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Essais

Regards alternatifs sur la monnaie

Le cas des systèmes d’échanges locaux

Encore méconnus, les systèmes d’échanges locaux (SEL) constituent des alternatives intéressantes aux logiques économiques du marché. Comment fonctionnent-ils et quels sont leurs enjeux politiques et sociaux ?

Contrairement à ce qui est affirmé bien souvent, la critique sociale de l’économie n’a pas disparue. Plus encore, les expériences sociales, entendues comme exercice pratique d’une critique de l’économie capitaliste et recherches concrètes d’alternatives, n’ont jamais cessé d’exister. L’apparition en France d’un grand nombre de systèmes d’échanges locaux (SEL) au milieu des années 90 en est une parfaite illustration. Les SEL sont nés d’un double refus : refus de la marchandisation des rapports humains et, aussi et surtout, refus de l’argent comme facteur premier de domination et d’exclusion des échanges économiques et symboliques. Cette récusation d’un capitalisme violent et aveugle aux souffrances sociales ne se situe pas en marge des mouvements sociaux et des luttes anticapitalistes. Elle en est une dimension constitutive. Elle en est aussi l’une des critiques possibles. Ce texte se propose de l’expliciter davantage.

Un système d’échange local est un système d’échange de produits ou de services fondé sur une « monnaie communautaire » qui n’a de valeur que pour les membres d’un groupe d’adhérents constitués en association déclarée ou de fait à but non lucratif. L’existence de monnaies locales n’est nullement un phénomène marginal. Non seulement celles-ci s’inscrivent et s’enracinent dans une longue tradition d’utopies révolutionnaires pour qui le changement social passait par un travail de domestication du pouvoir insolent de l’argent, afin de réduire sa capacité à produire le malheur du monde, mais elles ont été mises en pratique dans un grand nombre de pays, essentiellement les pays capitalistes développés, à l’exception notable de l’Argentine, seul pays d’Amérique Latine où les monnaies locales ont été à l’origine d’un véritable mouvement de masse. Il est vrai que ce pays a longtemps été considéré comme « puissance émergente ».

Origines des SEL

Si les fondateurs du premier SEL français font de temps à autre référence à l’ouvrage de Silvio Gesell (1948), théoricien le plus influent de la monnaie franche, c’est en réalité à partir d’expériences étrangères et contemporaines que se sont constituées la théorie et la pratique des SEL français. Parmi ces expériences étrangères, le local exchange and trading system (LETS) anglais occupe à l’évidence une place prépondérante. L’importance politique et historique des LETS anglais tient au fait que la crise a été dans ce pays plus précoce et surtout plus brutale qu’en France. C’est essentiellement dans les espaces où les tissus urbains et industriels se sont très fortement dégradés qu’ils se sont constitués et développés. C’est d’ailleurs par une « Introduction aux LETS » que s’ouvre la première brochure intitulée « Dossier SEL », envoyée à tous ceux qui veulent créer, en France, un système d’échange local.

Le premier SEL a été créé en France au milieu des années 1990 en Ariège. Une dizaine d’années plus tard on comptait environ 300 SEL dans 96 départements, de tailles plus ou moins modestes (de quelques personnes à des communautés de 100 à 150 membres) selon les régions et qui permettaient à plus de 20 000 personnes de procéder à des échanges. Les créances et dettes sont matérialisées par des « bons d’échange » composés de trois parties : la souche destinée à l’emprunteur, la partie centrale affectée à l’association gestionnaire, la partie droite remise au créancier. De plus en plus, tout se passe via les sites internet des SEL où les échanges et la comptabilité sont automatisés.

Les SEL tiennent leur originalité historique d’une proposition politique inédite : la création de communautés d’adhérents qui réordonnent les conditions de l’échange et les systèmes d’équivalences (troc, don et mesure monétaire) tels qu’ils ont cours et coexistent dans l’économie marchande. Cette nouvelle façon d’envisager le monde des relations et des échanges se fonde sur une critique radicale de la vocation et de la fonction de l’argent, ou plus précisément, d’un certain usage de l’argent : ce n’est pas l’argent en soi qui est source de malheur universel, c’est l’intérêt et la thésaurisation financière comme mécanismes de production d’argent à partir d’une position de détenteur privilégié de monnaie. Aussi, pour les partisans de la monnaie locale, il importe de rabaisser l’argent au rang de marchandise comme une autre afin de lutter contre ces logiques économiques funestes. C’est à cette condition qu’il retrouvera sa vocation première qui est, avant tout, d’assurer et d’accélérer les transactions au sein de la communauté des adhérents, et en dernier lieu, de n’être plus qu’une mémoire des échanges. En effet, autant les échanges de biens ou de marchandises rapprochent les hommes, autant la monnaie les sépare et même les oppose. Plus précisément encore, la possession d’argent est symboliquement supérieure à la possession de biens. Ce qui fait dire, très justement, à Georg Simmel qu’avec l’économie monétaire la « sphère de l’avoir » se dissocie de la « sphère de l’être » (Simmel 1999). Les relations personnelles s’effritent, les communautés dans lesquelles ces relations personnelles avaient un sens se désagrègent pour laisser la place, irréversiblement, à des structures « supra-individuelles » symbolisées, entre autres, par l’argent.

Une morale des échanges

Pour les SEL, les questions monétaires ne doivent plus être du seul ressort de la souveraineté d’État. Ce paradigme dominant, dont l’argument idéologique principal consiste à associer dans une relation naturelle État et unicité monétaire, résiste peu à un regard historique. Au Moyen-Âge, gouvernants et banquiers n’ont cessé de s’opposer pour son contrôle. En Amérique, au XIXe siècle, la circulation de plusieurs monnaies concurrentes n’était nullement un épiphénomène ou une excentricité. Par ailleurs, les rapports entre souveraineté étatique et légitimité de la monnaie se sont considérablement complexifiés au fil du temps. Quant au refus de la marchandisation des rapports sociaux, il passe par la redéfinition concrète d’un autre usage de la monnaie et des institutions qui les émettent.

Dans une société où il existe une forte inégalité d’accès à des biens qui devraient être des biens communs, comme la santé, l’éducation, la culture, l’emploi, etc., qu’est-ce que chacun est en droit d’attendre de tous, et qu’est-on en droit d’attendre de chacun ? Voilà la question fondamentale que se posent concrètement les SEL et les dispositifs partageant la même vocation. Avec les monnaies locales, le passage à l’acte a été accompli : instituer une morale des échanges de savoirs, de services et de produits par l’apprentissage et la maîtrise de nouveaux usages monétaires. Cet engagement, individuel et collectif, au sein des SEL implique, pour chacun et pour tous, un sens aigu de la responsabilité et une éthique de la générosité. On a souvent qualifié ces formes d’obligations morales d’un terme un peu vague, celui de solidarité, négligeant ainsi leurs effets concrets et leur exigence. Dans un système d’échange local, les échanges entre les adhérents ne peuvent pas s’interpréter seulement comme la recherche d’une convivialité sociale ou d’une possibilité d’accès facile et à un moindre coût à des biens de consommation courante. L’échange et la circulation en toutes circonstances des biens, des services et de la parole au sein du groupe doivent être la marque d’un véritable souci du monde, d’un intérêt pour autrui et pour le monde public. La politique, la culture, et l’économie, ne sont plus pensées et vécues comme des sphères séparées.

Ce souci du bien collectif, cette générosité politique, ne peut, au sein des SEL, s’exercer à sens unique, des « possédants » (ceux qui possèdent un emploi, un salaire, des compétences, etc.) vers les plus démunis. Si tel était le cas, les SEL ne seraient qu’une structure de plus dans la liste déjà longue des dispositifs de lutte contre l’exclusion. Au contraire, la diversité des compétences et des ressources au sein d’un SEL permet, dans un premier temps, une entraide de qualité (ce qui est tout autre chose que l’aide aux pauvres). À terme, parce que sa vocation est de favoriser la valeur d’usage par rapport à la valeur marchande, le SEL peut devenir un véritable cercle de coopération dans lequel des producteurs associés échangeront et mettront en œuvre des compétences qui ont été acquises à l’aide et au sein de dispositifs appropriés (l’école, l’entreprise, etc.).

La monnaie participe ici à la construction sociale des individus

Mais il y a plus. Ces cercles de coopérations contribuent à la construction sociale des individus, en particulier pour les plus désaffiliés. Elle leur permet de retrouver ou de trouver enfin de l’estime de soi et de la confiance sociale. Henri, un adhérent d’un SEL en Ariège, l’explicite ainsi : « Quand on signe un chèque en grains de SEL, ça n’a rien à voir avec l’argent (…) Par rapport à l’argent, il y a une différence, on sait que même si on a un découvert, ça n’est pas répréhensible. On peut se dire que ce n’est pas pour de vrai, c’est comme un jeu. Et c’est beaucoup plus authentique du fait que l’on joue. Avec la banque, c’est la répression. Si on fait un chèque en bois, c’est tout un tas de répressions qui vous tombent dessus. Avec le SEL, on sait que si on commence à avoir beaucoup trop de découvert, on va nous aider. Comme on a accès au compte de tous les gens, on connaît leur débit/crédit ; alors on s’aide. Si quelqu’un a trop de découvert, on peut le solliciter davantage pour qu’il rende des services, ou bien qu’il vende des choses, pour renflouer son compte. Là ce n’est pas anonyme ».

« Avant l’échange il faut se rencontrer pour mieux se connaître, c’est quand on se voit qu’ont peut mieux se comprendre et s’il y a des atomes crochus entre nous alors on procède à la discussion sur l’échange », dit un autre adhérent de ce SEL ariègeois. L’acte fondateur des échanges dans les SEL est le crédit. Celui-ci est à la fois une procédure qui permet l’accès à des biens et des services à moindre frais et un véritable engagement moral, un contrat de confiance passé avec la communauté des adhérents et non avec une personne particulière. Dans cette perspective, le crédit est littéralement un acte de foi collectif dans la morale des échanges dénués de rapports de domination (au moins en théorie). Se voir octroyer un crédit, c’est réaliser, en même temps que l’opération financière, une opération symbolique fondamentale pour la suite des transactions : compter sur les autres et inspirer à son tour confiance. En effet, il ne suffit pas que le groupe mette à la disposition de ses adhérents une monnaie locale pour que les échanges se réalisent. Il faut que chacun puisse trouver chez l’autre des indicateurs d’honnêteté et d’intentions authentiques. Après avoir pris connaissance, grâce au catalogue, des offres et des demandes, toujours nominatives, il faut téléphoner, se rencontrer, se parler, négocier, se revoir pour d’autres échanges, etc., autant d’actes par lesquels se donnent les preuves de l’intégrité d’autrui. Le face-à-face est ici un espace dans lequel se vérifie l’expression des intentions et du sentiment.

« Ce n’est pas naturel que l’argent domine à ce point les relations entre les gens. » dit un adhérent d’un SEL lillois. C’est cette posture générale qui donne aux SEL leur identité particulière dans le champ des mouvements sociaux et de la critique du capitalisme. Les SEL s’apparentent, en dernier lieu (et c’est là que réside aussi leur identité ultime), à des formes organisées d’insoumission cognitive qui se sont glissées dans les interstices des structures sociales. Ils déploient leurs pratiques économiques et sociales entre deux autres systèmes auxquels ils sont organiquement liés : le système de solidarité sociale garanti par l’État et le système de solidarité locale des collectivités territoriales décentralisées. Dans la construction de leur stratégie, dans le choix de leurs instruments économiques et leur architecture des liens sociaux, ils empruntent de nombreux traits aux grandes instances régulatrices. Ils empruntent à la solidarité étatique quand, par exemple, ils créent de la monnaie fondante reposant sur une « cotisation solidaire » dont le principe est basé sur la dialectique de la ponction et de la redistribution. La monnaie fondante vise à accélérer les échanges en faisant un don en monnaie locale à tout nouveau membre (1 000 pavés à Saint-Quentin-en-Yvelines). L’objectif est double. Il s’agit d’une part de favoriser une entrée aussi rapide que possible dans le cycle des échanges et d’autre part de lutter contre la peur d’un solde négatif du compte. Cette peur est en effet jugée comme un frein aux échanges. En contrepartie de ce don en monnaie, le solde positif des comptes de chacun est soumis à une taxe mensuelle de 3 % afin de récupérer tout ou partie de la somme distribuée. Cette récupération graduelle est appelée « cotisation solidaire ». Les SEL empruntent à la solidarité locale sa dimension de délibérations collectives entre plusieurs acteurs sociaux et sa gestion territorialisée des problèmes sociaux et économiques. Enfin, ils empruntent à l’économie de marché la relative liberté des prix, avec la particularité suivante : dans la majorité des SEL, les prix sont associés à la qualité des personnes, c’est-à-dire à leur capacité de se faire valoir à la hausse ou à la baisse. Les SEL n’ont donc pas pour objet la subversion de la structure des inégalités sociales et l’ordre symbolique qui lui est attaché. Ils ont plutôt pour fonction de prendre le relais de la solidarité nationale, tout en s’appuyant sur elle, afin d’accroître et d’élargir l’espace de la solidarité locale.

C’est peut-être là que se situe la profonde originalité de cette expérience : ces emprunts de structures résultent d’un travail collectif de détournement pour transférer au sein des SEL -lieux de la (dé)négation de l’économie monétaire capitaliste- des rapports sociaux dénués d’exploitation et de domination, considérées comme injustifiables.

Cet apprentissage politisé de la solidarité civile, entre soi mais non pour soi, ni chacun pour soi, parce qu’il est ouvert sur le monde, rend possible l’invention de nouveaux liens sociaux qui ne laisseraient personne sans demeure, sans argent et sans marché où échanger. Cela ne signifie nullement la fin du capitalisme, ni même sa lente et irréversible érosion de l’intérieur, entre autre, pour les raisons que nous venons d’évoquer. Mais cette expérience originale a montré et continue de montrer que la restauration de la politique est une affaire de citoyen et que la « civilisation » du marché ne peut s’obtenir par la seule loi du marché mais par l’intervention de ce qu’il est convenu d’appeler le mouvement social.

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En savoir plus

  • Gesell, Silvio. 1948. L’ordre économique naturel, trad. F. Swinne. Paris : Librairie Marcel Rivière et Cie.
  • Laacher, Smaïn. 2003. Les systèmes d’échange local. Une utopie anticapitaliste en pratique, Paris : La Dispute.
  • Laacher, Smaïn. 1998. « L’État et les systèmes d’échanges locaux (SEL). Tensions et intentions à propos des notions de solidarité et d’intérêt général », Politix, revue des sciences sociales du politique, n° 42, p. 123-149.
  • Simmel, Georg. 1999 [1900]. Philosophie de l’argent, Paris : Presses universitaires de France, collection « Quadrige ».
  • Pour des informations pratiques sur les SEL en France on pourra consulter la brochure « SEL mode d’emploi ». Ce guide pratique de 60 pages décrit les différents fonctionnements pratiques d’un SEL. Elle est consultable en ligne sur http://www.selidaire.org/...

Pour citer cet article :

Smaïn Laacher, « Regards alternatifs sur la monnaie. Le cas des systèmes d’échanges locaux », Métropolitiques, 25 novembre 2010. URL : https://metropolitiques.eu/Regards-alternatifs-sur-la-monnaie.html

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