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Les communs en friches

Longtemps considérées comme des lieux d’expérimentation, de partage et de liberté, les friches culturelles semblent être devenues des instruments d’attractivité métropolitaine produisant gentrification et plus-value foncière. Jules Desgoutte revient sur les raisons de cette transformation et sur les stratégies de résistance à l’œuvre.

Dossier : Les communs urbains : nouveau droit de cité ?

Les friches sont redevenues un sujet à la mode. Il y aurait lieu de s’en réjouir, après le long silence qui a accompagné leur essor, que seul le bref épisode des « Nouveaux territoires de l’art [1] » dans les années 2000 avait su interrompre. Mais en quoi consiste ce regain d’intérêt ? Dans les articles de la presse nationale sur le sujet [2], il est essentiellement question d’expériences parisiennes ou métropolitaines. Le succès d’estime des Grands Voisins y côtoie celui du 104, et si l’on cite la province, c’est pour mentionner Darwin Écosystème, une initiative privée liée à l’aménagement de la métropole bordelaise. À chaque fois, il y est question de tiers-lieux et d’urbanisme transitoire. Mais vers quoi s’agit-il de transiter ? Parle-t-on d’une transition sociale vers un futur plus juste et plus équitable ou bien d’un processus de gentrification visant à produire une plus-value foncière ? On pourrait y voir un développement de l’attractivité territoriale, selon une dynamique de métropolisation pilotée depuis le désir de l’aménageur et la logique de l’accumulation spéculative. Mais comment, dans ce contexte, les friches culturelles feraient-elles encore « communs » ?

Occupation temporaire d’espaces : le « simili-friche »

Que ce soit pour en faire le panégyrique ou la critique, les lieux dont on parle le plus n’ont de friches culturelles que l’apparence. Vite occupées, bien nettoyées, bien aménagées, elles sont le résultat de deux processus distincts : l’un, privé, dont le cadre général est celui d’un « urbanisme transitoire », défini par des « occupations temporaires d’espaces » ; l’autre, public, qui s’appuie sur le concept opérateur de « marketing territorial » (Correia 2018) et qui semble procéder d’une appropriation hâtive du concept de « tiers-lieu » par la puissance publique.

Les friches culturelles, au sens où l’entend Philippe Henry, socio-économiste de la culture, relèvent pourtant d’une tout autre réalité. « D’abord héritières des formes de contestation sociale et politique des années 1970 et influencées par les mouvements de contre-culture qui leur sont associés, les premières friches culturelles sont exemplaires d’une volonté de se fonder sur une conception culturelle des pratiques artistiques, distincte de celle qui domine dans les équipements artistiques et les mondes de l’art institués de l’époque » (Henry 2010). Apparues avec la désindustrialisation progressive des centres-villes dans les années 1980, les friches constituent des formes d’occupation qui se déplacent dans l’espace géographique comme dans celui des pratiques culturelles ; elles se déploient en zone périurbaine ou rurale et rassemblent de nombreux enjeux de société concernant l’appréciation de la culture et de la nature (deux termes hautement polysémiques). En ce sens, l’existence des friches témoigne d’une volonté de transformation des rapports entre art et territoire.

Au contraire, dans le cadre des simili-friches que produit l’urbanisme transitoire, le caractère temporaire et borné de l’expérience, annoncé a priori par l’aménageur, est intégré comme un fait positif par ses acteurs pour lesquels il devient une modalité de l’enrôlement. Les artistes occupant ce type de lieu n’y exercent plus le droit de gestion leur permettant de décider collectivement pour eux-mêmes du coût de l’occupation au plus près de leur réalité économique ; ils deviennent plutôt un des « publics » à qui on « fait un prix pas cher » – à – 15 % de la valeur immobilière du m2 en moyenne. Finis les conflits entre droit d’usage et droit de propriété. Dès l’instant où le caractère temporaire de l’occupation d’espace a été intégré comme une donnée a priori de l’expérience par ses occupants, toute dimension antagoniste disparaît au profit de la sécurisation et de la valorisation foncière par le promoteur et l’aménageur. Dans ce nouveau monde où la friche culturelle a été revisitée à l’aune des industries dites « créatives », on croise les Grands Voisins, un tiers-lieu adossé à un poids lourd de l’entrepreneuriat social, Aurore, dont le président et le premier vice-président sont respectivement le directeur général adjoint et le président-directeur général du groupe Vinci [3] ; on parle de Sinny & Ooko, qui a édifié un véritable petit empire économique en Île-de-France autour de la création de « tiers-lieux » très orientés business – la Recyclerie, le Comptoir général, la Cité fertile… ; on monte qui des boîtes de conseil, qui des formations, qui des agences de promotion immobilière coopératives ou d’architecture éco-participative.

Selon cette logique de la contrefaçon propre aux industries culturelles (Adorno 1964), le rapport à l’espace est contrefait, en même temps qu’il est réifié dans l’image du transat, de la bière artisanale et de la table de ping-pong (Correia 2018). Cette industrie vend les produits dérivés d’une pratique d’occupation qui n’a pas lieu, puisque son contenu politique – sa dimension oppositionnelle (Nicolas-Le Strat 2015) – a été converti en valeur économique. C’est à ce mouvement du politique vers l’économique qu’on reconnaît l’enjeu véritable de la falsification du rapport à l’espace : non seulement il s’agit de produire de la valeur économique, mais encore cette valeur est-elle l’enregistrement direct du contrôle exercé sur les milieux que composent ces pratiques. Ainsi s’exerce, à l’endroit même de sa contestation potentielle, un tri social et spatial des corps qui est le mouvement même de la métropolisation. Dans ce processus plus général, s’inscrivent et se rejouent des discriminations de classe, de race et de genre, de sorte qu’il ne reste de l’hybridité vantée de ces lieux, une fois embaumés dans leur propre image, qu’un simulacre fade et sans risque – le papillon épinglé sur la planche.

Lieux intermédiaires et milieux communs

On peut opposer aux tentatives de faux que constituent les simili-friches l’émergence d’une figure nouvelle : celle des « lieux intermédiaires et indépendants », à la fois pour les intermédialités qu’ils explorent dans le champ artistique (déplacement des supports, croisement entre les pratiques, hybridité des médias), pour les expérimentations qu’ils permettent dans le champ politique et par les nouvelles modalités de production qu’ils explorent dans le champ de l’économie de la culture. Ils ont les trois caractéristiques essentielles de ce qu’Elinor Ostrom appelle « common pool resources » : une ressource spatiale – de l’espace disponible ; une communauté construite autour du partage de cette ressource et exerçant un droit de gestion sur elle ; des règles produites par cette communauté afin d’en assurer la préservation et d’en garantir l’accès à tous, depuis les usages et dans une logique d’auto-organisation. Cet exercice d’un droit de gestion en commun sur la ressource, constitutif à l’usage d’un milieu commun, distingue ces pratiques d’occupation d’espaces des produits d’appel pour acteurs de l’aménagement du territoire dont nous avons parlé. Prenons quelques exemples pour s’en convaincre.

À Mains d’Œuvres [4], à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), on expérimente aujourd’hui, avec la SCIC « La Main 9-3.0 », les formes d’un foncier solidaire à destination des acteurs de ces occupations, où le droit d’usage passe avant le titre de propriété, afin d’empêcher que la valeur produite par les usages soit capturée sous la forme accumulative de la propriété privée – qui, à travers les figures de l’aménageur et du promoteur, marque si profondément le paysage du Grand Paris.

À la friche Lamartine [5], à Lyon, on pratique un scrutin plurinominal inventé par Lewis Carroll, le « vote à l’atout », qui est le seul système d’élection connu à permettre la stricte proportionnalité sans recours à des listes ni à des systèmes de dépouillement longs et complexes. À Pola [6], à Bordeaux, la bonne intelligence d’un collectif d’artistes-auteurs et d’architectes avec les collectivités et l’État permet le déploiement d’une politique de structuration territoriale inédite à l’échelle régionale de ce champ d’acteurs. La Luna, à Nantes, n’a même pas de lieu et n’existe qu’à travers des occupations de l’espace public, des temps de création qui se construisent avec les habitants.

Dans ce contexte où de nouveaux entrepreneurs ont appris à empailler les friches dans leur propre image, de manière à empêcher toute production d’un milieu commun, il importe que les pratiques d’espace que permettent les lieux intermédiaires s’organisent afin d’opposer des milieux communs à ces tentatives de réappropriation.

Vers une autodétermination des lieux intermédiaires en tant que communs ?

Née lors du forum de Mantes-la-Jolie en 2014, l’appellation de « lieux intermédiaires et indépendants » insiste sur les enjeux d’intermédiation [7] qui traversent ces expériences. Friches culturelles, fabriques artistiques, collectifs d’artistes, d’habitants, squats, ateliers partagés : toutes ces pratiques d’espaces ont des effets non seulement en termes de vie artistique et culturelle, mais également en termes de développement territorial, d’innovation sociale, d’expérimentations politiques et d’alternatives économiques.

Aujourd’hui, les lieux intermédiaires se multiplient sur le terrain malgré les difficultés qui s’accumulent. Ces lieux, qui ont perdu le soutien de l’État, ne trouvent pas celui des métropoles, captives du discours sur les « industries créatives ». Le caractère à la fois singulier et quelconque de ces lieux, leur manière de se fondre dans un contexte, les maintient dans une forme d’invisibilité que renforce le caractère tapageur de l’imagerie des industries créatives, qui capte l’attention des décideurs. En même temps, une nouvelle génération arrive, pour qui la pratique de ces espaces se banalise, avec un imaginaire et des usages bien partagés. Les expériences s’étendent de la « culture squat », comme pendant l’occupation de l’ancienne préfecture de Toulouse par le collectif Mixart Myrys, de 2001 à 2005, jusqu’aux dynamiques d’entrepreneuriat culturel et social dont Zutiques Production et la Coursive Boutaric, à Dijon, sont un exemple. Se constitue alors un champ intermédiaire qui oscille de l’action politique à la pratique artistique, du rapport à l’ouvrage au rapport au travail, des pratiques amateurs aux pratiques professionnelles. Ces évolutions traduisent une situation paradoxale : les lieux et les expériences, malgré leur fragilité, montrent une remarquable faculté de persistance. En tant qu’espaces intermédiaires, ils ont su se maintenir entre la chose publique et l’initiative privée.

À travers la charte de la Coordination nationale des lieux intermédiaires et indépendants [8] et le deuxième forum national, en 2016, à Lyon (Gazeau 2016), les lieux intermédiaires ont entrepris de s’autodéterminer, selon un processus caractéristique de la constitution d’un commun : autonomie d’initiative et de gestion dans les lieux, logique collaborative en dehors, esthétique de l’expérience et du processus, économie sociale et solidaire… Le caractère continu et intriqué des rapports qu’agrègent ces expériences autour d’elles, comme champ d’intermédiations, les distingue de la logique des industries culturelles, qui repose sur la segmentation entre production, création et diffusion. Dans une logique proche de celle que Gilles Clément prête au tiers-paysage et qui confirme la justesse de l’image de la friche [9], ces expériences ne procèdent pas d’une logique de production, mais d’engendrement : elles se multiplient tout en se diversifiant.

Les 19 et 20 juin 2019, à Rennes, aux Ateliers du Vent, se tiendra le troisième forum national des lieux intermédiaires et indépendants. L’événement s’intitule : « Faire commun(S), comment faire ? ». Ce pourrait être l’occasion pour ces lieux de s’affirmer comme communs transformationnels. Ils rejoindraient alors la logique de transformation sociale dans laquelle s’inscrivent des acteurs toujours plus nombreux, qu’ils défendent la liberté de connaissance, le droit du vivant, le droit à la ville… une famille d’initiatives porteuses d’une « forte préférence pour le futur » (Fontaine 2017), où s’inventent les formes concrètes d’une transition écologique et sociale. C’est en tout cas depuis cette promesse que ces expérimentations interpellent la puissance publique, la rappelant à son devoir de prévoyance, parce qu’elles anticipent les évolutions nécessaires à l’échelle collective du rapport au travail, du rapport à l’ouvrage et du rapport à l’action (Arendt 1958).

Bibliographie

Pour aller plus loin

  • Artfactories/Autresparts.
  • Artfactories/Autresparts, 2018. « La friche, la norme et l’usage », Atelier de réflexion, n° 23, la Briquetterie, Amiens.
  • CNLII.
  • Charte de la CNLII.
  • Florida, R. 2005. Cities and the creative class, New York-Londres : Routledge.
  • Glass, R. 1964. London : aspects of change, Londres : MacGibbon and Kee.
  • Grésillon, B. 2004. « Le Tacheles, histoire d’un “squart” berlinois », Multitudes, n° 17, p. 147-155.
  • Latour, B. 2018. Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris : La Découverte.
  • Méchoulan, É. 2003. « Intermédialités : le temps des illusions perdues », Intermédialités, vol. 1, p. 9-27.
  • Nicolas-Le Strat, P. 2011. « Faire politique latéralement », Multitudes, n° 45, p. 45.
  • Trans Europ Halles.
  • Trans Europ Halles et Bordage, F. (dir.). 2001. Les Fabriques, lieux imprévus, Paris : Les Éditions de l’imprimeur.

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Pour citer cet article :

Jules Desgoutte, « Les communs en friches », Métropolitiques, 17 juin 2019. URL : https://metropolitiques.eu/Les-communs-en-friches.html

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