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Essais

Les cités de transit : le traitement urbain de la pauvreté à l’heure de la décolonisation

Dans le contexte de profonde crise du logement des années 1950, les cités de transit furent adoptées comme solution au relogement des familles algériennes des bidonvilles. La genèse de ce dispositif, à la croisée d’un héritage colonial, d’une histoire longue de l’éducation par le logement et de la guerre d’Algérie, explique sa stigmatisation durable.


Dossier : L’empreinte de la guerre d’Algérie sur les villes françaises


« Groupe de rééducation sociale », « logement tiroir », « cités de relogement », « habitat-prison », « dispositif d’assistance », « habitat-dépotoir », « cités promotionnelles » sont autant de termes utilisés pour désigner les cités de transit. Ces qualificatifs contradictoires sont révélateurs de l’ambiguïté des objectifs de ce dispositif. L’idée d’action socio-éducative, ou tout du moins d’habitat propédeutique, son caractère temporaire et les normes réduites du bâti donnent à la formule des cités de transit une cohérence toute relative. Celle-ci est encore soulignée par l’absence d’unité architecturale des constructions : immeubles « en dur » de trois ou quatre étages, « cités mobiles » faites de baraquements individuels, ou encore « cités provisoires » en matériaux préfabriqués de type « Pailleron ». C’est au début des années 1970, alors que le dispositif connaissait sa phase de diffusion la plus forte, que l’administration l’a défini comme « ensembles d’habitations affectées au logement provisoire des familles, occupantes à titre précaire, dont l’accès en habitat définitif ne peut être envisagé sans une action socio-éducative destinée à favoriser leur insertion sociale et leur promotion » [1].

Une décennie plus tôt, la guerre d’Algérie avait précipité le développement des cités de transit comme outil destiné à répondre à l’urgence de la résorption de bidonvilles algériens de métropole : elles sont le pendant, pour le traitement des familles, des foyers conçus pour le relogement des hommes « isolés ». Cette dimension de la genèse du dispositif n’a été réévaluée que récemment, avec la mise en lumière de l’itinéraire, connu par une partie au demeurant réduite des familles issues de l’immigration coloniale, qui les a conduits « du bidonville aux HLM » [2]. Les sociologues qui s’étaient intéressés à la question durant les années 1960-1970 (Pétonnet 1968 ; Liscia 1977 ; Tricart 1977 ; Pialoux et Théret 1979-1980) avaient, avant tout, envisagé les cités de transit comme des lieux symptomatiques de la production d’un nouveau prolétariat ou d’expérimentation de nouveaux modes de domination sociale. Ils laissaient ainsi dans l’ombre le contexte de décolonisation, qui a pourtant pesé lourdement sur la suite de l’histoire des cités de transit, notamment en accusant leur caractère contradictoire : entre dispositif d’urgence et pérennisation du provisoire, entre action sociale et contrôle policier, entre ségrégation spatiale et intentions d’assimilation.

Prémisses : réforme sociale, urbanisme colonial et rénovation urbaine

On peut faire remonter la genèse des cités de transit (Tricart 1977) aux projets de transformation sociale par l’architecture développés depuis le XIXe siècle, aux formes diverses de logement spécialisé produites dans la lutte contre les taudis (Laé et Murard 1988), ainsi qu’aux expériences menées sur le territoire colonial dans la seconde moitié du XXe siècle.

L’histoire des cités de transit renvoie d’abord aux urgences successives qui se sont présentées. Leur caractère d’habitat provisoire les rapproche des baraquements construits pour les sinistrés de la Seconde Guerre mondiale ou des cités d’urgence édifiées après l’appel de l’Abbé Pierre de l’hiver 1954. Elles s’inscrivent aussi dans l’histoire plus ordinaire du logement social à normes réduites (Lopofa, Logécos, PSR, etc. [3]), destiné à lutter contre la crise du logement qui sévit en métropole après 1945.

La généalogie dispersée des cités de transit conduit aussi dans l’espace colonial, où diverses expériences de logements à normes réduites réservés aux populations « indigènes » sont menées. En Algérie en particulier, à partir du milieu des années 1950, sont édifiées en proportion importante des cités dites « de recasement » pour les habitants des bidonvilles qui se sont développées en particulier à Alger dans l’entre-deux-guerres, comme celui de Mahieddine. Les 300 logements, sans eau ni installation sanitaire, de la cité Djenan-el-Hassan [4] ont été construits par l’architecte algérois Roland Simounet en 1956 pour en reloger les habitants, en attendant qu’ils accèdent à des logements modernes [5]. Rien ne dit, cependant, que ces relogés aient bénéficié d’une réelle action sociale. La volonté d’organiser la croissance urbaine encore intensifiée par la guerre d’indépendance conduit à la construction de « cités musulmanes » de normes inférieures aux HLM destinés aux Européens [6]. Le Plan de Constantine (1959-1962) entraîne la croissance de ces constructions, conçues comme un des moyens mobilisés dans la bataille pour la conservation de l’Algérie française.

Enfin, la genèse des cités de transit renvoie à la volonté de transformation sociale par l’habitat. Le milieu réformateur qui, dans l’entre-deux-guerres, fit la promotion des cités-jardins dans le département de la Seine, avait poussé jusqu’à un haut degré l’association du logement aux interventions sociales, sanitaires et éducatives que l’on retrouve à une autre échelle dans les cités de transit (Burlen 1987). Mais la cité-jardin s’adressait à un large salariat urbain et non à ses franges les plus marginales [7]. Ainsi, ce n’est qu’après guerre que la nécessité d’une action socio-éducative est progressivement systématisée dans la lutte contre les taudis. Dès le début des années 1950, la construction de quelques ensembles de transition est adossée à des enquêtes sur la psychologie et la sociabilité des habitants, suivant la méthode proposée par l’urbaniste Robert Auzelle [8]. Le camp du Château de France créé par l’Abbé Pierre à Noisy-le-Grand à l’hiver 1954, puis confié au père Joseph Wresinski, fondateur d’Aide à Toute Détresse (ATD), est un autre lieu de genèse de la cité de transit. Le camp initial fut doté de premiers équipements socio-éducatifs, expérience qui servit de fondement au projet de « cité promotionnelle » élaboré à partir de 1959 comme « un instrument de recyclage » de populations handicapées socialement [9]. Les PACT (Propagande et action contre les taudis) sont un autre acteur de ces expérimentations, comme à Oullins, dans la région lyonnaise, où ils créent en 1957 une cité de transit de 300 logements [10]. À partir des années 1960, ces expériences gagnent en consistance avec le lancement d’opérations de rénovation urbaine plus systématiques. La ville de Paris et la préfecture de la Seine ont, par exemple, construit 25 immeubles sociaux de transition (IST), comme la cité des Marguerites à Nanterre qui compte, 260 logements au confort spartiate (un seul point d’eau, pas de chauffage central). L’action socio-éducative et la gérance de ces immeubles, situés en banlieue pour reloger les moins solvables des habitants de quartiers parisiens rénovés, étaient pris en charge par la préfecture, en lien avec l’encadrement classique par les services sociaux (Pétonnet 1968 ; Liscia 1977).

Avec le développement d’une forte migration algérienne, certains de ces dispositifs voient affluer une nouvelle population [11]. Plus encore, la guerre d’indépendance entraîne une croissance des bidonvilles en métropole qui conduit à une première cristallisation du modèle de la cité de transit associant plusieurs aspects des expériences en cours.

Cité 51, route principale du Port de Gennevilliers (Cetrafa) © M. Hervo

Résorption des bidonvilles, acte 1 : décolonisation et cristallisation du dispositif

L’encadrement des familles algériennes qui s’installent en France au début des années 1950 avait été confié principalement à des associations d’inspiration chrétienne, subventionnées par le ministère de l’Intérieur, avec l’objectif d’en faire des familles intéressées à la perpétuation de l’Algérie française. La formule qui recueille la faveur des membres des Études sociales nord-africaines, dirigées par le père Ghys, est, au milieu des années 1950, celle de la dispersion des familles, assortie de cours d’enseignements ménagers dans des locaux associatifs, forme classique de l’éducation dispensée aux familles ouvrières par les institutions charitables depuis le XIXe siècle. Mme Belpeer, épouse du directeur de l’ATOM [12] et elle-même « musulmane », considère ainsi que « nombreuses sont les femmes de France, si expertes dans les questions ménagères, qui pourront enseigner les rudiments de la science culinaire, des soins d’hygiène, de la couture à ces femmes ignorantes et désarmées devant les problèmes de la vie moderne » [13]. Entre 1954 et 1958, plusieurs expériences qui préfigurent les cités de transit sont menées en province, sur des effectifs réduits de familles « nord-africaines » étroitement sélectionnées et bénéficiant d’un fort encadrement social [14].

La guerre d’Algérie et ses développements liés à l’intensification de la migration en métropole donnent un nouveau tour à ces premières tentatives. À partir de 1959, la résorption des bidonvilles apparaît comme une urgence politique et sécuritaire. Les associations spécialisées déjà évoquées voient leur savoir-faire mobilisé dans des projets impliquant des relogements plus nombreux, et acceptent une révision provisoire du principe de dispersion des familles. À Lyon, la Maison de l’Afrique du Nord, qui avait débuté son activité au début des années 1950 avec un centre médico-social, un service d’orientation et d’information et des foyers d’hébergement, coopère désormais avec la Sonacotral [15] et édifie plusieurs cités de transit à Vaulx-en-Velin [16]. Dans l’agglomération parisienne, où la résorption des bidonvilles algériens est portée au niveau de priorité gouvernementale dans le cadre de la lutte contre le FLN, l’inflexion est encore plus nette. On prétend à la fois montrer aux familles des bidonvilles qu’elles font partie de la société française et les couper des militants nationalistes, qui ont fait du labyrinthe des baraques un refuge gênant l’action de la préfecture de police. La formule des cités de transit est retenue pour accélérer la résorption des bidonvilles de Nanterre et Gennevilliers, peuplés en majorité d’Algériens, mais aussi de Marocains. Plusieurs cités de plain-pied en préfabriqué léger sont édifiées par la préfecture de la Seine à Nanterre entre 1959 et 1961 et gérées par la Sonacotral [17].

En continuité avec l’action déjà entreprise dans les bidonvilles, le principe d’une action socio-éducative (alphabétisation, puériculture, etc.) est retenu. L’encadrement social semble néanmoins relativement limité en pratique. Dans certains cas interviennent les assistantes sociales de secteur, dans d’autres cas des associations de bénévoles. Ainsi, à la cité des Grands Prés, c’est le Géanarp [18], fondé par des jeunes Courbevoisiens intervenant déjà dans les bidonvilles, qui insiste pour la création d’un centre social et en prend la direction pendant quelques années. Le personnage le plus présent dans le quotidien des résidents de cités de transit reste cependant le gérant, dont le rôle est de collecter les loyers, de veiller à l’entretien des parties communes et de prévenir les conflits de voisinage. Il contrôle les allées et venues, menace d’expulsion les mauvais payeurs et surveille étroitement les habitants. Comme pour les foyers, ces gérants sont recrutés parmi d’anciens officiers des Affaires algériennes, et ce jusqu’aux années 1980 (Hmed 2006).

Au lendemain de l’indépendance algérienne, l’ouest parisien est le lieu d’une inflexion qui singularise encore le traitement des familles algériennes de cités de transit. La gestion de certaines d’entre elles est transférée à la Cetrafa (Centres de transit familiaux), association créée un an plus tôt à Gennevilliers par le préfet. Dans son conseil d’administration, parmi d’anciens préfets et représentants des milieux patronaux, siège jusqu’au début des années 1980 Marc Roberrini, figure de la résorption des bidonvilles parisiens et spécialiste reconnu de la gestion des populations coloniales du fait de son expérience marocaine. Une assistante sociale ayant exercé en Algérie est engagée en mars 1964 pour organiser l’action socio-éducative (Liscia 1977). À partir du milieu des années 1960, les responsables de la Cetrafa se prononcent en faveur de l’arrêt de l’immigration algérienne. Leurs cités de transit sont désormais présentées comme abritant de nombreuses familles inassimilables qu’il conviendrait de renvoyer dans leur pays d’origine. L’action socio-éducative semble alors délaissée au profit d’une intervention croissante des gérants, et les relogements n’apparaissent plus comme une priorité. Au même moment, pourtant, la relance de la résorption des bidonvilles, dans un nouveau contexte, conduit à la multiplication des cités de transit et à la diffusion du modèle forgé durant la guerre d’Algérie.

Cité du Pont-de-Bezons à Nanterre (Sonacotra) © M. Hervo

Résorption des bidonvilles, acte 2 : la systématisation des cités de transit

À partir de la fin des années 1960, le problème des bidonvilles prend une nouvelle ampleur avec l’arrivée de nombreuses familles, en particulier portugaises, et les résorptions ne concernent désormais plus seulement des populations d’origine coloniale. La loi Vivien du 10 juillet 1970 établit des procédures renforcées de résorption de l’habitat insalubre et vise l’éradication des principaux bidonvilles en deux ans [19]. Elle s’appuie en particulier sur les cités de transit comme outil de résorption, car il est le seul à permettre une action aussi efficace. La Sonacotral, devenue Sonacotra [20], reste le principal opérateur et étend à l’ensemble des étrangers [21] une version particulière du dispositif : la « cité provisoire » prévue pour être démontée au bout de dix ans, adaptée à une présence immigrée que l’on imagine temporaire.

À partir de 1966, un groupe de travail animé par André Trintignac avait réuni les acteurs disposant d’une expérience dans le domaine. Le rapport, s’inspirant en partie de l’approche « scientifique » de l’association ATD, produit une catégorisation des familles suivant leurs possibilités d’« intégration », en partie liée à des considérations ethniques [22] (Blanc-Chaléard 2008). L’implication dans ce travail de rationalisation d’organismes auparavant spécialisés dans le travail social en direction des Nord-Africains n’est pas sans influer sur le développement de cette grille de lecture. Bien que le rapport ait insisté sur la nécessité de reloger les familles les plus « adaptées » directement en HLM classiques, l’enjeu symbolique de la disparition des bidonvilles de Nanterre, où vivent encore plus de 500 familles, conduit au relogement précipité en cités de transit de ces familles, quel que soit leur supposé niveau d’adaptation. Entre le 15 juin et le 10 juillet 1971, plus de 350 familles sont ainsi systématiquement relogées dans des cités construites pour l’occasion.

En réaction à l’usage extensif du dispositif, l’État finit par préciser, avec la circulaire du 19 avril 1972, une « politique cohérente » qui entend « restaurer la notion de transit », dont le modèle idéal serait une construction en dur, affectée pour une durée limitée à la fonction de transit et prise en charge par les organismes HLM ordinaires [23]. Alors que les cités Gutenberg et Pont-de-Bezons comportent chacune 200 logements, on recommande une taille maximale de 80 logements. La circulaire insiste également sur la nécessité de construire les cités à proximité des centres-villes. Les repoussoirs sont ici aussi les cas nanterriens et gennevillois où, comme l’exprime ce jeune d’origine algérienne de la cité Gutenberg, l’isolement est poussé à son maximum :

« On a vite compris qu’on nous avait mis là pour nous séparer des Français. D’un côté, on a un terrain vague ; de l’autre, une usine de papier ; derrière, la Seine et devant, une caserne de CRS. Les Français osent pas venir chez nous, ils ont peur et appellent notre cité : “Alger la Blanche.” » [24]

À Gennevilliers, la cité de transit du Port est tellement isolée et éloignée qu’une école a été construite à l’intérieur de la cité. Enfin, la nécessité de l’animation socio-éducative est réaffirmée comme un gage d’efficacité du dispositif, en cherchant à recentrer les interventions des travailleurs sociaux sur l’apprentissage des normes de comportement attendues d’un locataire apte à être relogé rapidement en HLM [25]. Le texte de la circulaire demeure cependant assez vague pour laisser place aux diverses théories dans l’air du temps : adaptation à la vie française, préservation des cultures d’origine ou animation inspirée des méthodes de développement communautaire. La Sonacotra a suscité, dès 1967, la création de l’association Logement et promotion sociale (LPS) pour dynamiser l’animation de certaines de ses cités. LPS innove en embauchant des jeunes ayant grandi dans la cité comme animateurs, mais ces derniers se retrouvent rapidement en conflit avec leur employeur. Dans les Hauts-de-Seine, on observe que cette action désormais qualifiée de « socio-culturelle » est peu à peu abandonnée.

Cité 51, route principale du Port de Gennevilliers, dans son environnement © M. Hervo

Les cités de transit étant utilisées comme outil de résorption, non seulement des bidonvilles, mais aussi de l’habitat insalubre en général, les logements de transit essaiment partout en France durant les années 1970. On évalue leur nombre à 15 000 en 1977, répartis entre 200 cités construites aux deux tiers après 1970, et abritant environ 120 000 personnes (Tricart 1977). En 1971, avant ce déploiement géographique, les Hauts-de-Seine comptaient la moitié de ceux construits en région parisienne, et plus du quart du total national. L’origine des résidents reflète le peuplement des bidonvilles et des quartiers insalubres détruits. En région parisienne, elle est très majoritairement algérienne et marocaine dans les Hauts-de-Seine, composée de Portugais, mais aussi d’Espagnols et de Yougoslaves en Seine-Saint-Denis. On trouve davantage de familles françaises dans le reste de la France, comme dans l’agglomération rouennaise (Laé et Murard 1985) ou au Mans, où l’on reloge principalement des ouvriers agricoles en grande difficulté sociale [26].

Un transit interminable : aux racines de la stigmatisation urbaine contemporaine ?

Dès la fin de la résorption des bidonvilles, au milieu des années 1970, la plupart des habitants encore présents restent au-delà des deux ans prévus comme durée normale du transit. De fait, après le départ de ceux qui disposent de davantage de ressources économiques et sociales, les autres restent. D’abord, comme le constatent la plupart des bilans, parce que les offres de relogements sont insuffisantes [27], mais aussi par attachement aux relations sociales tissées depuis le bidonville, ou encore dans le but d’épargner conformément au projet migratoire initial. Un tri s’opère ainsi, qui transforme en prophétie autoréalisatrice les craintes initiales au sujet de l’inadaptation des habitants de l’insalubre.

Les bâtiments sont peu entretenus et se dégradent rapidement [28]. On s’inquiète de l’accroissement des conflits de voisinage, du chômage ou encore d’un glissement vers l’assistance. Le cas des Hauts-de-Seine illustre de façon exacerbée la dérive vers une ségrégation spatiale durable. À partir du milieu des années 1970, la Cetrafa délaisse la gestion administrative de son parc. Des grèves sont menées par les habitants contre les hausses de loyer et l’insalubrité des logements. Invariablement, ces cités sont décrites comme des « ghettos » victimes de divers fléaux sociaux : chômage, délinquance, drogue et sida, qui font des ravages parmi les jeunes hommes. Dès le milieu des années 1960, l’ethnologue Colette Pétonnet notait, dans son enquête portant sur un IST du sud de la banlieue parisienne, l’usage habituel de qualificatifs stigmatisants pour désigner le lieu et ses habitants : « mafia », « Chicago », « zone », « bas-fonds », « sauvages » (Pétonnet 1968, p. 12). Ce stigmate, produit de la rencontre entre un dispositif de logement spécifique et l’illégitimité sociale des populations qu’il abrite, a été comme ravivé par le traitement des bidonvilles.

Les cités de transit issues de la lutte anti-bidonvilles sont seulement résorbées au milieu des années 1980. L’assassinat d’un jeune résident de la cité de transit Gutenberg de Nanterre, Abdennbi Guemiah, attire l’attention de l’opinion à la fin 1982. Le préfet et le secrétaire d’État aux immigrés se rendent sur place et font de la résorption des cités de transit un nouvel aspect de la politique mitterrandienne envers les immigrés. La résorption dure encore trois ans en raison de la réticence à accueillir en HLM ces familles stigmatisées, dans un contexte de montée de la xénophobie à l’égard des Maghrébins. Les jeunes de la cité s’organisent pour accélérer les relogements en créant un comité de résidents, au moment où émerge le mouvement de la Marche pour l’égalité.

Ce regard stigmatisant, contre lequel s’élèvent ces militants, s’est, en effet, étendu depuis les années 1970, au-delà des cités de transit, aux grands ensembles désormais en crise. Le programme Habitat et Vie sociale (HVS), précurseur des politiques de la ville, qui a été développé au cours des années 1970, a probablement été une passerelle importante. La place qui est alors donnée à l’animation des grands ensembles ne peut que rappeler les tentatives de renouvellement de l’action socio-éducative dans les cités de transit. Le récit de l’expérience de travailleurs sociaux LPS montre une étroite parenté avec le regard porté dans les années suivantes sur le « problème des banlieues » [29].

Les cités de transit font partie des dispositifs pensés pour les « Français musulmans d’Algérie [30] », qui ont été, par la suite, étendus aux autres étrangers, et dans leur systématisation ont concerné d’autres populations considérées comme « inadaptées ». Parmi le foisonnement des expériences de transit, la part de l’héritage colonial n’apparaît cependant nulle part ailleurs de façon aussi nette que dans les Hauts-de-Seine : intensité des tensions durant la guerre d’Algérie, encadrement par des personnels formés en situation coloniale, déconsidération des familles après la décolonisation ont profondément marqué le territoire des municipalités ouvrières du département. Ailleurs, des cités de « promotion familiale » destinées aux harkis ont également perduré jusqu’aux années 1990, malgré les fermetures provoquées par des révoltes en 1975. Certains ensembles de transit ont connu une évolution moins dramatique et se reconvertissent progressivement pour diversifier leur public [31]. Souvent, les opérations récentes de rénovation urbaine achèvent leur banalisation. Mais la conséquence la plus durable de l’expérience des cités de transit semble s’observer dans le transfert aux grands ensembles dégradés d’un regard à la fois empli de sollicitude et stigmatisant, porté, non plus par quelques spécialistes, mais par des « réformateurs des quartiers » [32] dont le nombre et l’influence iront en s’accroissant.

Bibliographie

  • Blanc-Chaléard, Marie-Claude. 2008. Des bidonvilles à la ville. Migrants des Trente glorieuses et résorptions en région parisienne, habilitation à diriger des recherches, Annie Fourcaut (dir.), université Paris-1 Panthéon-Sorbonne.
  • Burlen, Katherine (dir.). 1987. La banlieue oasis : Henri Sellier et les cités-jardins 1900-1940, Saint-Denis : Presses universitaires de Vincennes.
  • Hmed, Choukri. 2006. Loger les étrangers « isolés » en France : socio-histoire d’une institution d’État : la Sonacotra (1956-2006), thèse de doctorat, université Paris-1 Panthéon-Sorbonne.
  • Laé, Jean-François et Murard, Numa. 1985. L’argent des pauvres. La vie quotidienne en cité de transit, Paris : Seuil.
  • Laé, Jean-François et Murard, Numa (dir.). 1988. Mémoire des lieux : une histoire des taudis, Paris : ministère de l’Équipement et du logement, « Dossiers des séminaires “Techniques, territoires et sociétés” », n° 5-6.
  • Liscia, Claude. 1977. L’enfermement des cités de transit, CIMADE.
  • Pétonnet, Colette. 1968. Ces gens-là, Paris : Maspero, « Cahiers libres » n° 125-126.
  • Pialoux, Michel et Théret, Bruno. « État, classe ouvrière et logement social », Critiques de l’économie politique, décembre 1979, n° 9, p. 22-71 et mars 1980, n° 10, p. 53-93.
  • Tricart, Jean-Paul. 1977. « Genèse d’un dispositif d’assistance : les “cités de transit” », Revue française de sociologie, vol. 18, n° 4, p. 601-624.

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Jean-François Laé et Numa Murard. 2012. Deux générations dans la débine. Enquête dans la pauvreté ouvrière, Paris : Bayard.

Trente ans après leur enquête sur les cités provisoires édifiées à la hâte pour éponger les bidonvilles et les taudis, les auteurs reviennent à Elbeuf pour y rencontrer les anciens de la cité de transit. Ils observent l’évolution des formes de vie familiale, le maintien de la pauvreté et l’adaptation à la précarité économique.

Pour citer cet article :

Muriel Cohen & Cédric David, « Les cités de transit : le traitement urbain de la pauvreté à l’heure de la décolonisation », Métropolitiques, 29 février 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Les-cites-de-transit-le-traitement.html

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