de prendre pour objet la vie nocturne de Beyrouth. Dans cette perspective, la nuit n’est pas une période temporelle mais bien un ensemble d’activités, caractérisées par le développement d’un rapport festif à la ville qui se matérialise par la fréquentation de bars, restaurants, boîtes de nuit et clubs musicaux. Bien sûr, cette nuit n’est qu’une modalité parmi d’autres d’utilisation de l’espace urbain pendant la période nocturne, et ne concerne de fait qu’une partie restreinte et socialement très située de la population beyrouthine : les classes moyennes et supérieures plutôt (quoique pas exclusivement) de confession chrétienne, et les populations étrangères, notamment occidentales. Cette focale particulière est justifiée de deux manières : d’abord, par une mythologie de la nuit et de la fête produite dès les années 1950 par les élites politiques et économiques locales, qui entretiennent un récit faisant de la capitale libanaise une des villes les plus festives du monde arabe – voire, dans la période récente, une des capitales mondiales de la vie nocturne. Ensuite, parce que le relâchement relatif des cadres normatifs qui caractérise ces activités festives constitue pour l’autrice un prisme fécond d’étude de l’organisation spatiale de la ville. En se penchant sur la nuit, il est ainsi possible d’observer à la fois les déviances vis-à-vis des pratiques quotidiennes de l’espace, mais aussi la persistance de certaines frontières et démarcations qui apparaissent dès lors d’autant plus prégnantes. La nuit joue alors un rôle de révélateur des logiques spatiales et politiques, profondément inscrites dans la ville.

En l’occurrence, ces logiques sont analysées par Marie Bonte dans le cadre spécifique de la ville « post-conflit ». La mobilisation de ce terme permet de sortir d’une opposition binaire entre guerre et paix, en soulignant la manière dont les épisodes de conflits construisent une spatialité propre, qui perdure une fois les combats arrêtés. La thèse du livre est donc la suivante : l’analyse de la spatialisation de l’activité nocturne de Beyrouth permet une exploration féconde de la manière dont la période de guerre civile qu’a connue le Liban dans les années 1980 [1] a façonné les usages de la ville, et a continué à les déterminer, y compris dans les moments de paix.

Pour analyser cette spatialité de la nuit, Marie Bonte fait le choix de suivre celles et ceux qui la vivent. L’enquête est ainsi réalisée à partir d’entretiens menés avec les différent·es acteur·ices de ce monde de la nuit : à la fois du côté des producteur·rices (patrons de salles, artistes, employé·es, mais aussi agents de sécurité ou voituriers…) que des publics (que l’autrice désigne sous le terme de « noctambules »). L’organisation spatiale des nuits de Beyrouth est ainsi étudiée grâce au recoupement des discours de ces individus, qui désignent les lieux à suivre, décrivent leurs itinéraires festifs et emmènent l’autrice dans leurs pérégrinations nocturnes. La démonstration est ainsi complétée par de nombreuses scènes d’observations réalisées dans les différents lieux dans lesquels l’autrice a suivi ses enquêté·es. Si l’on peut regretter que les conditions de construction de ce terrain ne soient explicitées que très succinctement en introduction, cette approche constitue l’un des points forts de l’ouvrage. Elle permet en effet, au travers des sept chapitres du livre, d’appréhender la diversité des acteur·ices impliqué·es dans ce monde nocturne, et l’ensemble des pratiques et des usages de la ville que ces dernier·ères développent.

Les résurgences de la guerre dans l’organisation spatiale de la nuit

La géographie de la fête beyrouthine est d’abord marquée par ce que l’autrice nomme des « résurgences » de la situation de conflit. Celles-ci transparaissent de façon très visible dans la répartition spatiale des lieux de fête, qui est profondément marquée par les divisions urbaines produites durant la guerre. On observe typiquement que la majorité des bars ou clubs étudiés se situe dans des quartiers chrétiens. Or, le propos de l’autrice n’est toutefois pas de souligner la confessionnalisation des pratiques nocturnes, mais bien d’insister sur l’influence du conflit sur ces dernières. En effet, lors de la guerre civile, des zones entières de la ville ont été revendiquées par les différents groupes belligérants, et ont contribué à une stricte partition politico-confessionnelle de l’espace. Malgré la fin des affrontements, les habitudes de fréquentation de certaines zones et d’évitement d’autres ont perduré. Ainsi, les patrons d’établissement, majoritairement chrétiens, s’installent dans ces quartiers avant tout parce qu’ils les connaissent, qu’ils y possèdent des relations et qu’ils savent comment s’y orienter.

Plus subtilement, l’autrice explore le lien entre la localisation des établissements par rapport à cette géographie de la guerre et le type de rapport à la fête qui y est développé. Ainsi, les « super night-clubs » de la baie de Jounieh, espace excentré relativement protégé des conflits au nord de Beyrouth, s’opposent à l’ambiance confidentielle des bars de la rue Hamra, une rue du centre-ville accueillant historiquement des communautés chrétiennes et musulmanes, mais aussi haut lieu des mouvements communistes pendant la guerre. Quoique l’on puisse discuter certaines modalités de son utilisation [2], la référence au concept bourdieusien de champ est ici féconde, en ce qu’elle permet de mettre en relation des prises de position dans le monde de la nuit avec des positions dans la topographie de la ville, elles-mêmes associées à des groupes sociaux constitués qui correspondent eux-mêmes à des positions sociales. Si ce type de réflexion a déjà été mené dans d’autres espaces [3], le contexte beyrouthin s’y prête très bien, car l’un des effets principaux de la guerre a été la réification des groupes socio-confessionnels et leur assignation très stricte à des espaces de la ville. L’identification de correspondances entre type de lieux et type de rapports à la fête exprime ainsi de manière convaincante l’ambition de l’autrice de mettre en lumière la structuration d’une géographie post-conflit.

D’autres formes de résurgences sont par ailleurs explorées par l’attention aux processus d’appropriation de l’espace. On pense par exemple au cas très parlant des différentes sociétés de voituriers, qui s’octroient pendant les soirées un droit de contrôle sur la circulation dans leurs quartiers respectifs et y exercent de fait une activité de maintien de l’ordre. L’autrice montre ainsi que ces entreprises rejouent, dans un contexte marchand et (relativement) euphémisé, le contrôle sur la ville exercé durant la guerre par les milices.

La nuit dans une ville marquée par un horizon d’attente guerrier

Ce phénomène de résurgence n’est toutefois pas l’unique modalité de présence spatialisée du conflit dans la nuit à Beyrouth. L’autrice souligne en effet que l’emprise du post-conflit sur les sociabilités festives doit aussi se comprendre comme réponse d’une partie de la population à la persistance d’un « horizon d’attente » guerrier dans la vie quotidienne. Ici, ce ne sont pas tant les marques effectives de la guerre qui jouent, que le sentiment partagé de vivre une période de paix potentiellement temporaire, et ne devant en tout cas pas être prise pour acquise.

Ce lien entre guerre et fête est d’abord envisagé comme une nécessité de célébrer quand cela est possible, revendiquée par ceux qui ont connu les conflits, comme par ceux qui les craignent. Mais plus profondément, la valorisation de la nuit est interprétée par l’autrice comme une mise à distance d’un rapport à l’identité libanaise surdéterminé par la guerre. La pratique festive de la nuit engage en effet différentes pratiques de l’espace qui semblent s’opposer aux logiques identitaires façonnées par la guerre : circulation d’un quartier à l’autre durant la même soirée et franchissement des frontières symboliques de la ville, cohabitation d’individus identifiés comme appartenant à des groupes différents dans le même lieu, investissement d’espaces laissés à l’abandon avec le conflit, fréquentation de lieux festifs dans des quartiers que l’on ne connaît pas (et où l’on n’est pas connu)…

Le livre souligne une variété de manières d’associer pratique de la fête et remise en cause du partage guerrier de l’espace. Certaines revêtent une dimension politique, comme celle des communautés LGBTQ, pour qui l’ouverture de lieux festifs gay-friendly peut permettre des zones d’expression identitaire impossibles dans les espaces de la vie quotidienne. D’autres sont plus ostentatoires et expriment une identification à des normes de consommation marchande assez standardisées. Mais, dans tous les cas, s’exprime une pratique plus ou moins volontaire d’opposition à la guerre, par la transgression des divisions socio-spatiales imposées par cette dernière.

Marie Bonte produit ici une analyse très fine de la production d’un discours sur l’identité libanaise, qui articule échelle locale et globale. Elle décrit en effet un récit qui associe promotion de la diversité, goût de la fête et identité libanaise (et ce, avant même les conflits). Certes, l’invention et la valorisation d’une libanité ouverte et festive évoquent des travaux qui soulignent la récupération de ces mots d’ordre à des fins de marchandisation et de gentrification par le capitalisme globalisé (Gravari-Barbas 2009 ; Giraud 2014). L’autrice montre toutefois bien en quoi cette revendication d’une identité libanaise centrée autour de la vie nocturne va au-delà d’une simple conformation marchande à un modèle occidental standardisé, mais peut aussi être inscrite dans l’histoire spécifique de cette ville, marquée par plusieurs décennies de guerre civile, et toujours configurée par la possibilité du conflit.

À notre sens, l’apport principal du travail de Marie Bonte est ainsi la richesse avec laquelle elle restitue les divers effets de la guerre civile libanaise sur l’usage de la ville. Le livre illustre ainsi à la fois les inscriptions matérielles et symboliques héritées de la guerre, qui perdurent en temps de paix (frontières, assignations de certains groupes à certains espaces, logiques d’appropriation du territoire…) ; mais aussi la manière dont les conduites dans cette époque de paix sont toujours construites en référence à la guerre, que l’on se prépare à l’éventualité de son retour ou que l’on entende profiter de son absence.

Les évolutions de la situation politique, sanitaire, économique et militaire au Liban depuis l’arrêt du terrain de l’autrice viennent évidemment bouleverser le propos présenté dans cet ouvrage. Cette question est abordée dans l’épilogue du livre, rédigé avant les récents bombardements par l’armée israélienne. Marie Bonte constate la réduction drastique de la vie festive à Beyrouth au début des années 2020 à la suite de la crise de 2019. Elle souligne que cette réduction s’accompagne d’un accroissement très fort du niveau de ressources économiques nécessaires pour y participer. Devenant un luxe réservé aux dépositaires de devises étrangères, la fête se concentre dès lors dans une géographie restreinte, qui tend à se limiter de plus en plus à celle des espaces fréquentés par les membres de la grande bourgeoisie libanaise et les expatriés occidentaux.

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Pour citer cet article :

, « Faire la fête après la guerre : au cœur des nuits du Beyrouth des années 2010 », Métropolitiques , 24 février 2025. URL : http://www.metropolitiques.eu/Faire-la-fete-apres-la-guerre-au-coeur-des-nuits-du-Beyrouth-des-annees-2010.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2132

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