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La Marche pour l’égalité et contre le racisme : le « Mai 68 des immigrés » ?

Trente ans après, Abdellali Hajjat revient sur la mobilisation passée à la postérité comme la « Marche des Beurs » et sa naissance aux Minguettes. Proposant une approche fine du rôle des contextes locaux et nationaux dans sa genèse, il souligne le malentendu politique suscité par la Marche et l’occasion historique manquée d’un rapprochement entre la gauche et les cités.

Recensé : Abdellali Hajjat, La Marche pour l’égalité et contre le racisme, Paris, Éditions Amsterdam, 2013, 264 p.

Le titre de l’ouvrage d’Abdellali Hajjat, La Marche pour l’égalité et contre le racisme, est moins anodin qu’il n’y paraît. Il vise à rompre avec la désignation courante de cet événement, « la Marche des Beurs », utilisée par les médias au moment de son déroulement, en 1983. Cette expression, retenue par la postérité, est problématique en ce qu’elle n’inclut pas une large composante des marcheurs, et surtout occulte leurs objectifs. En revenant sur l’histoire de cette marche, arrivée à Paris le 3 décembre 1983 après être partie de Marseille le 15 octobre, l’objectif d’Abdellali Hajjat est justement de déconstruire au moins deux idées reçues : la filiation entre SOS Racisme et la Marche, et l’opposition actuelle entre les « bons » enfants d’immigrés de l’époque et les descendants d’immigrés d’aujourd’hui.

Une littérature relativement abondante existe déjà sur cet événement « fondateur de l’histoire de l’immigration » (p. 9). Mais à l’analyse en termes d’« assimilation » produite par Didier Lapeyronnie dans les années 1980 (Lapeyronnie 1987) et de « générations » proposée par Stéphane Beaud et Olivier Masclet après les émeutes de 2005 (Beaud et Masclet 2006), Abdellali Hajjat substitue une véritable approche empirique centrée sur la configuration locale, la chronologie précise des événements lyonnais et les principaux acteurs du mouvement. L’auteur cherche ainsi à s’émanciper des discours des différents acteurs et commentateurs de l’événement (Delorme 1985 ; Bouamama et Abdallah 1994) pour faire émerger les facteurs de cette mobilisation exceptionnelle qui a rassemblé environ 100 000 personnes à Paris, alors que seule une dizaine de marcheurs étaient partis de Marseille. Pour cela, il s’inscrit dans une démarche inspirée de la socio-histoire. En croisant archives (privées, municipales, départementales – certaines inédites), entretiens (avec notamment Toumi Djaïdja, président de l’association SOS Avenir Minguettes ; le curé des Minguettes, Christian Delorme ; et les principaux protagonistes) et études de la presse, Abdellali Hajjat s’efforce de contextualiser les événements, d’analyser les rapports de domination et de déconstruire les représentations pour appréhender la pratique. Il parvient ainsi à concilier une analyse des structures sociales et une reconstitution historique minutieuse de l’événement.

Des Minguettes à Paris, les échelles d’une mobilisation

La première partie du livre est consacrée à une étude socio-historique des Minguettes, à Vénissieux (Rhône), d’où proviennent les acteurs à l’origine de la Marche, qui permet d’appréhender la convergence des facteurs à l’origine de la mobilisation. Cette focalisation sur le contexte local offre une véritable plongée dans le quotidien des descendants d’immigrés résidant dans les grands ensembles de banlieue au début des années 1980 : un quotidien fait – notamment – de brutalités policières, de chômage, de « galère ». Une étude statistique détaillée montre comment ce quartier est passé de 9 000 logements accueillant 34 000 habitants, dont 18 000 jeunes en 1974, à 25 000 habitants, et près de 3 000 logements vides en 1982. L’analyse fait ressortir avec finesse les dynamiques à l’œuvre dans ce processus de départ des habitants, basées à la fois sur des logiques d’ascension sociale, de recherche de meilleures conditions de logement et de tensions internes aux classes populaires. L’ethnographie du quartier présenté dans l’ouvrage est particulièrement riche. Elle suit les traces des lieux de réunion des jeunes du quartier, malgré les trente années qui se sont écoulées. L’auteur identifie en particulier les acteurs centraux impliqués au sein de l’association SOS Avenir Minguettes : les « petits frères » de « personnalités » du quartier [1]. Leurs « grands frères » s’étaient déjà distingués par une attitude de contestation de l’autorité et jouissaient d’un capital de sympathie auprès des habitants dont bénéficient aussi leurs cadets. Une des conditions de la mobilisation de ces jeunes est donc la position qu’ils occupent dans l’espace local et l’inscription dans certaines lignées familiales, qui leur donnent la légitimité pour s’engager dans un mouvement de revendication au nom des habitants.

On aurait, cependant, voulu en savoir davantage sur les trajectoires sociales et résidentielles des familles étrangères des Minguettes. En effet, selon qu’elles viennent de cités de transit, de quartiers rénovés ou qu’elles ont directement obtenu un logement en arrivant de leur pays d’origine par le biais du 1 % patronal, les familles ont des positions sociales différenciées qui ont pu interférer dans les parcours scolaires, associatifs et militants des enfants. D’autres facteurs locaux sont toutefois mis en exergue par Abdellali Hajjat : la crise de l’encadrement de cette jeunesse ouvrière, l’expérience de premières « rébellions urbaines » (chapitres 2 et 3) ; la présence sur place de militants expérimentés issus des luttes des années 1970 qui avaient déjà noué des liens avec une partie de la jeunesse lors de ces premières rebellions ; et, enfin, des rapports tendus avec la municipalité communiste, qui, à partir d’une grille de lecture raciale plutôt que sociale, dénonce les « ghettos » et refuse d’accueillir de nouvelles familles étrangères.

Après cette présentation du contexte local, Abdellali Hajjat revient sur les événements directement à l’origine de la Marche. Le cadre chronologique retenu par l’auteur va de 1981 aux lendemains immédiats de la Marche, avec quelques incursions dans les années 1970. Au sein de cette séquence temporelle, l’auteur fait ressortir trois phases distinctes. Un premier moment correspond aux « révoltes » des Minguettes : d’abord, celles de l’été 1981, puis celles de mars 1983, moins connues, et bien mises en relief. Dans un deuxième temps, un mouvement non violent se met en place à l’échelle locale : une grève de la faim est lancée en soutien à l’un des jeunes emprisonné lors des émeutes de mars 1983. Cette grève se conclut par un succès, apportant aux jeunes des Minguettes un statut d’interlocuteurs légitimes face aux pouvoirs publics. Ils fondent alors l’association SOS Avenir Minguettes qui cherchera à « désarmer la police symboliquement » en valorisant des actions non violentes. C’est dans ce contexte que la Marche est imaginée par Toumi Djaïdja, qui a été lui-même blessé par un policier. L’objectif est d’obtenir un soutien national face aux exactions policières, afin de sortir de « l’impasse de la configuration locale », où les jeunes ne sont pas soutenus par le maire communiste, Marcel Houël. Le troisième temps identifié est celui de la mise en route de la Marche, qui ne reçoit pas une reconnaissance immédiate. La mort de Habib Grimzi, défenestré par trois hommes dans le train Bordeaux–Vintimille le 14 novembre 1983, marque un tournant. Les médias portent leur attention sur les marcheurs, et des membres du gouvernement, qui hésitaient jusque-là à s’impliquer, prennent en charge l’accueil de la Marche à Paris, amenant l’auteur à parler d’une « alliance improbable » entre descendants d’immigrés et élites politiques, syndicales et médiatiques proches de la gauche socialiste. Les années suivantes, qui voient échouer la tentative de construire un mouvement politique par les descendants d’immigrés, sont abordées plus rapidement.

Des revendications mal entendues

L’idée d’un « Mai 68 des immigrés », avec cette « alliance improbable » entre une partie des dominants et des dominés, et une prise de parole inédite de la jeunesse d’origine étrangère apparaît très convaincante. Un aspect particulièrement original du travail d’Abdellali Hajjat tient à la façon dont il analyse le glissement des revendications de départ des militants des SOS Avenir Minguettes à celles de la Marche elle-même. Au départ de la mobilisation des jeunes, il y a les « déviances policières violentes ». Cette question a fait l’objet de recherches nombreuses qui montrent qu’il s’agit effectivement d’un enjeu majeur dans le quotidien des classes populaires et des étrangers, sur la moyenne durée [2]. Les premiers mots d’ordre portent ainsi sur l’(in)égalité face à la police mais aussi face à la justice, les jeunes des quartiers populaires étant condamnés à des peines disproportionnées au regard des faits reprochés, pendant que les crimes racistes, très fréquents au cours des années 1970, sont faiblement réprimés. Les autres revendications portent sur l’accès au marché du travail et au logement social pour les étrangers qui en sont exclus. Le rôle de Christian Delorme, le curé des Minguettes, apparaît décisif dans le glissement d’une action violente à une action non violente. C’est lui qui introduit des mots d’ordre plus consensuels tels que le « droit à la vie » et la lutte contre le racisme afin de rassembler un mouvement suffisamment puissant pour conduire le gouvernement à soutenir les enfants d’immigrés, malgré un contexte de montée du racisme.

Ces mots d’ordre consensuels expliquent – et c’est une conclusion particulièrement saillante de l’ouvrage – la réception mitigée de la Marche par les jeunes de certains quartiers populaires, et en particulier l’accueil « glacial » qu’elle reçut aux Minguettes. Finalement, son succès national apparaît davantage comme le résultat de l’adhésion des élites politiques et culturelles que de celle des populations intéressées. L’auteur souligne enfin que les avancées obtenues sont relativement faibles. L’obtention de la carte de séjour de dix ans pour l’ensemble des étrangers résulte d’une confusion de la part de François Mitterrand. Ce malentendu témoigne de ce que les marcheurs sont perçus par les hommes politiques comme des étrangers qui réclament un droit au séjour et une politique de lutte contre le racisme, méconnaissant ainsi la dimension sociale et politique des revendications initiales, qui portaient sur l’accès au logement et au marché du travail, et sur les discriminations policières et judiciaires.

Les Minguettes, un espace « exemplaire » ?

La focalisation sur le quartier des Minguettes au début des années 1980, qui permet de faire émerger la conjonction de facteurs à l’origine de la Marche, laisse un certain nombre de questions ouvertes. Ainsi, la comparaison avec d’autres espaces permettrait sans doute de mieux faire ressortir la singularité de ce quartier et de comprendre pourquoi c’est précisément aux Minguettes qu’un mouvement de révolte urbaine s’est déclenché en 1981 avant d’évoluer vers la non-violence. Plusieurs autres secteurs, comme Nanterre en région parisienne, ou les quartiers nord de Marseille, sont alors également concernés par le chômage, les violences policières et la ségrégation, par la présence de militants politiques et par l’émergence d’associations fondées par des enfants d’immigrés. La relégation spatiale y apparaît même encore plus importante du fait de la persistance des cités de transit dans ces régions, alors qu’elles ont rapidement été résorbées en région lyonnaise. De ce point de vue, on pourrait même faire l’hypothèse que la naissance de la Marche aux Minguettes s’explique par la plus forte intégration spatiale et sociale des jeunes de Vénissieux, par rapport à ceux qui habitent les cités de transit de région parisienne ou marseillaise, ou ceux de la cité Olivier de Serres à Villeurbanne (Rhône), dont les mobilisations sont focalisées sur le relogement. C’est le fait d’accéder à des conditions de logement normales (et non plus spécifiques aux immigrés) qui rendrait moins tolérables les autres formes de discrimination.

Élargir le cadre chronologique permettrait également d’approfondir le contexte de la mobilisation. L’auteur met en évidence les attaques gouvernementales (expulsions), mais aussi préfectorales (en particulier dans la région Rhône-Alpes) et municipales (refus des maires communistes d’accorder des logements) contre l’immigration maghrébine, à partir du milieu des années 1970. Or celles-ci ne correspondent qu’à la radicalisation d’un processus qui s’inscrit dans la continuité du rejet très net de l’immigration maghrébine depuis la guerre d’indépendance algérienne. Ainsi, les tensions entre la municipalité communiste et les enfants d’immigrés à propos de l’appropriation des espaces urbains ainsi que l’affirmation d’un « seuil de tolérance » pourraient être réinscrites dans la continuité de la lutte contre les bidonvilles amorcée à l’extrême fin des années 1950, étudiée par Marie-Claude Blanc-Chaléard (2012a). Un autre facteur essentiel de la mobilisation est la mise en place, dès le début des années 1970, d’un réseau associatif et militant local particulièrement dynamique dans certaines communes, de la part de la jeunesse et des travailleurs (Blanc-Chaléard 2012b). Ce processus est évoqué dans des encadrés parfaitement documentés, mais il mériterait de plus amples développements.

Une mobilisation post-coloniale ?

Pour Abdellali Hajjat, la Marche marque l’apparition des « enfants d’immigrés post-coloniaux » dans l’espace public. L’auteur montre que les marcheurs d’origine algérienne se pensent à l’époque – alors que ce n’est pas encore un enjeu public – comme des descendants de colonisés et y voient une explication de leur position de dominés. S’il ne fait aucun doute que les discriminations à l’égard des Algériens et les représentations négatives dont ils font l’objet jouent un rôle moteur dans la mobilisation des jeunes, la présence des descendants d’Algériens apparaît néanmoins inégale entre les différents groupes mobilisés. La moitié des marcheurs est composée de descendants d’Algériens, y compris harkis – ces derniers, il faut le souligner, font l’objet dans l’ouvrage d’une attention exceptionnelle au regard des travaux habituels sur les descendants d’immigrés –, mais les militants d’origine française constituent l’autre principal vivier de recrutement. Les militants de SOS Avenir Minguettes ont, quant à eux, des origines nationales diverses. On peut surtout s’interroger sur la composition, du point de vue de l’origine migratoire, des 100 000 personnes environ qui participent à la manifestation à Paris le 3 décembre 1983. Malgré leur rôle essentiel dans le succès de la Marche, celles-ci ne sont que peu présentées dans l’ouvrage. La question de savoir si c’est en tant que descendants d’ouvriers, d’étrangers ou de colonisés (voire d’habitants des quartiers populaires) qu’une partie de la jeunesse des Minguettes, et de France, se mobilise, ne paraît pas tranchée ici.

Par ailleurs, si les descendants d’immigrés post-coloniaux habitant les logements sociaux de banlieue sont effectivement surreprésentés au sein de la Marche, il serait intéressant d’étudier en parallèle la diversité des prises de position des descendants d’Algériens face à la Marche, en fonction de leur situation sociale. La France recense en 1982 plus de 130 000 individus nés de parents algériens entre 1958 et 1967, âgés de 15 à 24 ans [3]. Ils sont effectivement nombreux à habiter des logements sociaux (environ 50 %), mais tous ne sont pas situés dans de grands ensembles du même type que les Minguettes, et une autre partie de ces descendants d’Algériens a grandi dans les centres-villes anciens ou dans des quartiers pavillonnaires. La prise en compte de cette diversité est nécessaire pour rompre avec l’image du « jeune de banlieue » qui s’est imposée dans les représentations à cette époque et n’a pas disparu depuis.

Bibliographie

  • Beaud, Stéphane et Masclet, Olivier. 2006. « Des “marcheurs” de 1983 aux “émeutiers” de 2005 », Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 61, p. 809‑843.
  • Blanc-Chaléard, Marie-Claude. 2012a. « Les quotas d’étrangers en HLM : un héritage de la guerre d’Algérie ? Les Canibouts à Nanterre (1959-1968) », Métropolitiques, 16 mars.
  • Blanc-Chaléard, Marie-Claude. 2012b. « Les travailleurs immigrés en quête d’autonomie », in Tartakowsky, Danielle et Pigenet, Michel (dir.), Histoire des mouvements sociaux en France : de 1814 à nos jours, Paris : La Découverte.
  • Blanchard, Emmanuel. 2011. La Police parisienne et les Algériens : 1944‑1962, Paris : Nouveau Monde.
  • Bouamama, Saïd et Abdallah, Mogniss H. 1994. Dix ans de marche des Beurs. Chronique d’un mouvement avorté, Paris : Desclée De Brouwer.
  • Delorme, Christian. 1985. Par amour et par colère, Paris : Le Centurion.
  • Dewerpe, Alain. 2006, Charonne, 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris : Gallimard.
  • Fassin, Didier. 2011. La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Paris : Seuil.
  • Jobard, Fabien. 2002. Bavures policières ? La force publique et ses usages, Paris : La Découverte.
  • Lapeyronnie, Didier. 1987. « Assimilation, mobilisation et action collective chez les jeunes de la seconde génération de l’immigration maghrébine », Revue française de sociologie, vol. 28, n° 2, p. 287‑318.

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Pour citer cet article :

Muriel Cohen, « La Marche pour l’égalité et contre le racisme : le « Mai 68 des immigrés » ? », Métropolitiques, 2 décembre 2013. URL : https://metropolitiques.eu/La-Marche-pour-l-egalite-et-contre.html

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