Entretien réalisé par Olivier Chavanon et Jean-François Joye.
Que vous inspire la redécouverte des communs fonciers ancestraux, connus aussi sous le terme de « communaux » ?
J’ai accueilli avec joie et surprise, au fond, les informations sur ce système de communs fonciers, dont je pensais qu’il avait en grande partie disparu en France. Je sais l’importance que ces communs ont joué à une époque, puisque ma famille paternelle est originaire des Pyrénées centrales, d’une commune qui a une très grande superficie et qui est en partie constituée d’estives, de pâturages d’altitude qui étaient en commun. Dans mon enfance, je me souviens avoir vu les bergers revenir de ces pâturages d’altitude en septembre avec les troupeaux et les différents propriétaires venir récupérer leurs bêtes. Je savais donc que c’était quelque chose qui était encore en usage à l’époque, mais je n’imaginais pas que ces systèmes avaient encore une telle ampleur aujourd’hui et qu’ils représentaient toujours une telle superficie en France, malgré, semble-t-il, les tentatives de l’État pour les faire diminuer, puisqu’il les perçoit souvent comme des exceptions éventuellement dangereuses.
Dans les vidéos que nous avons réalisées en milieu rural, et que vous avez vues [1], vous avez pu constater que les personnes impliquées dans les communaux luttent pour défendre leurs propriétés et droits d’usage collectifs. Quel regard portez-vous sur le combat qu’elles mènent ?
Il me semble que ces luttes reflètent bien le contraste qui existe entre les deux définitions d’un intérêt commun que vous relevez dans vos écrits. Au fond, l’intérêt collectif est caractéristique des petits territoires, des gens qui forment société à une échelle locale, qui ont des attachements à des lieux, des intérêts communs liés évidemment à ces lieux. Alors que l’intérêt général est une notion plus philosophique, plus juridique, plus abstraite, qui définit ce que le pouvoir souverain considère comme étant la chose à défendre dans les intérêts d’une collectivité définie à l’échelle de la Nation. Et il me semble qu’il y a une opposition, voire un conflit entre ces deux conceptions de l’intérêt. Il est nécessaire d’arriver à concilier l’intérêt collectif et l’intérêt général, ou plus exactement à mieux définir l’intérêt général comme étant peut-être une forme de coalition d’intérêts collectifs. Parce que l’intérêt général, au sens de la défense du droit de propriété, de la défense de l’état de sécurité dans lequel les citoyens peuvent aspirer à se trouver, renvoie à certains éléments du Welfare State, c’est-à-dire à des filets de sécurité pour empêcher de tomber dans la misère… Ces choses-là, bien sûr, sont importantes et ce sont des acquis qui se sont constitués tout au long du développement de l’histoire républicaine en France. Mais en même temps, ces intérêts collectifs ont ceci d’intéressant qu’ils sont liés à des communautés d’appartenance, à des gens qui s’identifient à des lieux ; et qui sont de ce fait extrêmement puissants, parce que ce sont des liens qui se tissent au fil du temps entre des individus et des familles. Et ce contraste, au fond, est pour moi tout à fait indicatif d’un problème, par exemple, qui s’est posé en Amérique latine avec ce qu’on a appelé les révolutions bolivariennes, c’est-à-dire les luttes pour l’indépendance des différents pays latino-américains et qui se sont substituées à un système dont on ne peut pas dire qu’il était franchement féodal. C’était un système fondé sur l’exploitation de la main-d’œuvre autochtone par des colons venus de la métropole et qui sont devenus ensuite des élites créoles. Mais ce système avait conservé des droits communautaires importants concédés aux populations autochtones. Les révolutions bolivariennes étaient fondées sur la philosophie des Lumières, c’est-à-dire sur l’individualisme, sur le fait que le seul élément légitime pour constituer l’État, c’est le collectif des citoyens, le collectif des individus formant la Nation. Ce système a abouti à la destruction ou au démantèlement de toutes les formes de propriétés communautaires qui existaient auparavant. En a résulté une injustice profonde, puisque les populations autochtones se sont trouvées complètement dépossédées – elles l’étaient déjà en partie par la spoliation coloniale, on leur a donc privé du peu qui leur restait en matière de biens et de droits fonciers. Cet exemple de l’Amérique latine est une belle illustration du conflit qui peut exister entre cet intérêt collectif et un intérêt général.
Êtes-vous étonné du fait que nous puissions parler de « colonisation juridique » à propos de territoires situés en Europe, et plus singulièrement en France ?
Je pense que ce phénomène que j’évoquais à propos de l’Amérique latine s’est passé en Europe, et notamment en France, plus tôt. Les révolutions ont été exportées vers l’Amérique latine et ont abouti à la spoliation territoriale des communautés locales avec le même processus, qui a été amplifié, au fond. C’est un paradoxe que le grignotage progressif des communs. Il a commencé en Europe avec le mouvement des enclosures au Royaume-Uni, puis s’est développé et intensifié à partir du XVIᵉ siècle, à la fois au Royaume-Uni et dans le reste de l’Europe. Il était le fait, dans un premier temps, de potentats locaux, d’aristocrates, etc., qui en clôturant des biens communaux, des pâtures en particulier, avaient privé les populations locales de capacité d’exercer leur droit sur les ressources communes. « Les moutons mangeaient les hommes », comme le disait Thomas More dans son ouvrage L’Utopie, paru en 1516 (More 2012). Ce processus s’est poursuivi, même après la phase d’accumulation primitive du capital qui a rendu le capitalisme possible à partir de la fin du XVIIIᵉ et du début du XIXᵉ siècle, et s’est perpétué par l’intermédiaire de l’État. Je vois un exemple particulièrement net en France dans l’adjudication des communaux des Landes sous Napoléon III, qui a dépossédé les communautés locales des terrains de pâture des zones humides où pâturaient leurs moutons, pour qu’on les transforme, sous le prétexte de l’hygiénisme ou de l’assainissement, en forêts de monoculture, avec adjudication au plus offrant – ce qui a généré des phénomènes d’enrichissement. Ce ne sont pas les membres des communautés locales qui ont pu acheter ces parcelles pour les peupler en pins afin de récolter de la résine. Ce sont évidemment de grands capitalistes, des urbains de Bordeaux, de Paris qui ont investi leur fortune. Donc l’État, celui de Napoléon III, dont on ne peut pas dire qu’il était particulièrement obsédé par la redistribution des richesses, a pris la place de ce mouvement sauvage de l’accaparement des communs qui avait débuté bien auparavant et l’a, d’une certaine façon, parachevé. Et l’on peut dire sans doute que ce phénomène d’accaparement continue à l’heure actuelle. Je vois dans la politique de soutien que l’État apporte à la création de réserves d’eau pour l’irrigation dans l’ouest de la France (les méga bassines) un prolongement de ce dispositif, puisque ces réserves d’eau sont montées à l’initiative de petits syndicats de propriétaires exploitants au détriment de la population en général. L’eau, c’est quand même un bien commun. Les nappes phréatiques sont un bien commun et pomper dans les nappes phréatiques pour alimenter ces réserves destinées à l’irrigation, c’est aller à l’encontre du bien commun.
Donc, c’est un mouvement qui n’a pas cessé. On a reproché aux communs des choses absurdes, en particulier, il faut peut-être le rappeler, à la suite d’un article fameux de Garrett Hardin paru en 1968 « The Tragedy of the Commons » (Hardin 1968). Il a exercé une grande influence, désastreuse à mon sens. Hardin était un écologue et à ce titre préoccupé par la surexploitation des ressources. Il était aussi très malthusien dans ses perspectives. Dans cet article, il imagine une fable d’un pré utilisé en commun par des petits propriétaires et qui, chacun essayant de maximiser son usage, va faire paître ses bêtes de telle façon que la ressource va être non seulement épuisée, mais détruite par le surpâturage. Or, une telle situation est complètement imaginaire. C’est une fable, ça n’existe pas, puisque ce qui est caractéristique des communs, et vous le savez mieux que moi puisque c’est le cœur de votre recherche, c’est précisément qu’il y a toujours des règles d’usage. C’est ce qu’Elinor Ostrom a montré dans ses publications ultérieures et qui lui ont valu le prix Nobel d’économie (Ostrom 1990). Mais c’est aussi quelque chose dont les anthropologues sont parfaitement conscients, puisque dans beaucoup des régions du monde où ils travaillent, les ressources sont des communs, elles sont exploitées en commun. Il y a toujours des règles explicites qui permettent le contrôle de ces usages de façon que la ressource ne soit pas épuisée. Autrement dit, la surexploitation que Hardin imputait à ces petits paysans propriétaires, c’est en fait la surproduction, la surexploitation du capitalisme. Il s’est trompé d’ennemi. D’une certaine façon, c’est le capitalisme qui utilise les ressources jusqu’à leur épuisement et sans se préoccuper de leur renouvellement, et qui aboutit à la situation catastrophique que nous connaissons à présent.
Les États sont confrontés à d’énormes défis socio-écologiques mais peinent à reconnaître l’envie d’agir des communiers. Comment voyez-vous cette contradiction ?
C’est une évidence que l’État providence s’effrite après une grande période qui était celle de l’après-guerre. Les États-Unis, où l’État providence avait précédé au fond ce qui s’était passé en Europe avec le New Deal, et ensuite après la guerre avec différentes politiques de Welfare qui ont été menées par les nations européennes. Cette période semble effectivement avoir pris fin. Les États se sont de plus en plus posés comme des arbitres dans les transactions du marché plutôt que comme des protecteurs des populations. Et le résultat de cela c’est évidemment la réticence à intervenir dans la protection des populations, notamment lorsque ces populations réclament pour elles-mêmes le droit à contrôler des ressources indépendamment de la puissance publique et des grandes firmes qui possèdent l’essentiel de la richesse des pays.
Je vois plutôt un motif d’espoir dans le fait que ces populations qui défendent les communs fonciers se battent pour maintenir leurs droits à les utiliser. Encore une fois, l’utilisation des communs, ce n’est pas à l’exclusion d’autrui ; c’est le droit de décider pour soi-même des usages que les membres d’un collectif estiment les plus appropriées au territoire dont ils ont la charge. Je suis de ce point de vue-là effaré, et le terme est faible, par le fait que lorsque l’État entreprend des procédures d’expropriation pour permettre des grands travaux – les exemples sont nombreux qui viennent à l’esprit – elles sont précédées par des enquêtes d’utilité publique. Par ces enquêtes, en règle générale, les populations locales s’expriment sans barguigner, et de façon on ne peut plus nette, contre la plupart de ces projets. Or, la plupart du temps, les enquêtes d’utilité publique sont conclues de façon positive à l’engagement de l’expropriation ou des grands travaux. J’ai été choqué par ce contraste. Il y a là quelque chose d’absolument insupportable pour les populations locales et qui ne peut que les inciter à se défendre, parfois de façon vigoureuse, contre les atteintes à leur autonomie. Il y a d’énormes problèmes dans les rapports entre les populations locales et l’État comme médiateur des intérêts privés de grandes firmes en ce qui concerne ce genre de questions. On voit que le droit en tant que tel a beaucoup de mal à résoudre cela. J’ai regardé un peu comment cela fonctionnait et j’ai été très frappé de voir que l’arbitraire le plus complet règne dans ce domaine. N’importe qui peut être un enquêteur public. Il suffit de se déclarer à la préfecture et donc les compétences, à l’évidence, ne sont pas là. Les possibilités, aussi, d’être soumis à des pressions et d’y céder sont, je pense, assez grandes. Il y a un problème fondamental d’équité et de justice publiques qui se pose et on peut comprendre, au fond, que les collectifs cherchant à défendre les communs se voient parfois démunis face à l’iniquité des procédures auxquelles ils doivent faire face et qu’ils peuvent quelquefois répondre avec rugosité aux tentatives de spoliation auxquelles ils sont soumis.
Ce système d’un État un peu surplombant, et parfois autoritaire, comme vous le soulignez, a-t-il vécu ? Est-il à bout de souffle ?
Je vois ce système avec le recul de l’anthropologue, qui est familier par expérience personnelle et par ses lectures avec des sociétés sans État. J’ai vécu dans une société sans État pendant plusieurs années et ce ne sont pas des sociétés dépourvues de problèmes, je suis parfaitement prêt à l’admettre. Le fait qu’il n’y ait pas d’instance qui permette de résoudre les conflits ne rend pas toujours la vie quotidienne facile, mais cela dit ce sont des sociétés où il semble qu’il est moins malaisé de faire valoir ses droits, alors même que la notion de droit y est relativement abstraite. Mais on peut faire valoir, en tout cas, ses intérêts de façon plus nette et argumentée. Est-ce que l’on peut parler de droit dans un système non étatique ? C’est une question que l’on peut se poser. Le droit n’est-il pas intimement lié à l’exercice, au monopole de la puissance publique par l’État ? Donc, sans me faire l’apologue, bien sûr, d’un retour à des sociétés sans État, je pense que l’État est irréversible, mais pas irréversible sous sa forme actuelle. C’est-à-dire qu’il est probablement réformable. On peut envisager des formes de fédéralisme, de collectifs locaux, par exemple, dans lesquels il y ait une démocratie de base. Certaines régions du monde, à l’heure actuelle, fonctionnent comme cela. Je pense aux Caracoles du Chiapas, au Mexique, je pense au Rojava au Kurdistan occidental, par exemple, ce que l’on a appelé le communalisme. Ce sont des formes alternatives mais qui supposent effectivement une mobilisation importante des collectifs locaux pour faire valoir leurs intérêts sans que ces intérêts n’empiètent sur ceux de leurs voisins.
Confier l’équilibre des intérêts à l’État, c’est rendre toujours possible le fait qu’on soit soi-même dépossédé de ces intérêts par l’État, soit parce qu’il y a une raison supérieure de l’État, soit parce que l’État aura tendance à privilégier les intérêts du capital sur ceux des particuliers, pour dire les choses franchement. L’histoire de l’humanité montre que d’autres systèmes sont possibles et qu’on peut inventer d’autres formes de collaborations entre des collectifs qui ne soient pas fondées sur la prééminence de l’intérêt général abstraitement défini par les détenteurs du pouvoir étatique.
Bibliographie
- Hardin, G. 1968. « The Tragedy of the Commons », Science, vol. 162, p. 1234-1244.
- More, T. 2012. L’Utopie, Folio, Poche, éd. G. Navaud, 2012.
- Ostrom, E. 1990. Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge : Cambridge University Press.