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Plaidoyer pour la sociologie (urbaine)

Connu comme l’un des principaux artisans de l’importation des travaux de l’École de Chicago dans le champ académique français, Yves Grafmeyer est également un sociologue à l’œuvre foisonnante qui a analysé différentes formes de la ségrégation socio-spatiale. Un ouvrage écrit à quatre mains avec Jean-Yves Authier retrace de manière originale son parcours de chercheur.
Recensé : Yves Grafmeyer et Jean-Yves Authier, Pour la sociologie urbaine, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2019, 272 p.

Par sa forme vivante et originale, par ses différents chapitres et formats d’écriture (entretiens, textes théoriques, entrées de dictionnaires, témoignages), mais aussi par sa rigueur et sa précision, le livre coécrit par Jean-Yves Authier et Yves Grafmeyer, professeur émérite de sociologie et ancien vice-président à la recherche de l’université Lyon-2 Lumière, à qui ce livre est dédié, est bien plus qu’un texte en hommage à ce dernier ou un rite convenu d’institution. Il constitue un véritable précis de sociologie, destiné à devenir un ouvrage de référence dans le champ de la sociologie et des sciences sociales.

Tout d’abord, les concepts clés de la discipline y sont introduits, définis et discutés au regard de textes (classiques et contemporains) et d’enquêtes empiriques (produites de part et d’autre de l’Atlantique) empruntés à différentes traditions théoriques et champs disciplinaires. On trouve ainsi analysés les termes de ségrégation, sociabilité, identité, mobilité, quartier, choix résidentiel : autant de notions qui se trouvent au cœur des débats actuels sur la montée des inégalités socio-spatiales, la ségrégation croissante dans les villes, l’enrichissement et l’entre-soi des élites. Les textes s’inscrivent ainsi dans une histoire cumulative des sciences sociales qu’Yves Grafmeyer appelle de ses vœux.

Ensuite, parce qu’à l’heure où l’« excellence » scientifique constitue le maître mot de la politique de recrutement et d’évaluation des chercheurs dans le monde académique, et guide en retour la production des savoirs en sciences humaines et sociales, le livre retrace sans concession, et avec une honnêteté rare, le parcours d’un chercheur (et administrateur de la recherche). En cela, il est riche d’enseignements. Il donne à voir la construction – et l’évolution – des objets de recherche au long de la carrière ; il révèle le rôle de l’entourage professionnel, des collaborations mais aussi du temps long dans la production scientifique ; il souligne enfin l’importance des formations universitaires interdisciplinaires et des lectures tous horizons (philosophie, économie, histoire, démographie, géographie) dans l’analyse des sociétés contemporaines. Nul effet de manche, nul artifice rhétorique, dans cet ouvrage précis, riche et généreux à la fois : chaque mot participe à la restitution d’un parcours de recherche dans tout ce qu’il a de complexe, de non linéaire et, pour une part, d’aléatoire.

Une approche sociologique transversale

Ce qui frappe d’abord le lecteur, c’est la transversalité de l’approche d’Yves Grafmeyer et de ses objets, qui tranche avec l’hyperspécialisation actuelle des recherches en sciences sociales. Si Jean-Yves Authier définit son maître et collaborateur comme un « sociologue de la vie urbaine, plus que de la ville (ou de l’urbain) », ce dernier apparaît au final bien davantage comme un sociologue généraliste, d’abord et avant tout caractérisé par une grande culture théorique et par le souci constant de l’ancrage empirique. « Une sociologie générale appliquée au fait urbain », pourrait-on ainsi dire en reprenant les mots d’Alain Tarrius, cité dans l’ouvrage. Pour preuve, la diversité des objets de recherche et des cadres d’observation mis en œuvre – la bourgeoisie lyonnaise, les employés d’une grande banque, les habitants des quartiers anciens centraux de Lyon, etc. – qui servent au chercheur à questionner les mécanismes de production des appartenances sociales et la manière dont ils font et défont, par les usages de l’espace, les réseaux professionnels, amicaux et familiaux qui s’y déploient, le rapport à la mobilité et l’articulation entre ses différentes formes (géographique, sociale). En somme, Yves Grafmeyer traite des questions de morphologie et de dynamiques socio-spatiales au sens large, non par intérêt premier pour la ville et pour le fait urbain, mais parce que les phénomènes sociaux sont par leur nature même incarnés dans des formes matérielles et s’inscrivent dans des espaces qui les révèlent et les modèlent en retour.

Parmi tous les objets qu’il a pu étudier, certains constituent alors des entrées particulièrement originales et ont ouvert la voie à de nouveaux champs de recherche (qu’on labelliserait aujourd’hui « socio-économie du logement et de la ville »). Grafmeyer s’intéresse par exemple aux intermédiaires de la ville et aux groupes professionnels qui contribuent à fabriquer l’espace urbain – les agents immobiliers, les régies, les administrateurs de biens, les banquiers – pour critiquer et dépasser les approches économicistes qui dominent alors l’analyse des politiques du logement en France. Christian Topalov (sur les promoteurs immobiliers), Marie-Christine Jaillet (sur les pavillonneurs), Pierre Bourdieu (sur les constructeurs de maisons individuelles) avaient dès le tournant des années 1980 proposé des analyses de ces nouveaux marchés du logement, dans une perspective structuraliste et critique (Topalov 1987 ; Jaillet 1982 ; Bourdieu 2000). Mais Yves Grafmeyer s’attache davantage à saisir l’épaisseur des pratiques professionnelles et les trajectoires des acteurs afin de restituer la manière dont elles façonnent les logiques d’appariement sur le marché du logement et alimentent au niveau méso (des quartiers) et macro (de la ville) la ségrégation urbaine. Il montre par exemple la manière dont les opérations de tri des populations s’opèrent sur des critères socio-économiques (les « choix sous contrainte budgétaire »), mais aussi sur des jugements moraux peu ou pas explicités par ceux qui contrôlent l’accès aux biens immobiliers (la propension à bien payer son loyer, à rembourser son prêt, à s’intégrer au voisinage) ; autant de résultats qui font écho aux recherches plus récentes de Loïc Bonneval (Bonneval 2011) et Lise Bernard (Bernard 2017) sur les agents immobiliers, ou encore à ceux de Jeanne Lazarus sur les épreuves de la banque et l’accès au crédit (Lazarus 2012).

L’attention centrale portée aux groupes sociaux supérieurs dans la ville, plutôt qu’aux classes populaires ou moyennes, apparaît par ailleurs visionnaire tant ils étaient, et restent, peu étudiés dans la sociologie urbaine [1]. D’un point de vue méthodologique, ce choix reste une gageure tant il apparaît difficile de saisir les bourgeoisies locales dans leurs espaces privés, d’entrer dans leurs intérieurs domestiques, d’analyser leurs réseaux d’accès au logement et aux biens immobiliers « d’exception » ; ce défi est sans doute encore plus grand aujourd’hui en raison de l’écart croissant qui sépare ces groupes sociaux (dont les dynamiques d’enrichissement ont été objectivées par l’équipe de Thomas Piketty au sein du World Inequality Lab) des universitaires sociologues (dont le recrutement connaît une ouverture sociale relative par rapport aux années 1980). Mais les incitations institutionnelles à étudier ces groupes, pourtant moteurs de la ségrégation sociale (Préteceille 2006 ; Cousin 2014), sont aussi nettement moins nombreuses, la commande publique restant principalement orientée par la politique de la ville et la géographie prioritaire, au risque d’oblitérer la chaîne de production des inégalités.

Plaidoyer pour une sociologie empirique

Le deuxième aspect qu’on retiendra du parcours intellectuel d’Yves Grafmeyer est le fondement empirique central qu’il donne à ses travaux, en même temps que la diversité des méthodes et des outils d’analyse qu’il utilise au service de l’objectivation sociologique. Yves Grafmeyer est certes un normalien rompu à la philosophie, remarquable exégèse et théoricien, connu comme « passeur » de l’École de Chicago dans le champ académique français. Mais il est aussi, et en même temps, un praticien qui plaide pour une sociologie résolument empirique, marqué qu’il est par le souci de la démonstration et de l’administration de la preuve. N’écrit-il pas dans une incise lapidaire que « sociologie et sociologie empirique, c’est un pléonasme » ?

Yves Grafmeyer a ainsi contribué à la production de savoirs positifs sur la ville et les groupes sociaux en son sein en étudiant avec minutie et rigueur leurs inscriptions spatiales, leurs pratiques sociales et les représentations dont elles sont porteuses. Suivant en cela la tradition touche-à-tout des pionniers de la sociologie urbaine nord-américaine, il combine les méthodes et les sources, intègre des outils variés empruntés aux statistiques, à l’ethnographie ou à l’histoire, et diversifie les échelles d’analyse. En somme, Yves Grafmeyer apparaît comme un adepte – et un promoteur – des mixed methods à toutes les étapes de la recherche (construction des hypothèses, analyse, interprétation, restitution), avant l’heure de leur consécration académique et du succès que remporte cette formule aujourd’hui. C’est ainsi par le biais d’entretiens biographiques fouillés, « qui peuvent s’étendre jusqu’à 3 h ou 4 h » (dans le cadre d’enquêtes originales ou de post-enquête à des grandes enquêtes nationales), qu’Yves Grafmeyer s’attelle à comprendre le sens subjectif des choix résidentiels – des choix opérés en situation, en fonction du contexte urbain et de l’espace des possibles, mais aussi de leurs résonances avec les autres dimensions de l’existence (la sphère professionnelle, familiale, amicale, etc.). Parallèlement à ses recherches sur la bourgeoisie lyonnaise, Yves Grafmeyer participe à la production et l’exploitation de grandes enquêtes statistiques représentatives de la population française dans le cadre de collaborations avec l’INED, notamment avec Catherine Bonvalet autour de l’enquête « Proche et parents », pour objectiver la composition de l’entourage et la nature des échanges qui s’y déploient dans différents espaces sociaux.

Chercheur établi, Yves Grafmeyer ne continue pas moins de produire des « statistiques ethnographiques » (Cayouette-Remblière 2011) par la collecte manuelle de données qu’il recode et analyse, nourri par le déplacement de l’histoire quantitative vers la microstoria et par le renouvellement des recherches en démographie, de l’étude générale des populations vers les approches biographiques. Portant sur de petites populations exhaustives (les notices biographiques contenues dans l’annuaire des grandes familles de Lyon, par exemple), ces données lui permettent d’approcher tant la cohérence du groupe que les logiques de différenciation interne (sa forte fécondité mais aussi sa dispersion spatiale à l’échelle de différents quartiers). Certains outils critiques d’analyse sont pourtant moins présents que d’autres, et on pourrait regretter ici la faible attention portée à la différenciation entre les sexes et aux antagonismes qui se jouent au sein des couples, entre les aspirations résidentielles des femmes et des hommes par exemple en matière de localisation et de statut d’occupation (Lambert et al. 2018) ; mais ce serait faire une lecture pour partie anachronique de ses travaux.

De l’importance des trajectoires

Enfin, de cet ouvrage, on retiendra l’approche longitudinale et dynamique des groupes sociaux et des populations, au travers d’analyses conduites le plus souvent à l’échelle biographique. Ce parti pris méthodologique repose sur l’idée fondamentale selon laquelle on ne comprend bien le présent (les tensions, les nœuds et les enjeux qui se jouent) qu’à l’aune des dynamiques sociales passées et des perspectives qui s’ouvrent pour le futur, et qui participent ensemble à la définition de ce qu’Yves Grafmeyer appelle des « trajectoires » (plutôt que des « carrières » ou des « itinéraires »). Pour saisir les lignes de partage et les conflits qui peuvent par exemple exister entre des groupes sociaux placés en situation de coprésence dans un espace local (immeuble, rue, quartier), il faut non seulement étudier leurs propriétés objectives et les différences éventuelles qui les séparent (niveaux de revenus, position et statut professionnels, structure familiale), mais aussi leurs perspectives face à l’avenir, les représentations qu’ils en ont pour eux-mêmes et pour leurs proches (achètent-ils un logement pour le revendre ? pour rester ? pour le transmettre ?). Cette attention portée à la dimension temporelle et processuelle des faits sociaux permet de relativiser certains clivages que l’on considère aujourd’hui comme surdéterminants, notamment dans les approches économétriques, qui tendent à isoler l’effet d’une variable sur une autre et à figer les appartenances sociales. Ainsi du clivage entre propriétaires et locataires, souvent pris comme indicateur de la position sociale relative des ménages : comme le rappellent avec justesse et nuance les travaux d’Yves Grafmeyer, certaines familles de la grande bourgeoisie demeurent locataires de leur appartement dans le centre des grandes métropoles, tandis que des propriétaires modestes ou pauvres peuvent également habiter dans les centres urbains – des clivages que la structure du bâti ancien tend à faire disparaître, et que les événements de la rue d’Aubagne à Marseille à l’hiver 2018 ont par exemple soudainement rendus visibles.

En conclusion, le livre ouvre de nombreuses pistes de recherche plus qu’il ne lègue un héritage qui enfermerait ses héritiers dans des conflits de loyauté ou de filiation. Pour les concepteurs de cet ouvrage, au titre judicieusement choisi, il s’agit en effet d’une invitation à mener de nouvelles enquêtes, à ouvrir et explorer de nouveaux programmes de recherche, en s’enrichissant de la cumulativité des savoirs.

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Pour citer cet article :

Anne Lambert, « Plaidoyer pour la sociologie (urbaine) », Métropolitiques, 16 septembre 2019. URL : https://metropolitiques.eu/Plaidoyer-pour-la-sociologie-urbaine.html

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