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Penser la ville hypermoderne : l’héritage de François Ascher

Décédé en 2009, l’économiste, sociologue et urbaniste François Ascher laisse un héritage intellectuel important, dominé par la volonté de comprendre et de transformer la condition métropolitaine contemporaine. Deux publications récentes permettent de dresser un bilan de son œuvre foisonnante et protéiforme, au croisement de la théorie et de la pratique.

Recensé : François Ascher. 2009. L’âge des métapoles. Préface de Alain Bourdin, La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube ;
Masboungi, Ariella (dir.). 2009. Organiser la ville, François Ascher, Grand Prix de l’Urbanisme 2009. Marseille : Éditions Parenthèses.

À l’heure où le débat sur le Grand Paris cristallise les ambitions, les controverses et les projets sur la région capitale, deux publications récentes nous invitent à revenir sur l’œuvre de François Ascher, décédé il y a un peu plus d’un an. Économiste de formation, sociologue d’adoption, enseignant et chercheur au sein de l’Institut Français d’Urbanisme qu’il dirigea de 1981 à 1986, François Ascher fut un théoricien reconnu de la ville contemporaine. Acteur engagé, il réalisa de nombreux travaux de recherches et participa à un grand nombre d’expérimentations et de projets. Auteur prolixe, il signa également plusieurs ouvrages de référence sur l’« hypermodernité » [1]. Peu de temps avant sa disparition en 2009, son œuvre fut récompensée par le Grand Prix d’Urbanisme. Publié à cette occasion, l’ouvrage intitulé Organiser la ville hypermoderne revient sur son parcours et traduit un hommage appuyé de la scène urbanistique française autour de textes, d’entretiens et de témoignages. L’âge des métapoles – livre qu’il avait préparé avec son collègue et ami Alain Bourdin, sociologue et directeur de l’IFU – regroupe quant à lui, une sélection raisonnée de ses écrits, qui traduit les grandes lignes de sa pensée sur la « ville hypermoderne » et ses cadres possibles d’intervention.

L’art du déplacement

Penser le futur suppose de comprendre le monde dans lequel nous vivons. De l’éclaireur à l’observateur, du théoricien à l’acteur, François Ascher s’est confronté à la société contemporaine, en l’attaquant par différentes faces. Il aimait à la décrire en analysant avec empathie et délice les pratiques quotidiennes de ses citadins – s’alimenter, se déplacer, habiter – ou en recourant à des métaphores et des images, comme l’atteste le collage évoquant l’éclectisme de nos attentes urbaines, qui orne la couverture de son livre Les nouveaux compromis urbains [2]. Pour observer la ville, le sociologue recourait souvent à l’art du décentrement. Le Learning From [3] constituait l’une de ses techniques de recherche favorites. Ses propos sur la ville suburbaine, les comportements alimentaires et l’automobilité, n’étaient nullement dénonciateurs ou condescendants. Les peurs, celle de l’américanisation de la société, celle de la perte du lieu, du lien, du passé, il les dénonçait plutôt qu’il ne les faisait sienne, se déplaçant volontiers sur ces terrains, produisant une connaissance raisonnée de ces milieux en fusion.

Dans cette confrontation à « la ville du réel », l’optimisme méthodologique de François Ascher tranchait sans toutefois provoquer. Car, dans le même temps, il transformait le futur incertain non pas en mur de fatalité qui fait baisser les bras, mais plutôt en contexte d’action. À l’articulation de l’ancrage académique, des sphères d’experts, du milieu des praticiens et des acteurs urbains, sa fonction de « passeur » était décisive. Construire les problèmes de l’action, faire sans cesse retour sur ses effets, afin de fonder les actions suivantes : la réflexivité de son travail l’aidait à renouveler son approche du savoir et de la ville, dans un contexte exacerbé d’incertitude et d’accélération. De même que la « sérendipité » – cet art de trouver quelque chose que l’on ne cherchait pas et d’exploiter l’imprévu de manière créative – constituait un moteur fort de sa démarche de chercheur et d’urbaniste.

Une théorie de la ville hypermoderne

Ce décentrement à la périphérie lui semblait d’autant plus utile que le clivage entre la ville-centre et la ville suburbaine lui paraissait être le produit d’une certaine pensée élitiste [4]. Il soulignait ce décalage entre « nous, les urbanistes de gauche, et cette fameuse demande sociale », celle d’une individualisation de l’habiter, alliant les plaisirs de la ville intense et ceux de la campagne diffuse. Dans son ouvrage Metapolis ou l’avenir des villes, il avançait notamment que, du fait des performances des systèmes de transport et des nouvelles technologies de l’information et de la communication, la « métapole » est à la fois compacte et distendue, agglomérée et discontinue, s’étendant toujours plus, absorbant des zones de plus en plus éloignées, conjuguant formes et paysages éclectiques – l’hyperdensité centrale et la campagne diffuse, les villes grandes et moyennes, et les bourgs et villages ruraux, toutes ces parties étant indissociables d’un tout qui forme notre condition métropolitaine. C’est dans cette perspective qu’il avait développé sa théorie de l’« hypermodernité », s’interrogeant sur l’individu contemporain, qu’il analysait comme une sorte d’hypertexte social confronté à un éventail croissant d’appartenances, de valeurs et de règles, présent simultanément dans différents champs sociaux et, de là, recherchant au travers de l’espace urbain, tous les moyens de les satisfaire. Clarifiant les rapports de l’individu à l’espace-temps, explicitant de façon magistrale les liens indissolubles qu’entretiennent des composants urbains de nature a priori très différente, il parvenait à transcender les clivages et les oppositions, proposant une théorie cohérente et stimulante de la métropole contemporaine.

Les lieux de l’action

Dès lors, cette clarification du phénomène urbain permettait à François Ascher de questionner la gouvernance politique de la ville hypermoderne. À l’opposé du dogme de la centralité imposée, comment faire coexister ces individualités et ces urbanités multiples ? Lecteur éclectique, théoricien chevronné, François Ascher était aussi un homme de projets, car c’était précisément l’une des voies qui lui permettaient d’approfondir les questions que la théorie posait à l’action. Les dispositifs qu’il a contribué à créer sont là pour en témoigner : Europan – concours d’architecture simultané sur plusieurs sites européens, ouvert à de jeunes professionnels, avec réalisations à la clé –, le club Ville aménagement – réseau d’échanges et de capitalisation des savoirs à destination des aménageurs –, et l’un de ses petits derniers, l’Institut pour la Ville en Mouvement – think-tank des mobilités urbaines créé avec le groupe PSA. Ces lieux de mobilisation et de fertilisation constituaient, pour le pragmatique qu’il était, autant d’occasions d’éprouver ses réflexions théoriques, de contourner la rigidité des structures en place, et d’associer sur un terrain expérimental des acteurs aussi déterminants que les villes et leurs élus, les technostructures, les acteurs privés, ou encore les organismes de transport.

Ce positionnement décentré, à la frontière ou à l’intersection, éclaire le terme de « compromis urbain » qu’il avait choisi pour l’un de ses livres, et dont l’acception recouvrait cette recherche exigeante et permanente des voies de résolution des nombreux paradoxes que révèle la ville contemporaine. Dans cette perspective, François Ascher avait compris la question de la ville durable, non pas comme un dogme sacré indéboulonnable, mais comme un lieu de cristallisation possible de nombreux défis et enjeux, offrant de belles perspectives de réinvention urbaine. C’est en cela que ses ouvrages et ses actions conserveront une acuité certaine, d’autant qu’il a pu semer quelques graines fécondes, ce dont témoignent ses travaux sur le nouveau capitalisme cognitif et les cleantechs.

On peut regretter que les deux publications n’aient pas davantage insisté sur les raisons qui avaient conduit François Ascher à observer à distance la consultation du Grand Paris. Bien sûr, la participation au sein d’une même arène du politique, du technocrate, du praticien et de l’expert avait de l’attrait pour l’homme qui travaillait sans répit sur une théorie de l’action. Bien sûr, les attendus d’un débat sur l’avenir de la métapole parisienne, sans qu’une limite ou un périmètre institutionnel ne soient définis a priori, saluaient d’une certaine façon ses idées et son travail sur la société hypertexte et la nécessaire refondation des contours démocratiques et urbains de nos grandes métropoles. Bien sûr, la pluridisciplinarité exigée et affirmée des équipes n’était pas pour lui déplaire, lui qui avait initié tout un ensemble de dispositifs privilégiant ces passages entre savoirs et pratiques. Toutefois, si à ses yeux la consultation avait permis l’éclosion d’un débat sur les questions clés de la grande métropole, elle n’était pas – encore – parvenue à produire de nouvelles formes de penser et d’agir, et ce bémol faisait sans doute partie de l’avertissement amical qu’il avait adressé, quelques jours avant sa disparition, lorsqu’il appelait ardemment à « défendre l’intérêt général » [5]. Dans ce contexte d’actualité, une autre question aurait sans doute gagné à être éclairée : celle de la place de la matérialité dans la construction de la ville contemporaine. François Ascher avait fait part de ses réserves sur le leadership obligé des architectes maîtres d’œuvre. Elles sont certes compréhensibles, mais, vu sous un autre angle, cette omniprésence inédite aurait pu permettre de questionner leur rôle dans l’édification métropolitaine, confrontée à l’intensification des flux et à l’obsolescence permanente. Observateur fin de la fabrique urbaine, passionné d’architecture, qui plus est fondateur d’un concours renommé, François Ascher disposait d’une autorité indiscutable pour dépasser les clivages et mobiliser les savoirs nécessaires pour étayer cette question. Il n’en a malheureusement pas eu le temps.

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Pour citer cet article :

Nathalie Roseau, « Penser la ville hypermoderne : l’héritage de François Ascher », Métropolitiques, 25 février 2011. URL : https://metropolitiques.eu/Penser-la-ville-hypermoderne-l.html

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