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Essais

Informel et planification en Afrique. Éclairages depuis Douala (Cameroun)

Les activités informelles ont longtemps été vues comme un obstacle au développement urbain. À Douala, la capitale économique du Cameroun, les autorités s’interrogent sur la façon de planifier la ville en intégrant davantage ce secteur particulièrement dynamique.

Faire face à une croissance urbaine sans précédent et réguler des activités informelles sont deux défis auxquels les autorités des villes africaines se trouvent confrontées. Bien que fortement liées, ces deux questions sont généralement traitées de façon séparée : la première relèverait de la planification urbaine et la seconde de la gestion urbaine. Le cas de Douala, considérée comme la capitale économique du Cameroun avec ses 2,5 millions d’habitants, apporte un éclairage saisissant sur ces défis. La planification urbaine – coloniale et post-coloniale – y a été conçue pour servir ce grand port stratégique pour l’économie du pays et de la sous-région africaine. Le redéploiement en cours des installations portuaires et industrielles à l’échelle de la région littorale et la croissance démographique rapide [1] interrogent la viabilité à long terme de l’organisation urbaine héritée de cette planification. En parallèle, le développement actuel et sans précédent des activités informelles, telles que le petit commerce ou l’artisanat, entraîne des conflits dans l’espace urbain et remet en question l’orientation économique générale de la ville. Alors qu’un plan stratégique de développement (city developpement strategy – CDS [2]) et un plan directeur d’urbanisme (PDU) (figure 1) viennent d’être établis, la communauté urbaine de Douala (CUD) s’interroge sur la place à octroyer à ces activités informelles. Afin d’être accompagnée dans cette réflexion, la CUD a souhaité la tenue d’un atelier international de maîtrise d’œuvre urbaine [3]. Pouvoirs publics et professionnels de l’urbain ont ainsi réfléchi à la posture à adopter face à l’informel et à la façon de le prendre en compte pour renouveler la planification urbaine.

Figure 1. Développement de l’aire métropolitaine à long terme. Extrait de la stratégie de développement de Douala et de son aire métropolitaine (CDS)

© Urbaplan, 2009.

Une approche urbaine de l’informel ?

Déjà fort important au Cameroun au cours des décennies 1970 et 1980, caractérisé par une certaine prospérité économique, le secteur dit informel s’est accru de façon exponentielle depuis la décennie 1990 (Michelon 2007), marquée par des restructurations économiques importantes et plus particulièrement par la privatisation ou la liquidation de grands groupes publics ou parapublics. Les emplois salariés, pourvus par le secteur formel, ne suffisaient plus à répondre aux besoins d’une population toujours plus nombreuse. Le secteur informel s’est alors développé comme réponse à un enjeu global d’insertion sociale et économique à travers des stratégies individuelles de subsistance consistant à exercer une activité trouvant son débouché direct sur le marché des biens et services urbains. À Douala comme ailleurs, il joue un rôle essentiel et complémentaire du secteur formel par la création de biens et services dans les domaines du commerce, de l’artisanat et du transport directement orientés vers la consommation locale (Cling et al. 2012) [4] ; il représenterait aujourd’hui près de 75 % de l’emploi à Douala. Les autorités locales utilisent ce terme « informel » pour désigner l’ensemble des activités qui s’établissent spontanément dans l’espace urbain, qu’elles tendent à considérer comme une source de nuisances liée à une occupation de l’espace perçue comme sauvage et contribuant au chaos urbain.

À Douala, ces activités ont tendance à s’établir dans les espaces accessibles de la ville, au-devant des axes passants où s’échangent des biens de consommation courante. Ainsi, sur le boulevard de la Liberté – tracé historique fondateur du centre-ville où se situent des établissements de standing (hôtels, banques…) – de nombreuses activités informelles accaparent l’espace public. Occupant ainsi la rue, l’informel établit une concurrence d’usage avec les fonctions circulatoires de celle-ci et engendre de potentiels conflits entre usagers, riverains ou propriétaires de terrains limitrophes (Steck 2006‑2007). En lien avec la congestion urbaine chronique que ces activités sont supposées engendrer, jugée préjudiciable à la performance du système urbain, les autorités publiques sont, comme bien d’autres municipalités, fortement préoccupées par la nécessité de les réguler (Stamm 2008 ; Bouquet et Kassi DjoDjo 2014). Pour autant, aucune politique claire n’a été établie pour organiser ce phénomène prégnant et sa gestion au quotidien oscille entre actions de déguerpissement et laisser-faire.

Prenant acte de la persistance de ces activités informelles, les autorités s’interrogent actuellement sur les conditions concrètes d’une meilleure cohabitation spatiale avec les autres activités. La tenue de l’Atelier international d’urbanisme a permis de rassembler l’ensemble des acteurs concernés par la place des activités informelles dans l’espace urbain : représentants des administrations et des collectivités (délégué au gouvernement, représentants des ministères et de la communauté urbaine de Douala) et représentants des professions, secteurs économiques et métiers (chambre de commerce et d’industrie, port autonome de Douala, syndicats professionnels…). Différentes rencontres étalées sur deux ans (de février 2012 à mars 2014) ont permis une progression vers une reconnaissance mutuelle et l’identification d’actions pouvant être menées de façon concertée. L’appréhension de l’espace urbain et de son organisation par le biais de l’informel a conduit à forger de nouvelles représentations de la ville mettant en valeur et en tension les positions et aspirations territoriales de chacun. Des propositions de projets urbains et d’aménagements concrets ont ouvert des perspectives pour dépasser les situations conflictuelles, envisager les activités informelles de façon positive et pour repenser la planification urbaine davantage en adéquation avec ce secteur vital.

Un nouvel ordre urbain en gestation

Ce travail collectif a tout d’abord permis de partager une meilleure compréhension de la manière dont l’informel se déploie dans l’espace urbain. Les observations de terrain ont ainsi montré qu’il existe une interaction forte entre activités formelles et informelles, interactions d’ordre spatial et fonctionnel. Les marchés rassemblent des commerçants dont certains déclarent tout ou partie de leur activité et d’autres ne la déclarent pas : tous partagent un même espace et entretiennent des relations étroites. De nombreux artisans, dans les métiers du bois et de la maçonnerie, s’établissent en rive des établissements industriels avec qui ils ont des liens de fournisseur ou sous-traitant. Ainsi, les choix de localisation des micro-entreprises informelles sont-ils guidés par des stratégies de valorisation d’un ensemble de ressources offertes par la ville : opportunité foncière, adressage sur les axes passants, valorisation de voisinages et complémentarités économiques.

Il ressort également que les activités informelles ne se répartissent pas de façon aléatoire dans l’espace urbain mais dessinent au contraire un certain ordre. Une approche macro, à l’échelle de la ville, révèle des points d’intensité qui esquissent une hiérarchie des polarités urbaines différente de celle délivrée par les représentations usuelles de la ville. L’exemple des marchés a permis d’en faire la démonstration. Douala est pourvue d’un marché central, conçu dans les années 1970 et dimensionné pour une ville qui comptait alors 300 000 habitants. Depuis, aucun nouveau marché n’a été planifié par les autorités urbaines alors que la ville a gagné plus de deux millions d’habitants. Limité en taille et en accessibilité, le marché central n’est plus en mesure de répondre aux besoins nouveaux d’une ville devenue millionnaire. Des marchés informels se sont de fait développés spontanément, puis ont été plus ou moins arrangés pour en améliorer le fonctionnement. [5] Ces nouveaux marchés, localisés en étoile autour du marché central, dessinent un système marchand ordonné (figure 2). Ce système est fortement articulé au système de transports en commun, lui-même principalement assuré par le secteur informel. [6]

Figure 2. Le système des marchés de Douala modélisé

© Hervé Gazel, 2013.

La dispute du « centre »

La géographie des activités informelles et spontanées révèle une énergie à l’œuvre dans la ville, qui est celle des nouveaux arrivants, inventant leur emploi et s’immisçant dans les espaces d’opportunité du tissu urbain (Simone 2006). Cette énergie travaille le corps de Douala et entre en contradiction avec la forme urbaine héritée de la planification fonctionnaliste des années 1960, pour partie reconduite par les plans d’urbanisme successifs. Celle-ci, en effet, organise l’ensemble du système urbain à partir de la fonction portuaire. L’axe majeur traversant la ville est ainsi exclusivement dédié à la logistique et à l’industrie. Autrefois situées en limite de ville, ces emprises infrastructurelles de grande dimension sont désormais au cœur de l’agglomération. Elles forment un espace confisqué et interdit autour duquel une constellation d’activités spontanées s’implantent. Les nouvelles polarités de l’informel peuvent ainsi apparaître comme une forme de contestation d’un ordre urbain hérité et toujours confirmé dans la planification urbaine.

Cette réalité urbaine conflictuelle se cristallise dans des représentations antagonistes. Lors d’une séance d’échanges entre représentants de l’administration et professionnels [7] s’est ainsi jouée une dispute révélatrice entre la présidente du Syndicat des commerçants détaillants et le délégué du gouvernement. Douala, ville d’estuaire, s’est développée de façon unidirectionnelle : son centre de gravité a progressivement migré vers l’Est alors que la ville s’étendait (figure 3) et il correspond aujourd’hui au lieu-dit Ndokoti. Lieu d’échanges marchands et sociaux intenses, Ndokoti est aussi le point de passage unique pour contourner les grandes emprises logistiques et industrielles, si bien que la concurrence entre fonctions circulatoires et fonctions économiques y est particulièrement conflictuelle. Pour autant, les fonctions de pouvoir politique, administratif et économique ont toujours été maintenues dans le centre historique Bonanjo. À tel point qu’aujourd’hui, un des éléments clefs de la stratégie économique de la ville consiste à rénover ce quartier pour le transformer en vitrine d’un développement tertiaire annoncé sans évaluation réelle des contraintes foncières, fonctionnelles et patrimoniales du site, sans évaluation non plus du potentiel d’autres sites urbains. Si la présidente du Syndicat identifiait Ndokoti comme lieu de centralité de la ville, le délégué du gouvernement considérait Bonanjo comme centralité urbaine majeure. Ce vis-à-vis révélait les revendications propres de deux positions territoriales distinctes, mais rendait également compte de leur reconnaissance mutuelle. Ce qui s’est joué à ce moment était donc tout à fait inédit et prometteur quant à la capacité à penser l’organisation future de la ville dans l’articulation de représentations et aspirations plurielles.

Figure 3. Schéma de la structure urbaine en gestation

© Marion Talagrand, 2014.

Quelles implications stratégiques et opérationnelles ?

Les échanges rendus possibles par la tenue de l’atelier de maîtrise d’œuvre urbaine ont permis de poser les bases d’une nouvelle approche de l’informel par les autorités urbaines de Douala. Désormais considérées comme une ressource pour le développement économique de la ville, les activités informelles requièrent des actions d’appui pour valoriser leur potentiel. À une échelle macro, la mise en évidence d’une distribution hiérarchisée et ordonnée des activités informelles dans l’espace urbain questionne les choix de la planification stratégique et opérationnelle. Plutôt que de concentrer exclusivement les investissements sur quelques équipements lourds visant à renforcer l’appareil productif portuaire et industriel de la ville, une part de ces investissements gagnerait à être répartie plus équitablement dans l’espace urbain et ciblée sur les secteurs où se concentre de fait l’activité informelle, afin d’en favoriser l’intégration. À une échelle micro, la création d’espaces dédiés et de services adaptés aux besoins des micro-entreprises offrirait un cadre facilitant l’activité quotidienne des travailleurs de l’informel. Ces actions, peu coûteuses, pourraient être mises en œuvre rapidement et avoir des effets à court terme. Elles sont à inscrire dans une politique plus générale de sécurisation de l’environnement des activités informelles – environnement non seulement urbain mais aussi technique, financier et organisationnel – afin de diminuer leur vulnérabilité et de favoriser leur structuration. Elles permettraient, en outre, d’encourager la reconnaissance du rôle social et économique des acteurs de l’informel.

Bibliographie

  • Bouquet, C. et Kassi DjoDjo, I. 2014. « Déguerpir, pour reconquérir l’espace public à Abidjan », Espace politique, n° 22.
  • Cling, J.‑P., Lagrée, S., Razafindrakoto, M. et Roubaud, F. (dir.). 2012. L’Économie informelle dans les pays en développement, Paris : Agence française de développement.
  • Michelon, B. 2007. « Cameroun. Le quotidien à Douala », Urbanisme, n° 353.
  • Simone, A. 2006. « Pirate towns : reworking social and symbolic infrastructures in Johannesburg and Douala », Urban Studies, vol. 43, n° 2.
  • Stamm, C. 2008. « Commerce de rue et politiques publiques dans les centres historiques. Expulsion, relocalisation et résistance à Mexico et Lima », Autrepart, n° 45.
  • Steck, J.‑F. 2006‑2007. « La rue africaine, territoire de l’informel ? », Flux, n° 66‑67.

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Pour citer cet article :

Marion Talagrand, « Informel et planification en Afrique. Éclairages depuis Douala (Cameroun) », Métropolitiques, 19 janvier 2015. URL : https://metropolitiques.eu/Informel-et-planification-en.html

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