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La protection du patrimoine et les mutations urbaines

Alors que la protection du patrimoine suscite des controverses régulières (que l’on pense récemment pour Paris au musée Picasso, à l’immeuble de la Samaritaine ou encore à la piscine Molitor), l’ouvrage d’Isabelle Backouche, qui resitue le débat dans une perspective historique, est le bienvenu.
Recensé : Isabelle Backouche, Aménager la ville. Les centres urbains français entre conservation et rénovation (de 1943 à nos jours), Paris, Armand Colin, 2013, 448 p.

À partir de l’histoire d’une institution, la « Commission des abords », créée pour statuer sur les projets conçus aux abords des monuments historiques, l’ouvrage Aménager la ville. Les centres urbains français entre conservation et rénovation (de 1943 à nos jours) offre une réflexion sur les transformations urbaines et la constitution, par compromis et au fil du temps, des valeurs patrimoniales.

Une recherche exhaustive sur la « Commission des abords »

L’ouvrage constitue en premier lieu une somme sur la question des « abords » des ensembles patrimoniaux, étudiée dans la période allant de 1943 à nos jours. L’auteure indique qu’à partir de la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques, « la notion de protection des environs d’un monument historique prend très progressivement de la consistance », la loi du 25 février 1943 « étant considérée comme l’acte de naissance d’une conception moderne et précise des abords en établissant des règles fort contraignantes pour les préserver » (p. 35‑37) : cette dernière loi impose aux projets conçus aux abords des monuments classés d’obtenir un avis conforme de l’architecte des Monuments historiques, puis de l’architecte des Bâtiments de France (ABF) depuis 1946, pour la délivrance du permis de construire.

Ces questions sont prises en charge dès 1943 par une section de la Commission supérieure des monuments historiques, avant qu’une commission spécialisée, la « Commission des abords » (CA), ne voie le jour en 1964. Ses tutelles administratives fluctuent au gré des recompositions ministérielles et sa composition varie au fil du temps ; elle réunit des membres nommés en qualité d’archéologues, d’architectes et de fonctionnaires. Cette commission est chargée d’étudier les dossiers d’aménagements conséquents ou affectant les monuments d’intérêt majeur, ou dans les cas où l’ABF se trouve confronté à des pressions locales trop fortes. Les conditions de sa saisine sont ainsi relativement floues. Cette commission examine « des projets urbains appelés à être édifiés à proximité d’un monument historique, classé ou inscrit » et prononce des « avis sur l’opportunité de leur insertion sur le site prévu », avis consultatif car « la commission ne prend pas de décision, mais donne des avis au ministre, qui les suit ou non » (p. 134). La commission contribue à construire les notions prévalant dans la protection des monuments en fonction non seulement de l’intérêt du patrimoine mais aussi des parties en présence. Le « champ de visibilité » apparaît central à cet égard. Si le périmètre des 500 mètres autour du monument peut être appréhendé sans trop de peine, il n’en va pas de même du double critère de visibilité : « la vue depuis le monument et la vue avec le monument » (p. 37). Ainsi, il est difficile d’appliquer le critère visuel, souvent contesté par les acteurs en présence : promoteurs, élus, habitants. Quant à la dimension esthétique, elle varie en fonction de la formation, des valeurs, de l’expérience, de la culture… et des intérêts des membres de la commission et des diverses parties en présence, alors même que la commission des abords (CA) ne dispose pas toujours de l’ensemble des documents permettant d’évaluer l’impact réel des projets qui lui sont présentés. Le travail de la CA, appréhendé à partir de ses archives, constitue ainsi un observatoire privilégié de l’évolution de l’application des notions de protection de patrimoine.

Entre échecs et réussites, respect du droit et idéologie, certitudes et tâtonnements, fermeté et diplomatie, la commission a fait évoluer sa doctrine et l’a précisée au fil du temps, au gré des transformations des politiques publiques et des évolutions de sa composition. Pour Isabelle Backouche, le choix de cet organe administratif, qui a « connu une véritable autonomie entre 1964 et 2007 » (p. 138), se justifie davantage « pour ses qualités heuristiques que pour son poids réel dans les décisions » (p. 164), étant entendu que « les abords relèvent d’un domaine administratif marginal, objet de nombreuses circulations entre ministères au périmètre d’exercice extrêmement différent » (p. 79).

Une approche historienne des relations entre ville et monuments

Cette approche historienne de l’urbain se distingue à la fois d’une « histoire sociale campée en ville ou d’une histoire de l’architecture urbaine, découplée de la société qui y vit et des usages qui y sont installés ». Est ainsi placée au centre de l’analyse « la façon dont une société au présent se réapproprie le territoire urbain sédimenté au fil des siècles » (p. 13). De multiples interrogations se nouent autour des nécessités de la reconstruction, de la lutte contre les îlots insalubres, de l’aménagement urbain, des programmes de construction de logements, de la croissance urbaine, de la protection des paysages (puis de l’environnement), de la mise en valeur des monuments, de la décentralisation, du tourisme, du développement local et de l’émergence – plus récente – de la notion de « patrimoine » (la loi sur les secteurs sauvegardés date de 1962), sans oublier la promotion jamais aisée de l’architecture contemporaine ; est-ce dû à l’absence d’une véritable « culture » architecturale dans notre pays ?

Outre un travail sur les archives, l’auteure s’appuie sur des entretiens avec des acteurs de cette histoire des abords et offre plusieurs études de cas, analysées parfois dans la longue durée qui caractérise nombre de projets urbains controversés, qu’il s’agisse d’Arles, de Beauvais, de Besançon, de Caen, de Lille, de Limoges, de Lyon, de Metz, de Nancy, d’Orléans, de Paris, de Reims, de Strasbourg, de Toulouse, de Tours, de Troyes, etc.

Faut-il conserver, rénover ou détruire, dans le contexte d’un « urbanisme peu soucieux des cohabitations entre les strates urbaines » (p. 54) ? La réponse à cette interrogation ardue dépend d’un subtil jeu d’acteurs, dans la recherche d’un compromis toujours incertain entre des objectifs pouvant sembler pour partie contradictoires : respect des règles administratives, élaboration progressive d’une doctrine sur les abords, impatience des élus, exigences des promoteurs, participation des habitants et rôle des associations de sauvegarde : « Histoire administrative, histoire de la gestation de la décision politique, histoire de mobilisations, ces trois moments offrent une occasion unique de lier le feuilletage de l’histoire politique appliquée à l’urbain. Une histoire politique appréhendée dans ses processus dynamiques et relationnels plus que dans ses déterminations ou ses aboutissements » (p. 22).

Pour Isabelle Backouche, « le traitement des abords ouvre une autre voie possible pour analyser le changement urbain. Sa faible consistance juridique, l’inventivité des solutions proposées, l’importance des interactions entre les acteurs, la confrontation à des situations souvent inédites, parce qu’ancrées dans un terrain spécifique à chaque fois, toutes ces caractéristiques du travail de la CA donnent l’occasion d’aborder la rénovation urbaine en marge des visions normatives des protagonistes qui l’ont mise en œuvre et d’adopter une perspective un peu décalée et en prise avec le terrain » (p. 324). De plus, « son activité produit un formidable observatoire de processus qu’on a parfois tendance à “rationaliser” a posteriori, en dressant un portrait peu nuancé des situations en cause et des positions des acteurs » (p. 373).

Un éclairage utile sur l’opposition entre patrimoine et transformation urbaine

Comme l’indique l’auteure, « à l’issue de ce travail touffu, au ras des acteurs et de la ville, l’image du changement urbain postérieur à la Seconde Guerre mondiale n’a pas nécessairement gagné en clarté, et s’est au contraire complexifiée (…) » (p. 407). Le livre a cependant le mérite de resituer les débats complexes qui mettent en tension les notions relatives à la protection des abords des monuments, à l’intersection des politiques publiques, de l’organisation administrative et des mobilisations de terrain, tout cela sur un temps long.

On se permettra de suggérer que le lecteur aurait sans doute souhaité en apprendre davantage sur le rôle des ingénieurs des Ponts et Chaussées, placés de fait au cœur d’une « relation triangulaire » avec les architectes et le ministère de la Culture. Par ailleurs, on peut penser que les précisions méthodologiques auraient pu être allégées (ou placées en annexe), ce qui aurait facilité la lecture de cet ouvrage de près de 500 pages, issu d’une habilitation à diriger des recherches. Mais le livre apporte des informations approfondies sur les relations entre villes et monuments historiques, permet de mieux comprendre la place de l’architecture contemporaine dans les dynamiques urbaines et apporte un éclairage inédit sur l’émergence de la notion de patrimoine. Il nous invite, en définitive, à tirer les leçons d’un passé qui a été en partie occulté.

Car la question demeure : comment protéger les monuments historiques sans figer la ville ? Comment conserver les traits distinctifs d’un tissu urbain hérité du passé sans faire obstacle au progrès des sociétés ? Comment préserver les activités économiques dans les villes sans les livrer à la spéculation immobilière ? Comment accueillir des touristes curieux de découvrir le patrimoine sans transformer certains quartiers en décors vidés de toute substance ? Comment réutiliser des bâtiments précieux sans se contenter d’un fâcheux façadisme ou d’un pastiche grossier ? Comment faire droit à la création architecturale contemporaine sans bouleverser l’équilibre des centres urbains ? Comment préserver la diversité sociale tout en renforçant l’attractivité de certains quartiers ?

Des questions sans réponses, peut-être ? Mais des questions qui méritent d’être éclairées à la lumière de l’histoire, comme nous le propose Isabelle Backouche et – aurions-nous envie d’ajouter – à la lumière des expériences conduites à l’étranger, qu’il s’agisse du paysage, du patrimoine industriel ou encore des centres historiques. Il apparaîtrait alors que le souci de la qualité des constructions, la participation des habitants et le développement d’une culture visuelle ancrée dans l’histoire de l’art, de l’architecture et de l’urbanisme peuvent constituer des pistes à explorer. Cela suppose sans doute, comme le suggère l’auteure, de forger une vision globale de la ville « durable » (p. 413), alliant cohésion sociale, diversité culturelle, attractivité économique, fluidité des circulations et préoccupations environnementales : après tout, n’est-ce pas là – à rebours des politiques de laissez-faire, de déréglementation et de concurrence entre les territoires – le rôle du politique ?

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Pour citer cet article :

Jean-Michel Tobelem, « La protection du patrimoine et les mutations urbaines », Métropolitiques, 6 octobre 2014. URL : https://metropolitiques.eu/La-protection-du-patrimoine-et-les.html

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