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Terrains

La ville la plus propre du Cameroun

Les dessous politiques d’un concours a priori banal

À l’occasion de la Journée mondiale de l’habitat, le gouvernement camerounais a organisé un concours des « villes propres ». L’article revient sur les origines et les ressorts politiques de cette cérémonie festive, qui agit comme une courroie de transmission du pouvoir aux élites municipales et aux populations locales.

La Journée mondiale de l’habitat se tient chaque premier lundi du mois d’octobre sous l’égide des Nations unies. Chaque pays célèbre et s’approprie cette journée à sa manière en la déclinant autour d’activités, de thématiques et d’actions spécifiques. Au Cameroun, le ministère de l’Habitat et du Développement urbain (MINHDU) organise pour cette occasion des tables rondes, des séminaires, des campagnes de sensibilisation, etc. Ledit ministère a également développé un système de rotation en vertu duquel l’organisation de cette Journée se tient à chaque fois dans une ville différente. C’est ainsi qu’après les villes de Bertoua et de Garoua qui l’ont accueillie respectivement en 2022 et 2023, la Journée mondiale de l’habitat au Cameroun a eu lieu en octobre 2024 dans la ville d’Ebolowa (sud du pays).

L’autre grande particularité du Cameroun est l’existence d’une activité phare qui se tient généralement en marge de cette Journée : le concours dit des « Villes propres ». Il s’agit d’une cérémonie de remise de prix au bénéfice des dix premières communes désignées comme étant les plus propres. Les communes les plus méritantes se voient récompensées à l’issue d’une évaluation faite par un jury composé de représentants du MINHDU, du Fonds spécial d’équipement et d’intervention intercommunale (FEICOM), de l’entreprise Hysacam (société nationale de ramassage des ordures) et du Programme de gouvernance urbaine, qui est une antenne d’ONU-Habitat au Cameroun. Lors de son lancement en 2019, le concours était dénommé « concours quartiers propres », parce qu’il ne mettait en concurrence que des quartiers de la ville de Yaoundé. En 2020, ledit concours est élargi à d’autres villes du pays et est rebaptisé « concours national villes propres ». À partir de 2021, toutes les villes et les quarante-cinq communes urbaines d’arrondissement du pays commencent à être impliquées. En 2024, la ville d’Ebolowa remporte le concours avec une enveloppe de 100 millions de FCFA (150 000 euros).

Figure 1. Classement des dix communes urbaines « les plus propres » du Cameroun en 2024

Source : page Facebook de la Cameroon Radio Television (CRTV) – télévision nationale du Cameroun.

En fait, lors de ce concours, les communes et communautés urbaines sont sélectionnées dans chacune des régions (le pays en compte dix) en fonction de critères « objectifs » précisés dans des termes de référence fixés par le ministère. Parmi les points qui font l’objet de l’évaluation sont listés : le nettoyage et la décoration des rues, le curage des rivières, cours d’eau et caniveaux, l’élagage des arbres, l’enlèvement des ordures ménagères et l’éradication des dépotoirs sauvages, le marquage de la signalisation horizontale, l’aménagement et l’embellissement des espaces publics, l’entretien de la voirie et réseaux divers, la lutte contre les encombrements temporaires ou permanents des voies, le ravalement des façades, la propreté des routes, des établissements scolaires, des hôpitaux et des marchés, le pavoisement des bordures de rues, le rythme hebdomadaire de participation des populations aux activités d’assainissement et le taux du budget communal alloué à ces activités.

Malgré le souci d’objectivité et de rigueur affiché, ces concours sont extrêmement politiques. La proclamation des résultats et des classements des dix meilleures communes donne souvent lieu à des réactions mitigées sur les réseaux sociaux. Tandis que certains internautes applaudissent l’initiative du ministère en charge de l’Habitat, d’autres sont plus enclins à critiquer les résultats de ces concours, les habitants de certaines communes primées ou gagnantes se reconnaissant parfois difficilement dans le classement décidé. Ces dernières réactions témoignent de la défiance qui règne entre les populations ordinaires et les élites politiques, dont les actions et les discours sont systématiquement taxés de mensonge et de roublardise en ville (Lanne 2016 ; Belinga Ondoua 2018, 2024). Mais cette défiance traduit deux choses. D’une part, elle témoigne qu’il existe un contraste entre la mise en avant de certains quartiers et villes comme étant propres et la réalité quotidienne des déchets qui s’amoncellent dans les rues des villes camerounaises [1]. D’autre part, elle informe que la propreté urbaine est au cœur de relations politiques complexes (Zoa 2000 ; Guitard et Milliot 2015, p. 408 ; Guitard 2016). Ainsi, loin d’être anodin, le concours des « villes propres » au Cameroun est un puissant instrument de contrôle des élites municipales et des populations urbaines.

Aux origines des « villes propres » : l’administration territoriale et l’éthos du civisme

La dynamique des « villes propres » date des années 1980, lancée par l’administration territoriale au Cameroun [2]. À cette époque, de concert avec d’autres institutions étatiques (ministère de l’Urbanisme et de l’Habitat, ministère de la Santé et Radio nationale), l’administration territoriale encourageait par exemple les dynamiques de nettoyage des abords des routes une fois par semaine (samedi ou jeudi) : cette journée était alors baptisée « journée administrative ». En effet, un document d’archive indique que, dès 1984, l’administration territoriale avait déjà pensé à « l’institution d’une journée de propreté chaque semaine » à Yaoundé, dans le cadre plus large du projet de « résurrection des villes et villages dans la province du Centre [3] ». Le même document précise que, « [parce que] cet idéal ne serait effectif qu’avec la compréhension des populations concernées [...], les autorités administratives [...] s’emploient particulièrement à faire comprendre aux populations que l’institution de la journée dite administrative, qui est essentiellement consacrée aux travaux d’investissement humain et d’intérêt public, donc d’intérêt général, ne doit en aucun cas être assimilée à une forme de travaux forcés [4] ». En plus de cette journée dite administrative, les autorités publiques avaient également envisagé d’instituer un « concours de la plus belle maison, [qui] récompense les efforts individuels, celui du plus beau village ou du plus beau quartier, [qui] récompensera à coup sûr les efforts collectifs déployés dans ce cadre du samedi ou du jeudi administratif [5] ».

Ces journées administratives ont donc préfiguré le concours des « villes propres ». L’objectif de ces journées était de contribuer à la formation des individus et populations civiques, citadines et propres, dans la continuité de la logique hygiéniste coloniale qui visait à discipliner les corps à travers l’organisation de campagnes d’hygiène et d’assainissement dans les quartiers indigènes et la promotion des « bons » comportements en ville en matière de gestion des déchets (Brunet-La Ruche 2012 ; Le Cour Grandmaison et Pfefferkorn 2015). Autrement dit, dans la lignée des pratiques coloniales, la journée administrative des années postindépendance constituait un instrument puissant d’« inculcation de l’État » (Bayart 1983 a et b), dans la mesure où elle contribuait à apprendre les « gestes du propre » aux populations urbaines et rurales. Ces processus d’inculcation de l’État pouvaient s’accompagner de violence physique à l’endroit des populations et responsables locaux. C’est ce que rappelle le quotidien gouvernemental camerounais – Cameroon tribune – de septembre 2023, usant d’un ton ironique :

La propreté n’est pas un vain mot au Cameroun, un concept nouveau. Mais alors pas du tout puisque déjà, dès les années 1980, voire bien avant, les Camerounais ont su faire corps avec les campagnes d’hygiène et de salubrité. En ces années-là, le censeur a pris l’habitude de faire la ronde, non pas des quartiers de la ville, mais des lointains villages. Les bons villages étaient récompensés et les villages lents à s’approprier la nouvelle donne ont souvent été témoins de la déportation de leurs forces vives vers des cadres plus appropriés à la méditation. Ce voyage était tout frais payé. De retour de ce bref « stage », les récalcitrants étaient les premiers à badigeonner leurs concessions à la chaux vive [6].

Depuis l’ère de la démocratisation des années 1990, il n’est plus question de déplacements forcés organisés par l’administration pour raison d’insalubrité. Et on ne parle plus de « Journée administrative », mais bien d’« investissement humain » pour traduire un changement d’échelle : ce n’est plus à l’administration territoriale d’imposer un ordre de la propreté, mais aux habitants eux-mêmes de « s’investir » et de s’organiser par secteurs, par quartiers ou par zones. Cela ne veut pas dire que l’administration territoriale ait disparu. Au contraire, elle agit via une « coordination à distance », c’est-à-dire en comptant indirectement sur les chefferies de quartiers qui sont des auxiliaires d’administration en relation directe avec de nombreux services de l’État et, d’abord, avec l’administration territoriale. C’est ainsi qu’en collaboration avec des associations politiques, de jeunes et de femmes, les chefs de quartiers sont au cœur des activités dites d’« investissement humain » et constituent des courroies de transmission de la politique de la salubrité de l’administration territoriale. Dans plusieurs chefferies de quartiers dans la ville de Yaoundé, ces activités se tiennent tantôt une fois par mois ou, plus rarement, une fois par semaine, en l’occurrence chaque dimanche, et consistent au raclage des rigoles, au sarclage des herbes, au nettoyage des pistes bétonnées et des vérandas, etc. [7]. En la matière, le Cameroun n’est pas exceptionnel. Dans de nombreux pays africains, ces opérations sont fréquentes, sous des appellations diverses : « Set Setal » (« propre et rendre propre ») au Sénégal, « Challenge ville propre » au Gabon, les « Balais citoyens » au Burkina Faso ou encore « Umuganda » (« se rassembler autour d’un objectif commun pour obtenir un résultat ») au Rwanda.

Le concours de propreté : un mécanisme de mise sous tutelle des élites municipales à l’heure de la décentralisation urbaine

Le concours des « villes propres » a donc pour origine des activités impulsées par l’administration territoriale, depuis la période postindépendance, en vue de l’assujettissement civique et moral des populations camerounaises. Cependant, si ces concours sont portés par les mêmes préoccupations en termes de discipline des corps et d’inculcation de l’État, ce qui a changé, c’est précisément la violence qui était inhérente aux pratiques coloniales et aux « Journées administratives ». Non pas que cette violence ait totalement disparu, mais elle a pris d’autres formes, plus « douces », en s’insérant dans des mécanismes de récompense des élites municipales en charge de la propreté urbaine. À ce titre, le concours des villes propres est un vecteur de la domination insidieuse des élites communales par le gouvernement central.

En effet, ce concours engage des montants importants, au bénéfice des communes gagnantes (d’une dizaine de millions à des centaines de millions de FCFA par commune, soit de 15 000 à 150 000 euros). Même si ces montants sont largement inférieurs aux budgets de la plupart des communes camerounaises, qui vont parfois jusqu’à plus de 3 milliards de FCFA pour certaines, la manière dont l’événement est lui-même organisé suggère qu’il s’agit souvent d’un moment de « transactions indéfinies » (Foucault 2004, p. 15), sous la forme de tractations financières et politiques entre les autorités gouvernementales et municipales : affirmation de l’ascendance ministérielle sur les communes par des récompenses et expression par les élites communales de leur reconnaissance au gouvernement.

D’une part, outre l’ordre protocolaire qui place le ministère de l’Habitat et du Développement urbain au-dessus des exécutifs municipaux présents lors de cette cérémonie, les prix du concours des « villes propres » sont généralement remis sous forme de satisfecit du gouvernement aux communes gagnantes à travers des discours qui rappellent la « bienveillance légendaire » du gouvernement et du chef de l’État à l’endroit des communes et des populations locales. C’est aussi souvent l’occasion pour le gouvernement de rappeler aux exécutifs municipaux leurs cahiers des charges tout en les invitant à « aller de l’avant » et à « faire bon usage » des sommes d’argent remises. Dit autrement, ce concours devient une occasion de se mettre en position de donneur de leçons à des responsables de collectivités territoriales ayant pourtant reçu un mandat par la voix du peuple. D’autre part, les autorités communales reconnues gagnantes ne manquent pas souvent d’exprimer leur « gratitude » à l’endroit du ministère de l’Habitat et du gouvernement en général, non sans une once d’émotions. C’est le cas du maire de Garoua 2, au nord du pays, dont la commune avait été retenue deuxième au concours des « villes propres » en 2022 et qui a reçu une enveloppe de 65 millions de FCFA. En retour, le maire n’a pas manqué de « verser des larmes [8] ».

Ces deux niveaux d’interactions montrent que le concours des « villes propres » est tout sauf anodin. Il s’agit d’un événement où la domination opère en se tissant sous la forme de « dépendances mutuelles » (Hibou 2006) entre les élites communales et gouvernementales dans un contexte où les textes sont favorables à une décentralisation urbaine initiée en 1990 et impulsée en 2019 avec le nouveau code de la décentralisation. Ces relations de dépendances concourent à des processus d’« assimilation réciproque » (Bayart 1985 [1979]) des exécutifs municipaux, dans le prolongement des logiques de contrôle développées depuis l’époque de la colonisation pour saper l’autonomisation des entités communales. Parce qu’elles constituent historiquement des foyers potentiels de contestation et de bouillonnement, les villes camerounaises sont des lieux particulièrement investis par le contrôle étatique, et ce depuis l’époque coloniale (Bayart 1985[1979] ; Sindjoun 2002, p. 156 ; Kuoh 2000). Le concours des « villes propres » ne serait rien d’autre qu’un des mécanismes détournés de contrôle et de mise sous tutelle des villes et communes urbaines camerounaises. Ce concours constitue précisément un haut lieu de l’expression de la loyauté des élus locaux à l’adresse du pouvoir en place.

Il serait particulièrement intéressant d’étudier les contours de cette loyauté à l’aune des prochaines élections présidentielles prévues en octobre 2025, au même moment de l’édition 2025 du concours des « villes propres ». Car même si le président Paul Biya, 92 ans et au pouvoir depuis 1982, ne s’est pas encore prononcé sur une future candidature, de nombreux signes laissent transparaître qu’il est déjà en campagne depuis 2024. Le prochain concours des « villes propres » constituera peut-être un haut lieu de la reproduction de « l’État stationnaire » ou, au contraire, de l’émergence de nouvelles figures politiques et du basculement du Cameroun dans une ère post-Biya.

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Pour citer cet article :

, « La ville la plus propre du Cameroun. Les dessous politiques d’un concours a priori banal », Métropolitiques , 27 mars 2025. URL : http://www.metropolitiques.eu/La-ville-la-plus-propre-du-Cameroun.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2150

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