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Essais

La rénovation urbaine et le modèle de « l’espace défendable » : la montée en puissance des enjeux sécuritaires dans l’aménagement

En transformant l’urbanisme et l’architecture des cités HLM, la rénovation urbaine ne vise pas seulement à changer l’image et le peuplement de ces quartiers. Elle entend aussi mieux contrôler les espaces publics. Guidée par les principes de la « prévention situationnelle », la mise en œuvre de cette politique traduit la montée en puissance des enjeux sécuritaires dans les aménagements urbains.

Dossier : Rénovation urbaine. L’espace comme remède à la question sociale ?

Initiée dès 2004, la politique de rénovation urbaine se fixe un triple objectif : changer l’image des quartiers, transformer les conditions de vie des habitants et (re)créer de la mixité sociale. Le diagnostic sur lequel se fonde cette politique découle notamment de l’association faite, dans le débat public, entre les épisodes de violences urbaines et les quartiers d’habitat social relégués en périphérie des grandes agglomérations, ou pour le dire autrement, entre le thème de « l’insécurité » et certains territoires de banlieue dont le grand ensemble est la figure archétypique. Outre les objectifs sociaux de « rééquilibrage du peuplement » et de transformation de l’offre de logement, la rénovation urbaine peut également être définie comme une politique de sécurité. Hacène Belmessous (2010) décrit ainsi la rénovation urbaine comme l’application du dogme policier à l’aménagement et voit dans la réorganisation des quartiers un dispositif visant principalement à faciliter l’intervention des forces de l’ordre. Les intentions du Programme national de rénovation urbaine (PNRU) ne sauraient, certes, se réduire à un objectif purement sécuritaire, mais ce dernier occupe une place importante dans les principes qui guident la mise en œuvre de cette politique.

À partir d’une analyse des façons dont les enjeux de sécurité sont pris en compte dans la mise en œuvre des projets ANRU [1], cet article [2] montre comment le paradigme de la « prévention situationnelle » s’est progressivement imposé dans les choix d’aménagement urbain dans les quartiers prioritaires. Considérant l’architecture et l’aménagement comme des facteurs influant sur le passage à l’acte du délinquant, ce paradigme fait de l’action sur l’espace urbain un outil de lutte contre l’insécurité. La diffusion de ce modèle se déroule en deux temps : d’abord à travers la généralisation des opérations de « résidentialisation », justifiées par la théorie de « l’espace défendable » – un espace dont la configuration facilite son contrôle par les habitants et, par conséquent, permet de diminuer la délinquance et les dégradations – ; ensuite par l’apparition de dispositifs spécifiques dédiés au traitement des questions de sécurité par l’aménagement, qui traduisent la montée en puissance de la dimension sécuritaire dans les politiques urbaines.

Le paradigme situationnel de la prévention de la délinquance

En France, la politique de rénovation urbaine émerge dans un contexte de développement de l’approche situationnelle de la prévention de la délinquance. Hérité des travaux de Ronald V. Clarke (1995) menés dans les années 1980 en Grande-Bretagne, la prévention situationnelle part du principe que la situation, c’est-à-dire le contexte physique et environnemental du délit, est déterminant dans le passage à l’acte du délinquant. En France, sa traduction devient une orientation majeure de la politique de prévention de la délinquance. Elle cible l’architecture et l’aménagement comme facteurs influant sur les comportements déviants et cherche à réduire les vulnérabilités des espaces afin de supprimer les occasions de commission d’actes délictuels.

Les prémices des réflexions alliant les questions de sécurité à celles de l’aménagement sont souvent attribuées à Jane Jacobs. En 1960, cette journaliste américaine publie The Death and Life of Great American Cities, ouvrage dans lequel elle critique l’architecture moderne et appelle à créer les conditions d’une vie sociale intense au sein d’un espace public travaillé et accueillant. Elle identifie la mixité des fonctions comme condition à l’urbanité des villes. De par l’animation qu’elle génère, la mixité fonctionnelle produirait une « surveillance naturelle » de l’espace : c’est ce mécanisme d’appropriation de l’espace qui participerait, en retour, à la production de la sécurité urbaine.

Dans le sillon de Jane Jacobs, Oscar Newman propose, dans son ouvrage Defensible Space (1972), une vision plus proactive du rôle de l’aménagement dans la production de sécurité. L’insécurité et les dysfonctionnements urbains sont, selon lui, directement liés à la forme urbaine du grand ensemble et de ses parties communes, qui empêchent toute aménité et favorisent le repli sur soi au sein de la sphère privée du logement. À partir de cette analyse, Newman formule un système de règles architecturales, qui reposent sur un principe de hiérarchisation des espaces résidentiels (privé, semi-privé, semi-public, public) selon lequel le statut définit la fonction d’usage des espaces et facilite leur appropriation par les habitants. L’objectif est d’améliorer la maîtrise de l’espace pour le gestionnaire (bailleur de logement social) et de développer « une surveillance informelle » des habitants sur leur quartier. Oscar Newman est ainsi souvent considéré comme le maître d’œuvre des principes correspondant à ce que l’on désigne aujourd’hui par la « résidentialisation » [3].

La « résidentialisation » : faire de la « prévention situationnelle » sans le dire

En France, sous l’impulsion du PNRU, la résidentialisation est devenue une nouvelle façon d’envisager les « modes d’habiter », avec pour objectif de prendre le contre-pied du modèle fonctionnel des grands ensembles. La diffusion massive de ce type d’opération répond autant à une volonté des pouvoirs publics qu’à la demande d’une partie des habitants, désirant non pas tant l’opération de résidentialisation que le traitement symbolique de la cité. Si, lors de la conception des résidentialisations, les questions de sécurité sont régulièrement pointées par les gestionnaires et les maîtres d’œuvre, leur dimension sécuritaire n’a cependant pas été mise en avant dans les discours de justification du PNRU, où elles sont davantage présentées comme un outil de clarification des statuts et fonctions des espaces extérieurs.

Le parallèle entre les discours de la politique de rénovation urbaine et les solutions urbaines proposées par la théorie de l’espace défendable a déjà été souligné (Vallet 2006). Ceci étant, les discours sur la rénovation urbaine ne traitent pas frontalement la question de la sécurité et promeuvent des concepts plus consensuels – « qualité urbaine », « résidentialisation » – permettant d’emprunter les principes de la prévention situationnelle sans parler ouvertement de sécurité, pourtant. Certains de ces principes sont souvent intégrés dans le réaménagement des espaces publics (délimitation des cheminements, des espaces verts ou de jeux, visibilité et lisibilité, etc.). Lors de son implantation, le choix d’un équipement de proximité plutôt qu’un autre peut également traduire des préoccupations pour des enjeux de sécurité, sans pour autant qu’ils ne soient fortement mis en avant.

Que l’urbanisme n’ait pas à traiter le champ de la sécurité semble être une idée communément admise chez les architectes-urbanistes, de peur de voir notamment se développer un « urbanisme sécuritaire ». La sécurité est souvent désignée comme une compétence régalienne, dont le traitement revient en priorité aux forces de l’ordre. Cependant, les préoccupations sécuritaires semblent depuis longtemps avoir intégré l’urbanisme et les différents domaines d’intervention qui le composent (Oblet 2010).

Figures 1 et 2. Deux exemples d’aménagements réalisés dans le cadre de la rénovation urbaine dans le quartier du Val d’Argent à Argenteuil (Val-d’Oise)

Les « résidentialisations » des immeubles, des espaces verts et de jeux structurent les cheminements et réduisent l’espace public exclusivement voué à une fonction de passage.

© Camille Gosselin, octobre 2014.

Figures 3 et 4. Deux autres exemples d’aménagement situés dans le quartier Colbert à Meaux (Seine-et-Marne) (à gauche) et dans le quartier du Val d’Argent à Argenteuil (Val-d’Oise) (à droite)

« Voir et être vu » est un principe central de la prévention situationnelle ; il est souvent au cœur du traitement des espaces publics.

© Brigitte Guigou, mars 2014 (gauche) et septembre 2014 (droite).

Une approche réglementaire

Alors qu’elle est déjà mise en œuvre de façon informelle avec la résidentialisation et le traitement des espaces publics, c’est en 2010, avec l’instauration de l’obligation de mener des études de sécurité publique (ESP) sur des opérations ANRU, que la diffusion des principes de prévention situationnelle se formalise au travers d’un cadre réglementaire. Ces études ne visent pas l’ensemble des projets mais des opérations de rénovation urbaine qui comportent au moins la démolition de 500 logements et sont désignées par arrêtés du préfet comme présentant des risques pour la protection des personnes et des biens. Le périmètre peut aussi être désigné par injonction du préfet.

En Île-de-France, seules trois études de sécurité publique répondant à ces obligations réglementaires ont été recensées sur des sites ANRU. Le dispositif est arrivé tardivement sur des projets déjà avancés, ce qui explique leur faible nombre et le peu d’intérêt que les maîtrises d’ouvrage leur ont parfois accordé. Ne pouvant plus réorienter la conception urbaine des projets, les préconisations contenues dans ces études ont donc davantage mis l’accent sur des correctifs techniques et des éléments de sécurisation : déploiement de caméras de vidéosurveillance, contrôle d’accès, consolidation des matériaux et du mobilier urbain, amélioration de l’intensité de l’éclairage public, etc. Au sein d’un aménagement déjà empreint de prévention situationnelle, les préconisations des études de sécurité publique participent à la diffusion des technologies de surveillance dans l’aménagement.

La structuration d’un champ d’action

La mise en œuvre de la rénovation urbaine est ainsi marquée par la montée en puissance de ces dispositifs sécuritaires, qui traduisent une vision défensive de la prise en compte de la sécurité par l’aménagement, où l’environnement et le contexte spatial sont sollicités pour empêcher que des faits identifiés ne se produisent. Plusieurs éléments concourent au développement du paradigme situationnel de la prévention de la délinquance.

Celui-ci découle d’abord de la logique de « co-production » initiée par la Loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité de 1995. Les acteurs non-étatiques (collectivités locales, bailleurs, opérateurs de transports, etc.) sont régulièrement interpellés par le législateur pour organiser la sécurisation de leur patrimoine et de leurs espaces. En l’occurrence, les bailleurs sociaux, au-delà de leurs obligations légales en matière de prévention situationnelle [4] (éclairage et dispositifs de contrôles d’accès aux entrées, parties communes, caves et parkings), ont progressivement intégré la sécurité comme une dimension de la qualité de service rendue aux locataires-clients [5]. Celle-ci est devenue un enjeu important de commercialisation de leur patrimoine.

Ensuite, les maîtrises d’ouvrage recourent de plus en plus fréquemment à une assistance sur le champ de la prévention–sécurité. S’il est difficile d’en avoir une vue précise, cet accompagnement peut recouvrir un large spectre de missions : réaliser un diagnostic ou une lecture « sûreté » d’un site, former du personnel dans la gestion des enjeux de sécurité ou venir en appui à l’animation d’un partenariat local de prévention–sécurité. Pour des maîtrises d’ouvrage et des porteurs de projet en recherche de réponses concrètes, la prévention situationnelle associée aux technologies de surveillance semble proposer des solutions instantanées aux enjeux de prévention de la délinquance.

Enfin, des unités dédiées à la prévention situationnelle se structurent au sein des services du ministère de l’Intérieur. Leur création reflète la volonté de renforcer ce champ d’intervention et de solidifier une culture professionnelle parmi les policiers et les gendarmes. Les maîtres d’ouvrage sollicitent très régulièrement les forces de l’ordre à ce sujet, considérées, en outre, comme les seuls acteurs légitimes à formuler des préconisations sur la sûreté de projets d’aménagement et de construction. Cette évolution est source de vives inquiétudes. Le risque est d’assister à un déséquilibre dans l’appréhension de ces enjeux, entre les métiers de l’urbanisme et ceux de la sécurité, et d’aboutir à un traitement par l’aménagement des enjeux de prévention de la délinquance par le seul prisme policier.

Avec la résidentialisation et les ESP, la rénovation urbaine participe ainsi à la diffusion en France d’une approche situationnelle de la prévention de la délinquance, en puisant dans ses éléments de doctrine des principes de « l’espace défendable ». La mise en œuvre de ces principes ne va pourtant pas sans soulever certaines interrogations. D’une part, si cette théorie met les résidents au cœur de la surveillance et du contrôle de leurs quartiers, la rénovation urbaine n’a pas initié de cadre pour soutenir les habitants dans l’appropriation de leurs lieux de vie, ni créé les conditions de leur participation à la surveillance de leurs quartiers. D’autre part, la prévention situationnelle et sa traduction française dans l’aménagement soulèvent la question de l’évolution des politiques nationales de sécurité. En travaillant principalement sur les manifestations de la délinquance, et non sur ses causes sociales, elle risque, en effet, d’aboutir davantage à une normalisation de l’espace urbain et des modes d’habiter qu’à un traitement en profondeur des enjeux de prévention de la délinquance.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Camille Gosselin, « La rénovation urbaine et le modèle de « l’espace défendable » : la montée en puissance des enjeux sécuritaires dans l’aménagement », Métropolitiques, 4 novembre 2015. URL : https://metropolitiques.eu/La-renovation-urbaine-et-le-modele.html

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