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Terrains

L’espace des jeunes élites internationales

Apprentissages et rapports à l’espace des élèves des pensionnats privés suisses

Les voyages forment la jeunesse, notamment la jeunesse favorisée. À partir d’une enquête sur les pensionnats d’élite en Suisse, Caroline Bertron analyse le rôle de l’expatriation scolaire et du rapport particulier à l’espace qu’elle implique dans la socialisation et la différenciation interne des jeunes élites internationalisées.


Dossier : Les migrations des privilégié·e·s

Les pensionnats privés de Suisse romande sont des écoles où l’apprentissage des langues et les voyages tiennent une grande place. Les scolarités dans ces écoles secondaires financièrement très sélectives constituent aujourd’hui une forme de mobilité internationale étudiante précoce. Comme la majorité des écoles dites « internationales », par leurs cursus et par l’origine de leurs élèves, elles se présentent comme œuvrant à la formation de jeunes « citoyens du monde ». De nombreux travaux sur la formation des « élites internationales » se sont appuyés sur les thèses de la mondialisation culturelle, comme celle de la généralisation de points de vue globalistes ou globaux dépassant les identités nationales – thèse développée notamment par Appadurai (2005 [1996]). D’autres ont développé l’idée de l’émergence d’une « classe capitaliste transnationale » (Sklair 2001) dont les intérêts et les styles de vie seraient de plus en plus unifiés, sinon valables en tous lieux, sans toutefois différencier les espaces dans lesquels ces intérêts sont formés. Les aspects les plus concrets de la socialisation à « l’international » ont ainsi souvent été négligés. Ma recherche menée dans plusieurs pensionnats internationaux en Suisse entre 2012 et 2016 [1] a permis d’insister sur ces questions, en prenant pour objet les rapports à l’espace qui se construisent dans les parcours internationaux des élèves issus de milieux très favorisés. Cette recherche permet donc d’aborder la mobilité géographique des élites autrement que comme un phénomène « hors sol » ou qui serait vécu de la même manière et avec les mêmes effets dans tous les milieux dominants. Au contraire, cet article vise à caractériser et à différencier plus finement les socialisations spatiales au sein des milieux dominants, et en premier lieu à partir des trajectoires de migration des élèves envoyés en Suisse. L’article aborde ensuite les apprentissages socio-spatiaux qui se jouent dans le quotidien des élèves et dans les voyages scolaires, enfin les effets durables du passage en pensionnat sur les ancrages en Suisse que développent les élèves après leur scolarité.

Des migrations d’élites

De nombreuses nationalités sont représentées dans les établissements d’élite en Suisse, et les ressortissants d’Europe de l’Est, d’Asie de l’Est, d’Amérique latine et du Moyen-Orient y sont désormais très présents. Pour une grande majorité d’entre eux, les élèves sont scolarisés dans un pays autre que celui où leurs parents résident. L’anglais est la langue la plus présente sur les campus, même si ce n’est pas la première langue de la plupart des élèves. Rares sont ceux qui préparent les cursus secondaires suisses : les plus nombreux suivent le Diploma Programme de l’International Baccalaureate ou les cursus états-uniens et britanniques.

Plusieurs différenciations sont à l’œuvre dans les trajectoires des élèves, qui montrent le rôle que jouent les ressources et les contraintes juridiques, sociales et politiques dans les circulations transnationales (Ong 1999). En analysant les contextes d’arrivée au pensionnat, on peut dégager trois configurations idéal-typiques. D’abord, l’envoi en pensionnat peut s’inscrire dans une tradition familiale de circulation internationale. Il s’agit de familles, en particulier nord-américaines et européennes, qui fréquentent les écoles suisses depuis plusieurs générations. Les pensionnats permettent alors de rassembler des enfants au sein de lignées familiales géographiquement dispersées et ils peuvent constituer pour ces derniers un « espace de référence » (Bonvalet et al. 1999). Ensuite, l’envoi au pensionnat répond souvent à des stratégies plus fines de placement scolaire. Ainsi, certains enquêtés décrivent leur arrivée comme un moment particulier de leur parcours, qui coïncide avec une première expérience scolaire à l’étranger, voire avec une sortie du système scolaire national dans les cas où ils changent de cursus. L’arrivée en Suisse peut alors être analysée comme un exil scolaire, une fuite des classements et des mises en concurrence exercées dans les écoles du territoire national. Cela concerne en particulier les expériences des élèves français et états-uniens rencontrés. Dans un troisième cas de figure, les trajectoires s’inscrivent dans un ensemble de stratégies d’exil politique et/ou économique plus explicites. L’envoi en pensionnat s’accompagne alors de stratégies d’acquisition de capitaux – comme l’acquisition d’un passeport suisse – qui ne sont pas seulement culturels et scolaires. Cela concerne en particulier les élèves venus d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient et d’ex-URSS.

Espaces protégés, voyages et entre-soi

Les internats présentent une particularité intéressante pour comprendre la formation des espaces des jeunesses très favorisées : la tension entre la prise en charge de la vie des élèves sur le campus, le confinement et la régulation stricte des mouvements des élèves d’un côté, et de l’autre, les nombreux voyages scolaires, la promotion d’une ouverture sur le monde et l’acquisition d’une « conscience globale ». Si les sorties dans les clubs, fêtes et soirées de la jeunesse dorée genevoise ne leur sont pas inaccessibles, les élèves des « pensionnats d’élite » évoluent au quotidien dans des espaces protégés et protecteurs, « idylliques et isolés » (Persell et Cookson 2001), sur de grandes surfaces naturelles, ou derrière des grilles domaniales en ville, où les interactions avec l’extérieur sont étroitement régulées. Le « campus d’hiver » du pensionnat Le Rosey à Gstaad tient par exemple une place centrale dans la station alpine, et les élèves s’approprient ses commerces et ses rues. Dans le pensionnat Aiglon College, situé dans la station moins huppée de Villars-sur-Ollon, les déplacements dans l’espace adjacent au campus font l’objet d’un plus fort encadrement et, selon l’âge des élèves, les jours et les heures, ceux-ci peuvent sortir de leur maison d’internat, du campus, aller au-delà du pont, ou emprunter la route principale. Ce quadrillage de l’espace s’accompagne d’usages spécifiques : il est interdit d’aller au village, si ce n’est pour faire des achats, ou de fréquenter l’aire publique de jeux. En d’autres termes, le village de montagne n’est pas un endroit où les élèves peuvent traîner, ce n’est pas un espace à occuper en tant que « jeunes » ou avec d’autres jeunes. À ces délimitations de l’espace s’ajoute également un contrôle sur les manières de se comporter en public : les étudiants doivent notamment sortir en uniforme dans Villars sur le temps scolaire. Les déplacements et les activités des élèves sont ainsi régis par un code vestimentaire qui accompagne l’image de l’école, prolonge l’espace de l’école au sein du village et délimite des marqueurs de statut dans l’espace local.

L’encadrement des déplacements des élèves signale aussi un pouvoir social. Ce dernier aspect est particulièrement visible dans les monnaies institutionnelles et le système d’échange local qu’utilisent les élèves d’Aiglon College pour des dépenses de nécessité. En plus de l’argent de poche dont ils disposent, les élèves recourent à des « bons », tickets signés de l’institution qu’ils remettent aux commerçants locaux en échange de biens et services de nécessité (coiffure, produits d’hygiène, etc.). Cette régulation des échanges et ce marquage social de l’argent (Zelizer 2005 [1997]) signalent aussi une des modalités du pouvoir sur l’espace local, qui consiste à faire venir les autres à soi, puisque les commerçants viennent obtenir paiement sur le campus. Selon la même logique, les élèves d’Aiglon College se transforment de temps en temps en hôtes qui convient à dîner les résidents locaux. L’intégration locale des élèves promue par l’école peut ainsi se dérouler sans même sortir du campus.

Les voyages au cœur des apprentissages sociaux

Les déplacements des élèves ne se limitent pas à l’espace environnant. Les voyages à l’étranger, centraux dans ces établissements, font ainsi l’objet d’apprentissages spécifiques. La place accordée aux voyages rejoint la formation ancienne des élites au cosmopolitisme européen et permet de cultiver plusieurs caractères distinctifs face à la généralisation des pratiques de voyage des jeunes (Réau 2009). Les voyages s’appuient sur un ensemble d’apprentissages plus vastes. Dans les plus grands pensionnats, un travel office interne prend en charge les visas, les vols, trains et taxi, organise les départs et arrivées des élèves pour les vacances et les week-ends. Si cela permet aux établissements de contrôler les déplacements et d’éviter la circulation d’argent, les élèves sont aussi socialisés à un style de vie où leur mobilité géographique est organisée pour eux.

La plupart des écoles proposent par ailleurs des excursions et des courses d’orientation, qui contribuent à ancrer les activités extrascolaires dans le paysage suisse. Le cas des « expéditions de survie » d’Aiglon College incarne l’apprentissage d’une mise à l’épreuve de soi et d’un rapport à la nature. L’apprentissage d’un goût pour le paysage fait partie des revendications anciennes de ces écoles : il caractérise la manière dont les pensionnats ont commercialisé leur environnement alpin comme le support d’une éducation particulière (la fortification des corps, la romantisation du paysage, la confrontation à la hauteur et un esprit d’aventure). Les « expéditions de survie » ont aussi des effets sur les statuts des élèves dans l’établissement : y participer donne lieu à des récompenses qui distinguent les élèves les plus méritants dans la vie collective. Le terme d’« expédition » renvoie bien à une manière de voyager car il désigne aussi plus largement les voyages scolaires : lorsque les élèves partent sur de longs week-ends (pour skier dans un autre pays, par exemple), ils partent en « long expedition » et lorsqu’ils partent une semaine visiter une métropole à l’étranger, ils réalisent une « cultural long expedition ».

Enfin, on peut dire que les voyages scolaires organisent la vie des élèves et constituent un petit système social et symbolique. Pendant les vacances, des voyages, à Bali ou encore en Afrique du Sud, sont organisés pour les internes qui ne rentrent pas chez eux. D’autres voyages viennent sanctionner l’effort dans le travail scolaire : à l’Institut Le Rosey, chaque année, sont organisés des voyages d’honneur sur résultats scolaires et des croisières pour préparer les examens d’entrée dans les universités américaines. La culture distinctive des voyages s’est aussi transformée au fil du temps. Dans la tradition des voyages de formation, jusqu’aux années 1960, certains sont organisés à l’initiative des élèves qui s’appuient alors sur leurs réseaux familiaux pour leur hébergement. Les voyages sont alors l’occasion d’un renforcement des liens entre élèves et entre familles. Entre les années 1970 et les années 1990, la distinction des voyages passe particulièrement par ceux que les anciens élèves appellent des voyages « extraordinaires » : qu’il s’agisse de voyages d’initiés, où les élèves ont accès à des lieux fermés au public ; ou de voyages « historiques » (coïncidant avec des événements majeurs, comme les voyages à Berlin Est à la chute du mur, ou en Chine dans les années 1990). Plus récemment, on observe un tournant vers des « voyages utiles » pour les élèves, à travers les voyages humanitaires et les pratiques internationales de charité.

Des ancrages en Suisse durables

Les trajectoires des élèves ne se comprennent que par rapport aux ancrages locaux, plus ou moins diversifiés et différenciés selon les ressources qu’ils apportent, et selon qu’ils sont constitués avant l’entrée au pensionnat ou qu’ils se construisent au cours de leur scolarité. Si les écoles internationales sont un lieu où les élèves font l’apprentissage des cultures nationales (Dugonjic 2014) et où ils accumulent des ressources valorisables dans leur espace national d’origine (Wagner 1998), ceux-ci développent aussi toute une série de liens sur place. Vacances, acquisitions immobilières, affaires, les rapports qu’entretiennent les anciens élèves des pensionnats à l’espace suisse et lémanique sont multiples. Ces ancrages sont parfois la résultante de pratiques familiales de villégiature, mais les établissements jouent également un rôle, à travers les associations d’anciens élèves. Ils peuvent assurer dans certains cas une fonction explicite de courtage. Aiglon College organise un « Crédit Suisse Management Day » annuel, pendant un week-end de visite dédié aux parents. En conduisant les élèves à investir virtuellement, les conférences font l’objet d’une socialisation anticipatrice, mais l’événement est aussi l’occasion de fournir un lieu de rencontre et de sociabilité entre banquiers et familles.

Les rapports à l’espace suisse sont aussi une modalité d’appartenance particulière qui contribue à distinguer les anciens élèves de pensionnat d’autres élites internationales amenées à venir en Suisse. Les « liens affectifs » produits ou renforcés par les pensionnats ont une dimension structurelle. L’expression de ces sentiments est exclusive et collective, propre à ceux qui ont fait l’expérience du pensionnat, mais aussi personnelle et activement vécue. De manière plus théorique, on peut dire que l’un des effets de la socialisation en pensionnat est celui de produire un régime d’affects lié à l’espace, qui s’exprime à travers l’évocation de la mémoire des lieux, du climat ou des paysages et qui est lié à la fermeture sociale et à la protection des espaces fréquentés pendant la scolarité.

Les trajectoires ultérieures des élèves se distinguent selon des logiques socio-spatiales. Pour les anciens élèves les plus dotés en diplômes, en réseaux familiaux et ayant des carrières professionnelles internationales ou un style de vie multirésidentiel, l’ancienne école et son environnement constituent un point d’ancrage secondaire financier ou de villégiature. Pour les autres, notamment pour ceux dont les ressources initiales – ancienneté familiale au sein des classes dominantes et pouvoir de circulation tiré de la valeur du passeport et de la situation politique du pays de départ – sont faibles relativement à leur niveau de fortune, la Suisse peut davantage devenir un ancrage central. Ainsi les élèves plus fortunés ne sont-ils pas nécessairement les plus transnationaux par leurs modes de vie. Pour certains, le fait de continuer des études supérieures et d’entamer une carrière professionnelle en Suisse constitue parfois un refuge vécu comme salutaire face à l’espace national d’origine. Pour d’autres, l’installation en Suisse à l’âge adulte, même si on peut penser qu’elle sera temporaire, est vécue de manière plus ambivalente et donne lieu à des désenchantements face aux promesses de l’éducation internationale. Les anciens élèves russes sont par exemple pris dans des systèmes de contraintes et une recherche de protection souhaitée par leurs parents et en partie par eux, mais en décalage avec d’autres aspirations à la mobilité internationale qui leur ont été inculquées durant leur scolarité en Suisse. Les écoles jouent un rôle somme toute assez limité dans l’ouverture socio-spatiale des trajectoires des élèves, et les effets des propriétés sociales et des espaces nationaux de départ sur les trajectoires de mobilité et de migration des élèves ne doivent pas être négligés. En promouvant des idéaux de mobilité géographique, les écoles s’appuient sur une image largement diffusée sur les « élites internationales », celle de styles de vie « déterritorialisés » de la grande bourgeoisie, mais ces écoles sont aussi particulièrement actives dans la production d’ancrages locaux en Suisse au sein des milieux très favorisés.

Bibliographie

  • Appadurai, A. 2005 [1996]. Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation, Paris : Payot.
  • Bonvalet, C., Gotman, A. et Grafmeyer, Y. (dir.). 1999. La Famille et ses proches. L’aménagement des territoires, Paris : PUF-INED, « Travaux et documents ».
  • Dugonjic, L. 2014. Les IB Schools, une internationale élitiste : émergence d’un espace mondial d’enseignement secondaire au XXe siècle, Thèse de doctorat, EHESS.
  • Ong, A. 1999. Flexible Citizenship : The Cultural Logics of Transnationality, Durham : Duke University Press.
  • Persell, C. H. et Cookson, P. W. 2001. « Pensionnats d’élite : éthnographie d’une transmission de pouvoir », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 138, n° 1, p. 56-65.
  • Réau, B. 2009. « Voyages et jeunesse "favorisée". Usages éducatifs de la mobilité », Agora. Débats/jeunesses, n° 53, p. 73-84.
  • Sklair, L. 2001. The Transnational Capitalist Class, Malden-Oxford : Wiley Blackwell Publishing.
  • Wagner, A.-C. 1998. Les Nouvelles Élites de la mondialisation : une immigration dorée en France, Paris : PUF.
  • Zelizer, V. 2005 [1997]. La Signification sociale de l’argent, Paris : Éditions du Seuil.

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Pour citer cet article :

Caroline Bertron, « L’espace des jeunes élites internationales. Apprentissages et rapports à l’espace des élèves des pensionnats privés suisses », Métropolitiques, 11 novembre 2019. URL : https://metropolitiques.eu/L-espace-des-jeunes-elites-internationales.html

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