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Halbwachs et Chicago : un rendez-vous manqué

Lors de son séjour aux États-Unis en 1930, le sociologue français Maurice Halbwachs a écrit un grand nombre de textes. Ceux-ci témoignent de la rencontre entre la tradition intellectuelle française et l’ethnographie urbaine états-unienne. Mais ils révèlent aussi un rendez-vous manqué entre deux approches différentes de la ville et de la société.

Recensé : Maurice Halbwachs, Écrits d’Amérique, édition établie et présentée par Christian Topalov, Paris : Éditions de l’EHESS, 2012.

Le titre Écrits d’Amérique ne cache pas un ouvrage inédit de Maurice Halbwachs (1877‑1945), le principal héritier de Durkheim en sociologie pendant l’entre-deux-guerres, mais un ensemble de textes de statuts variés écrits par l’auteur à l’occasion d’un séjour de trois mois qu’il effectua aux États-Unis, en 1930, à l’invitation du département de sociologie de l’université de Chicago, textes réunis et présentés par Christian Topalov. Le seul texte de ce recueil antérieurement bien connu est l’article « Chicago, expérience ethnique », écrit pour les Annales au retour de ce voyage. Les autres textes retrouvés par Christian Topalov sont une série d’articles sur les États-Unis parus quasi anonymement dans le Progrès de Lyon, un article sur le budget des familles ouvrières aux États-Unis paru dans le Bulletin de la statistique générale de la France, ainsi que la correspondance d’Halbwachs avec sa famille, des collègues et les autorités de l’université de Chicago. Christian Topalov, dans une introduction substantielle et érudite, et au fil des documents qu’il présente, s’interroge sur ce que le célèbre sociologue français a vu et compris des États-Unis et du travail de ses collègues de Chicago. Au-delà, c’est à une réflexion plus large sur les échanges possibles entre deux traditions intellectuelles différentes qu’il nous invite, révélant aussi en filigrane deux façons d’aborder les phénomènes urbains.

Halbwachs, sociologue et touriste

Il n’existe pas, à ma connaissance, d’autres ensembles aussi riches, mêlant documents rédigés à des fins publiques et à des fins privées, autour d’un voyage qui fut l’occasion d’un contact entre deux traditions intellectuelles promises à un long avenir en sciences sociales : la tradition durkheimienne qui cherche à saisir « de l’extérieur » les phénomènes sociaux, et la tradition pragmatiste des sociologues de Chicago attentive à la dimension subjective des expériences vécues. Ce rendez-vous se révèle toutefois en partie manqué, le sociologue français s’avérant trop marqué par sa formation sociologique d’une part, par sa position de classe d’autre part, pour saisir pleinement les apports de ce qui va constituer la tradition sociologique de Chicago.

De manière générale, Halbwachs a lu les recherches urbaines des sociologues de Chicago par référence à ses propres analyses et interrogations sur Paris et sur la condition ouvrière. Ainsi, le schéma du développement urbain de Burgess et les analyses de Wirth sur le ghetto retiennent son attention. De même, il consacre certains de ses articles du Progrès de Lyon à des aspects de la société américaine de l’époque dont nul ne niera l’importance : pour reprendre ses désignations, « l’instruction » – dont il souligne l’importance pour la transformation des immigrés en citoyens américains –, les « nègres » et les « immigrants ». Il insiste à juste titre sur la hiérarchie dans laquelle s’inscrivent les immigrants (qui retraduit en partie l’ordre d’arrivée des différentes immigrations) et relève, en citant André Siegfried, le « problème angoissant » que les « nègres » constituent pour les Américains (p. 267) ; mais rien n’indique qu’il ait eu connaissance des analyses subtiles de Park sur les relations de race, il est vrai disséminées dans différents essais. Son attention aux différences de classe, auxquelles il cherche à ramener les différences ethniques, ne lui a guère servi ici.

Halbwachs n’a pas perçu non plus la conjoncture particulière de l’époque, la Grande Dépression, et le caractère massif et inédit du chômage après des années d’une prospérité exceptionnelle. Globalement, Christian Topalov montre que sa perception des États-Unis n’est pas originale et qu’elle reprend les stéréotypes alors associés aux États-Unis (la démesure de toutes choses, l’abondance matérielle, la vitesse) diffusés par des ouvrages à succès en France – comme les Scènes de la vie future de Georges Duhamel cité élogieusement par Halbwachs. Il relève aussi que son point de vue est souvent celui du touriste qui visite les rues d’une ville en s’appuyant sur ses connaissances antérieures : Halbwachs compare, par exemple, les foules aperçues avec celles de l’Orient et décrit les quartiers juifs en des termes qui pourraient le faire aujourd’hui qualifier d’antisémite – ce qu’il n’était nullement.

Le point de vue du chercheur

L’essentiel de l’importance et de la signification de l’entreprise des sociologues de Chicago a échappé à Halbwachs, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, son interlocuteur principal était William Ogburn, un sociologue statisticien recruté peu auparavant par l’université de Chicago pour renforcer l’orientation statistique des recherches, qui paraît alors l’axe principal du développement des nouvelles disciplines de sciences sociales aux États-Unis. En revanche, Halbwachs a à peine rencontré Robert Park, l’ex-élève de William James [1] et ex-secrétaire du leader noir modéré Booker T. Washington, qui depuis 1914 est l’inspirateur de nombreuses thèses et recherches empiriques à l’université de Chicago. Park lui a seulement semblé « de physionomie rébarbative » mais « ne pas manquer de saveur »… Plus significativement, Halbwachs présente les monographies des jeunes chercheurs formés à Chicago comme des « livres de description sans doute, plutôt que de sciences, inégaux, décevants quelquefois, mais le plus souvent très pittoresques » (p. 378‑379). Il manque ainsi ce qui fut l’un des héritages principaux des sociologues de Chicago : le développement d’ethnographies urbaines sur des situations ou des populations particulières, ainsi que l’usage d’autobiographies qu’illustraient les recherches sur la délinquance.

Ce sont principalement les conceptions divergentes qu’ont les sociologues américains et français de la structure sociale qui rendent la communication difficile entre eux : du fait d’histoires nationales différentes, les premiers privilégient une approche en termes de groupes ethniques, les seconds en termes de classes sociales. Un autre élément a contribué à la non-compréhension de la sociologie de Park par Halbwachs, qui renvoie aux histoires différentes de constitution de la discipline dans les deux pays : pour Halbwachs, la quête de la légitimité de la sociologie passait par la statistique, alors que l’un des apports spécifiques de Park, qui trouvera des prolongements dans la sociologie d’après 1960 avec les publications d’Erving Goffman, Howard Becker, Herbert Gans, etc., est la promotion d’une approche ethnographique pour étudier la société américaine.

Mais ce qu’illustrent les observations d’Halbwachs, spécialement dans sa correspondance avec ses proches, c’est aussi la prédominance des conditions d’existence et de la culture de classe d’un universitaire de son époque sur ce qu’il perçoit et comprend lors d’un voyage à l’étranger. Dans son refus de rencontrer des « assassins » (une proposition du jeune Herbert Blumer), on reconnaît, par exemple, la difficulté qu’eurent les professeurs de sociologie de la première génération à entrer directement en contact avec les classes populaires, et l’une des raisons de leur prédilection pour la statistique – un des points sur lesquels Park, ex-journaliste familier des faits divers, a justement fait exception.

En mettant en évidence la distance historique qui nous sépare d’un universitaire en activité dans les années 1930, l’ouvrage invite ainsi le lecteur à une réflexion sur le rapport des chercheurs en sciences sociales à leurs objets d’études et sur les médiations que constituent leurs expériences antérieures, leur position de classe et les cadres idéologiques de l’univers social de leur époque. Ce n’est donc pas un jugement dépréciatif sur Halbwachs que suggère finalement cette lecture, mais plutôt une réflexion sur les productions des sciences sociales et leurs relations avec le point de vue des chercheurs en tant que personnes privées ordinaires. On y rencontre, en effet, le point de vue de Topalov, sociologue français formé dans les années 1960, sur ce que percevait un de ses prédécesseurs, formé à la fin du XIXe siècle, de ses collègues de Chicago appartenant eux-mêmes à plusieurs générations (Park est né dans les années 1860, Ogburn et Burgess dans les années 1880, et les élèves de Park un peu avant 1900). On peut ajouter que les lecteurs de cet ouvrage appartiendront, en général, à des générations postérieures, attachées à d’autres questionnements et d’autres « évidences » que leurs prédécesseurs. L’objectivation de ces différents points de vue peut permettre au lecteur de prendre quelque distance par rapport aux interrogations actuelles sur les villes – qui ne sont plus ni les villes observées par Park par référence aux communautés rurales, ni les villes d’une classe ouvrière pléthorique de Halbwachs, ni celles des années d’expansion économique de la fin des années 1960.

Bibliographie

  • Chapoulie, J.-M. 2001. La tradition sociologique de Chicago (1892-1961), Paris : Seuil.
  • Duhamel, G. 1930. Scènes de la vie future, Paris : Mercure de France, 1930.
  • Park, R. E. 1950. Race and Culture, New York : Free Press (contient les principaux essais de Park sur les relations de race).
  • Siegfried, A. 1927. Les États-Unis d’aujourd’hui, Paris : Armand Colin.

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Pour citer cet article :

Jean-Michel Chapoulie, « Halbwachs et Chicago : un rendez-vous manqué », Métropolitiques, 8 mars 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Halbwachs-et-Chicago-un-rendez.html

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