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Henri Lefebvre à l’usage des architectes

Si Henri Lefebvre est bien connu pour avoir inventé le « droit à la ville », ses travaux sont peu mobilisés par les urbanistes et architectes. Łukasz Stanek expose les ambitions pratiques du travail de ce penseur à l’usage des chercheurs mais aussi des professionnels à la recherche de théorie.

En revisitant la pensée de celui qui représente, en France, l’un des derniers penseurs de l’urbain dans sa globalité (avant le recentrage scientifique massif de l’objet urbain sur le local et l’observable dans les années 1980), l’ouvrage de Łukasz Stanek amène à voir et à explorer une théorisation interdisciplinaire de l’urbain, formulée il y a plus de quarante ans par un des grands penseurs marxistes du XXe siècle. Il le fait à une époque où la division du travail, la spécialisation, et le découpage en disciplines rendent complexe, peut-être encore plus qu’hier, l’appréhension de la ville, à la fois dans le monde académique et dans celui des praticiens (architectes, etc.).

Dans le milieu de la littérature anglo-saxonne qui redécouvre la pensée du philosophe et sociologue Henri Lefebvre (1901‑1991), ou qui l’utilise pour élaborer une nouvelle théorie du capitalisme et de son espace (David Harvey, Edward Soja…), cet ouvrage apparaît comme une œuvre originale, véritable exégèse des écrits et des paroles de Lefebvre sur l’espace et l’architecture, flirtant parfois avec l’herméneutique. Tout ceci classerait plutôt cet ouvrage du côté de la littérature philosophique foisonnante sur l’espace (que l’on songe à la recrudescence des emprunts à Heidegger chez les architectes-théoriciens contemporains en France ou ailleurs), à ce bémol près que Stanek cherche plutôt à éloigner la figure du « Lefebvre philosophe » pour insister sur celle du « Lefebvre sociologue de terrain ». Contrairement à d’autres pensées philosophiques, celle de Lefebvre n’est que superficiellement connue dans les milieux de l’architecture – en tout cas en France. Parce qu’il comble cette lacune de la littérature architecturale, cet ouvrage arrive à point nommé pour le lecteur français. Il serait donc bien utile de le traduire.

Le point de vue d’un architecte sur Lefebvre

L’originalité du livre de Stanek réside dans son point de vue : il s’agit de l’ouvrage d’un architecte sur la pensée spatiale de Lefebvre. L’auteur fait partie du petit réseau international de spécialistes de Lefebvre, de ceux qui l’étudient et lui consacrent leurs recherches depuis de nombreuses années. Ainsi pourrait se résumer la légitimité de Stanek s’il s’agissait d’un manuel présentant la pensée de l’intellectuel marxiste. Mais il s’agit justement de tout sauf d’un manuel, contrairement à ce qu’indique le titre de l’ouvrage, un peu linéaire dans sa juxtaposition de termes (espace, architecture et recherche urbaine). C’est avant tout un ouvrage de recherche, avec une thèse que l’auteur s’attache à démontrer avec force arguments, théories et détails. Cette thèse, parfois répétée comme une litanie, consiste à démontrer qu’Henri Lefebvre n’est pas seulement un théoricien abstrait de l’espace, mais que sa pensée, en prise avec les débats architecturaux de son temps, découle de travaux empiriques et qu’elle pourrait avoir en retour une grande utilité pour la conception architecturale.

Pour appuyer son propos, Stanek n’a pas ménagé sa peine. Son ouvrage, divisé en quatre parties intitulées de façon assez hermétique « Henri Lefebvre », « Recherche », « Critique » et « Projet », foisonne d’interprétations stimulantes des écrits de l’auteur autant que de détails et d’anecdotes issues d’archives, d’interviews ou d’ouvrages de seconde main, certaines connues, d’autre moins. Il s’agit, en somme, d’une recherche très fouillée et érudite sur les rapports – personnels, intellectuels, engagés et philosophiques – de Lefebvre avec l’architecture, qui n’avance rien qui ne soit prouvé (notamment dans les cinquante pages de notes, sous formes de références bibliographiques, qui illustrent les affirmations de Stanek, auxquelles s’ajoutent à peu près autant de pages de bibliographie). Les sources de première et de seconde main sont toutefois souvent traitées sur le même plan et non remises en perspective, ce qui dénote parfois un manque de recul critique.

Le point de vue de Lefebvre sur les architectes et l’architecture

Stanek revient, de manière très factuelle et documentée, sur les liens personnels de Lefebvre avec les architectes et surtout sur ses travaux empiriques : de ceux de sociologie rurale sur les communautés pyrénéennes, qu’il effectue à partir des années 1940 au sein du Centre d’Études sociologiques du CNRS, à ceux menés sous son égide à l’Institut de sociologie urbaine (ISU) à partir des années 1960. Les travaux de sociologie urbaine de Lefebvre seraient ainsi doublement marqués par le contexte de l’urbanisme d’État et de la planification spatiale, et par une volonté de dialogue avec l’architecture. Ces travaux se situent de plus, pour reprendre Stanek, pendant une courte période charnière de l’architecture marquée par la mort de Le Corbusier en 1965 et par la transition postmoderne du milieu des années 1970. L’auteur tente ainsi de saisir la manière dont Lefebvre a appréhendé, à travers des études de terrain successives, le changement social en train de se faire. Il analyse la manière dont il revisite le marxisme en crise au moyen de la théorie spatiale et de la montée de la fameuse « nouvelle classe ouvrière », et avec laquelle il critique l’instrumentalisation de l’architecture. Stanek décrit ainsi le background architectural, politique et historique de la construction intellectuelle de ce sociologue et marxiste atypique.

Si l’on peut regretter que cette reconstruction de la pensée de Lefebvre sur l’espace se laisse parfois aller à ce qui ressemble à une juxtaposition de notes de lecture, on entre plus spécifiquement dans son contenu lorsque Stanek aborde, souvent sous la forme d’explication de texte, les études de l’ISU sur l’habitat pavillonnaire et sur les grands ensembles, leurs résultats, et l’influence qu’elles ont eue sur l’élaboration de la théorie de la production de l’espace chez Lefebvre (1974). Si l’on considère souvent Henri Raymond, Nicole Haumont, Antoine Haumont et quelques autres comme des disciples de Lefebvre, on n’insiste pas souvent sur leur influence sur sa pensée depuis les années 1960. À travers les travaux sur l’habitat, les critiques d’une certaine forme de modernité, de la société de consommation, et bien sûr de l’architecture du logement viennent nourrir la Critique de la vie quotidienne (1981, 1968b) que Lefebvre élabore depuis les années 1940. Stanek revient ainsi sur la critique de la théorie des besoins et de l’urbanisme fonctionnaliste, qui rejoint les thèses d’Herbert Marcuse ou de Jean Baudrillard, à la même époque…. en remarquant toutefois que ces critiques du logement venaient bien tardivement, puisqu’elles avaient déjà été élaborées par des architectes (au sein de Team 10 et chez Le Corbusier lui-même).

Un marxisme à l’épreuve des projets

Mais la théorie lefebvrienne de la production de l’espace provient autant de ces travaux empiriques sur le logement que de la philosophie marxiste. Stanek s’attache donc également à la « généalogie philosophique » de cette théorie, qui se proclame « théorie unitaire et transdisciplinaire de l’espace ». L’espace, tout comme le travail chez Marx, y est compris comme une « abstraction concrète », homogénéisé par le capitalisme d’après-guerre, en même temps que paradoxalement fragmenté et hiérarchisé. Les références assez convenues à Hegel et à Marx expliquent les ressorts de la théorie de la production de l’espace – perçu, conçu et vécu – inspirée en amont par les travaux de l’ISU sur l’habitat, ainsi que par l’expérience de Lefebvre à Mourenx (construction d’une ville nouvelle dès les années 1950, conçue selon les théories modernistes au milieu de la campagne béarnaise et sur laquelle Lefebvre a travaillé).

Dans la partie qui clôt l’ouvrage, intitulée « projet », Stanek entreprend justement de faire dialoguer la pensée lefebvrienne avec l’architecture, sans pourtant vouloir y « appliquer les concepts », mais en prenant l’architecture comme « ligne directrice de la lecture du projet de Lefebvre » (p. 168‑169). On voit ainsi Lefebvre dialoguer avec les écrits de Charles Fourier sur le projet de Phalanstère (1822, 1829), avec ceux de Ricardo Bofill sur la « ville dans l’espace » (1968) et avec le projet « New Babylon » du situationniste hollandais Constant Nieuwenhuys (Internationale situationniste 1959, 1960), que Lefebvre a d’ailleurs maintes fois cités ou commentés, et qui concrétisent une partie de ses concepts formulés antérieurement ou ultérieurement : la transformation et la désaliénation de la vie quotidienne, des rapports centre/périphérie, les relations entre les échelles socio/spatiales, le ludique et la différence, l’appropriation, etc. On s’étonnera de voir ici que tous ces projets sont des utopies, sans que l’espoir de Lefebvre de transformation du monde ne soit véritablement discuté. Car de la critique de la production de l’espace, on n’aboutit pas automatiquement à l’émancipation possible par l’espace, et comme il est rappelé ici, « la société ne peut être changée par l’architecture » (p. 245). L’ouvrage se termine sur le projet – non réalisé – auquel participa Lefebvre, avec les architectes Serge Renaudie et Pierre Guilbaud, pour le concours de la Nouvelle Belgrade dans les années 1980 et par l’annonce d’un manuscrit inédit de Lefebvre intitulé « Vers une architecture de la jouissance » [1].

Une théorie critique de l’architecture

Cette étude, concentrée sur les déterminants et les impacts de la théorie de la production de l’espace, sur ses tenants et ses enjeux, laisse de côté tout un pan de la pensée lefebvrienne qui ne concerne pas l’espace, et même une partie qui le concerne (quid du fameux « Droit à la ville » (1968) qui a fait couler beaucoup d’encre ces dernières années ?). Mais elle constitue un apport indéniable aux études lefebvriennes au niveau international et à la théorie architecturale, au moins en France. Elle amène à revisiter Lefebvre sous un jour nouveau et original, à partir d’un travail de lecture, de recherche et d’archive méticuleux et méthodique, apportant des détails, parfois inédits, sur la vie et l’œuvre du penseur marxiste, sur ses rencontres, ses influences, (ses dialogues avec Tafuri, le fait qu’il a « failli » réaliser sa thèse de sociologie rurale sous la direction de Maurice Halbwachs avant la déportation de celui-ci, etc.).

On pourra dire que cet ouvrage a les défauts de ses qualités : dense, débordant d’informations et de détails, il possède les caractéristiques du travail du chercheur qui veut tout dire sur son sujet. On pourra simplement regretter que des informations importantes soient reléguées au rang de détail. Les relations de Lefebvre avec la deuxième gauche française autogestionnaire dans les années 1970, avec le groupe éditant la revue Utopie, sont, par exemple, à peine mentionnées. Mais surtout, le manque de hiérarchie entre les informations ainsi que l’entrée presque abrupte dans la théorie gêneront sûrement le lecteur non coutumier de Lefebvre ou du contexte politique et intellectuel français des années 1960‑1970. D’où une regrettable impression de décontextualisation de la pensée spatiale lefebvrienne. Pour relativiser cette critique, répétons qu’il s’agit d’un ouvrage de recherche mu par une ambition pratique. Le but est, au-delà de Lefebvre, de contribuer à la théorie critique de la pratique architecturale à partir de la relecture d’un des plus grands penseurs de l’espace social du XXe siècle. À cet égard, il constitue un apport indispensable aux architectes à la recherche de théorie et de critique.

Bibliographie

  • Bofill, Ricardo et al. 1968. Hacia una Formalización de la Ciudad en el Espacio, Barcelona : Blume.
  • Fourier, Charles. 1822. Théorie de l’unité universelle, Paris.
  • Fourier, Charles. 1829. Le Nouveau monde industriel et sociétaire, Paris.
  • Internationale situationniste, n° 3 et n° 4, décembre 1959 et juin 1960.
  • Lefebvre, Henri. 1981. Critique de la vie quotidienne, tome 1 : Introduction [1947], tome 2 : Fondements d’une sociologie de la quotidienneté [1962], Paris : L’Arche.
  • Lefebvre, Henri. 1968. Le Droit à la ville, Paris : Seuil.
  • Lefebvre, Henri. 1968b. La Vie quotidienne dans le monde moderne, Paris : Gallimard.
  • Lefebvre, Henri. 1974. La Production de l’espace, Paris : Anthropos.

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En savoir plus

Stanek Łukasz. 2011. Henri Lefebvre on Space. Architecture, Urban Research, and the Production of Theory, Minneapolis : University of Minnesota Press, 369 p.

Pour citer cet article :

Grégory Busquet, « Henri Lefebvre à l’usage des architectes », Métropolitiques, 10 juillet 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Henri-Lefebvre-a-l-usage-des.html

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