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San Francisco : peut-on séparer la ville de la métropole ?

Dans Sociologie de San Francisco, la géographe Sonia Lehman-Frisch aborde la ville californienne à partir de ses nombreuses représentations et de ses différents quartiers. Mais ce portrait sociologique peut-il être complet sans replacer San Francisco dans son contexte régional et métropolitain ?
Recensé : Sonia Lehman-Frisch, Sociologie de San Francisco, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2018, 128 p.

L’ouvrage est rédigé par une spécialiste de géographie sociale, qui connaît bien San Francisco pour y avoir mené de nombreux travaux [1]. Dans cette collection de sociologie urbaine, l’auteure souligne les contradictions d’une ville où veulent habiter les hyper-riches et où de nombreux débats portent sur l’accès au logement. Le livre s’organise en six chapitres qui donnent à voir six facettes de la ville et présentent chacun un titre en anglais. Ce choix permet de rendre compte des représentations que suscite la ville auprès des habitants et des médias. L’ouvrage repose sur une bonne connaissance de la ville et inclut des cartes permettant de localiser les quartiers. Il s’adresse ainsi à un vaste public. Il peut toutefois faire l’objet de deux remarques critiques concernant la mobilisation environnementale et les enjeux politiques au niveau métropolitain.

Les différentes facettes de la ville

Le premier chapitre, « City of neighborhoods », décrit les principales caractéristiques spatiales de la ville avec ses collines, son plan en damier, le fog (brouillard épais), le downtown, l’héritage de la colonisation espagnole, les quartiers ethniques, la destruction de la ville après le tremblement de terre et l’incendie de 1906 ainsi que la mobilisation des années 1990 (à la suite d’un autre tremblement de terre) pour transformer des portions d’autoroutes en boulevards urbains (Embarcadère et boulevard Octavia). Une attention particulière est accordée au quartier chinois puisque San Francisco figure au deuxième rang des villes chinoises des États-Unis après New York.

Le chapitre 2, « City by the Bay », rappelle l’expression « San Francisco Bay Area », qui sert à désigner la ville et sa métropole. Elle a été inventée par le géographe James E. Vance dès le milieu des années 1960 et reprise par un autre géographe, Richard Walker, au XXIe siècle. L’accent est mis sur le caractère tricéphale de la métropole avec San Francisco, Oakland, située de l’autre côté de la baie vers l’est, et San Jose au sud. Comme pour toute métropole américaine, le périmètre de celle de San Francisco relève d’une géographie variable selon le choix de la catégorie du recensement national : le Metropolitan Statistical Area (MSA) ou le Consolidated Statistical Area (CSA). Le périmètre MSA est plus réduit que celui de CSA, une différence qui peut présenter des enjeux dans les débats politiques métropolitains. Il est également question de la rivalité du port d’Oakland à la suite de l’industrialisation de l’East Bay, dès le XIXe siècle ; de l’émergence de la South Bay (la vallée Santa Clara) avec la « révolution numérique » associée au développement économique spectaculaire de la municipalité Palo Alto, où se trouve l’Université de Stanford, et l’apparition de nouvelles polarités que le sociologue Joel Garreau qualifie d’Edge City.

Le chapitre 3, « City of Innovation », qui commence par une citation de Richard Florida qui désigne la ville au début des années 2000 comme « le leader national incontesté de la créativité », insiste sur sa centralité dans la sphère financière, avec ses banques et ses start-up (« industrie de la connaissance ») et le rôle majeur de ses universités avec Berkeley (université publique) et Stanford (université privée) situées en dehors de la ville. Un encadré présente la thèse de la ville créative et ses principales critiques. San Francisco présente une attractivité touristique majeure : elle possède des musées et offre une pluralité d’activités de loisirs. Ce rayonnement se traduirait également par une polarisation des emplois et des salaires expliquant les inégalités sociales et spatiales (Lehman-Frisch 2015).

Le chapitre 4 décrit la diversité raciale et ethnique d’une ville de 863 000 habitants qui, à l’instar de nombreuses villes américaines, se qualifie désormais de majority minority city : elle ne détient pas une majorité ethnique et accueille des personnes aux profils très variés (Ghorra-Gobin 1997). Mais ce caractère multiculturel n’empêche pas la gentrification qui s’explique par l’arrivée dans différents quartiers de la ville, notamment centraux, de personnes hautement qualifiées dans les techniques numériques. Les transformations en cours de la 24e Rue du quartier de la Mission symbolisent ce processus de gentrification, qui se traduit par des expulsions de locataires et des déplacements de populations. Il est ainsi rappelé que l’ancien maire de la ville, Ed Leed, a mené une politique volontariste auprès des spécialistes de la révolution numérique, localisés jusqu’ici dans la Silicon Valley, pour les inciter à s’installer dans la ville centre (Opillard 2015).

Le chapitre 5, intitulé « Left Coast City », accorde le titre de « capitale du progressisme » à une ville qui s’est fait connaître aux États-Unis et dans le monde pour avoir accueilli le mouvement hippie dans les années 1950, et qui aujourd’hui se singularise par la vitalité d’un mouvement associatif de lutte contre les expulsions liées à la gentrification et par des programmes pour gérer au mieux le problème des sans-abri. Le chapitre rappelle qu’à la suite du Free Speech Movement, parti du campus de Berkeley en 1964, la ville est devenue l’épicentre du mouvement contre la guerre au Vietnam en 1968. Il insiste sur la contradiction dans laquelle se trouve la ville, qui continue d’attirer les riches et les techies (artisans de l’industrie de la connaissance) et dont les élus s’inquiètent en même temps de la montée des inégalités sociales.

Le chapitre 6, « Growing City », évoque le boom de la construction à San Francisco. Si la ville peut être qualifiée de très belle, elle n’est pas pour autant une ville musée. D’où l’idée de la considérer comme une « ville en chantier » qui ne cesse de se doter de nouveaux bâtiments et qui continue de valoriser les espaces publics comme support de son urbanité. Le mouvement en faveur de la construction inclut également les progressistes qui souhaitent développer une offre de logements abordables, comme l’atteste la mobilisation sociale actuelle autour de la proposition E, objet d’un référendum en mars 2020, qui propose d’associer toute demande de construction de bureaux à la construction de logements abordables.

La conclusion de l’ouvrage reprend le paradoxe d’une ville à la fois en quête de justice sociale et site privilégié du capitalisme de l’innovation et du capitalisme financier. Il est vrai que, d’après le Global Financial Centres Index, le centre financier de San Francisco figure au deuxième rang des métropoles globales ayant un rôle de commandement dans l’économie financiarisée, soit juste après New York.

Une capitale historique de la mobilisation pour l’environnement [2]

La première remarque porte sur le manque d’intérêt de l’ouvrage vis-à-vis de la question environnementale, quand San Francisco s’inscrit dans l’histoire environnementale des États-Unis avec la figure d’un de ses habitants, John Muir, qui a créé le Sierra Club en 1892. Cette association, qui compte aujourd’hui 3,5 millions d’adhérents, a œuvré pour une prise en compte explicite de l’environnement et des ressources naturelles dans les politiques publiques à San Francisco et dans le reste du pays. Elle a assuré la protection des montagnes californiennes tout en les rendant accessibles aux citadins. Son siège social, localisé aujourd’hui à Oakland, dispose d’une vaste bibliothèque, ouverte au public, sur la question environnementale.

Le Sierra Club s’oppose à la politique de l’État fédéral sous la présidence Trump. Il milite en faveur des énergies renouvelables et pour l’adoption par le Congrès du Green New Deal, un programme social et environnemental en vue d’assurer la transition écologique. L’historiographie américaine sur la question environnementale fait régulièrement référence à la capacité des habitants de San Francisco et de sa métropole à se positionner pour la défense de l’environnement, comme l’analyse le remarquable ouvrage du géographe de Berkeley Richard A. Walker (Walker 2008).

Une métropole globale

La deuxième remarque concerne le choix de présenter une métropole globale en se limitant uniquement à la ville centre, qui ne représente que 10 % de la population métropolitaine. La ville de San Francisco demeure certes le site majeur de l’attractivité touristique et peut-être culturelle (en dehors bien entendu des nombreux campus universitaires) de la région, mais son dynamisme et sa renommée mondiale reposent sur l’ensemble de la région urbaine. La thématique de la mobilité qui permet de lire la métropole est pratiquement absente de l’ouvrage. Les transports en commun ne se limitent pas à la ville et s’organisent au travers d’un remarquable réseau de transports, avec l’équivalent local du RER, le BART (Bay Area Rapid Transit) et le réseau ferré Caltrain, ainsi que le réseau autoroutier. Les habitants sont très fiers de leurs transports publics. Les ponts, qui relient la ville au comté de Marin au nord (avec le Golden Gate Bridge) et à l’est de la baie (avec le San Francisco-Oakland Bridge), donnent à voir le mouvement de cette vitalité métropolitaine, de jour comme de nuit.

Si l’auteur indique clairement dans l’introduction que l’ouvrage se limite à la ville centre de la métropole, on peut s’interroger sur ce choix alors que, depuis les travaux de James E. Vance dans les années 1960, les études urbaines anglophones et francophones ont accumulé de nombreux travaux sur les processus de métropolisation indissociables de la mondialisation et de la globalisation, ainsi que sur les reconfigurations sociales et spatiales des villes (Ghorra-Gobin 2015).

San Francisco dispose de deux remarquables institutions politiques qui assurent les investissements publics et les études de prospective de la région : l’ABAG (Association of Bay Area Governments) et la MTC (Metropolitan Transit Commission). Elles produisent d’importants travaux sur la métropole dans des domaines aussi variés que la mobilité, la localisation des entreprises, les inégalités : elles ont un rôle d’exemplarité pour d’autres métropoles. Il aurait été également intéressant d’accorder plus d’importance aux acteurs de la révolution numérique, les GAFA, dont l’ambition première est de réinventer les modes de vie à l’échelle mondiale. Ce qui contribue à et explique l’attractivité de la métropole dans le contexte de mondialisation et de globalisation.

Pour conclure, l’ouvrage de Sonia Lehman-Frisch constitue une synthèse précise et documentée sur la sociologie urbaine franciscainaise. Il s’inscrit dans la série de portraits de ville que propose la collection « Repères » de La Découverte, mais évite soigneusement de mettre en scène le rayonnement d’une métropole globalisée et dotée d’institutions métropolitaines. D’où l’interrogation sur sa contribution dans le champ des études urbaines.

Bibliographie

  • C. Ghorra-Gobin. 1997. Los Angeles, le mythe américain inachevé, Paris : CNRS Éditions.
  • C. Ghorra-Gobin. 2015. La Métropolisation en question, Paris : PUF, coll. « La ville en débat ».
  • S. Lehman-Frisch. 2015. « San Francisco, métropole inégale », La Vie des idées, 2 octobre.
  • F. Opillard. 2015. « La gentrification à San Francisco », La Vie des idées, 6 février.
  • F. Paddeu. 2018. « Le paradoxe San Francisco », La Vie des idées, 8 novembre.
  • R. A. Walker. 2008. The Country in the City : The Greening of the San Francisco Bay Area, Weyerhaueser : Environmental Books.

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Pour citer cet article :

Cynthia Ghorra-Gobin, « San Francisco : peut-on séparer la ville de la métropole ? », Métropolitiques, 2 mars 2020. URL : https://metropolitiques.eu/San-Francisco-peut-on-separer-la-ville-de-la-metropole.html

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