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Une France commune

Sous le titre « La France de Raymond Depardon » une exposition à la Bibliothèque nationale de France et un livre, dans des formes complémentaires et jamais redondantes, dressent le portrait d’une France méconnue où se joue la friction entre l’urbain et le rural. Plus qu’un simple témoignage, la France de Raymond Depardon fait œuvre.

Recensé : Depardon, Raymond. 2010. La France de Raymond Depardon, Exposition à la Bibliothèque nationale de France (site François Mitterrand), Grande galerie, du 30 septembre 2010 au 9 janvier 2011.
Depardon, Raymond. 2010. La France de Raymond Depardon, livre publié à l’occasion de l’exposition, Paris : BNF /Le Seuil.

« Démarche folle et personnelle » [1], dit Raymond Depardon [2] à l’égard du projet qu’il se donne en 2004 de parcourir, seul, la France, celle peu photographiée des sous-préfectures. Aucune commande ni cahier des charges préalables : il lui faut élaborer son dispositif et sa méthode. Il choisit de travailler dans la tradition photographique documentaire à la chambre (en 20x25, grand format permettant d’égaliser la surface et les lumières), avec une pose longue (1s, afin d’enregistrer les détails des différents plans) et en couleur (pour évacuer toute propension à la nostalgie).

Le regard élargi

Ce qui est présenté dans la grande galerie de la BNF n’est pas seulement une série de photographies mais une installation. Raymond Depardon a choisi de placer au centre de l’espace une sorte de morceau de route bitumée qui sert de promontoire, et organise le regard panoramique, continu mais non linéaire. La mise à distance efface les détails au profit d’une esthétique qui renvoie au souci d’objectivité de la démarche documentaire. Il faut alors quitter la route et venir plus près stationner devant chaque tirage (36 tirages argentiques couleurs au total – 300 photographies dans le livre).
C’est de là qu’on atteint les détails, le lisible. L’attention se focalise, le regard se précise et nous faisons l’expérience d’un espace spécifiquement photographique, plus vaste en largeur de champ que celui auquel donne accès la vision naturelle, et dont la profondeur se transforme en surface unifiée. Depardon dit parfois qu’il fait des photos que tout le monde pourrait faire. Nous ne pouvons que constater le contraire. Ses photographies sont extraordinairement construites : elles donnent à voir de manière choisie et elles obligent physiquement le regard. Elles sont ce que nous ne pouvons pas voir.

L’espace du temps

Si l’exposition et le livre s’ouvrent, comme un lever de rideau, sur une photographie qui fait tableau (les rencontres internationales du Cerf-volant, semble-t-il, sur la plage de Berck) un peu à la manière de la célèbre composition de Kandinsky, Le bleu du ciel, image légère, ouverte et joyeuse, parsemée de petits groupes de familles, c’est une France avant tout rurale, qui est donnée à voir, où l’on croise peu de visages. Eléments récurrents de ces compositions monumentales (200x165 cm) et affûtées : au premier plan, le bitume, souvent une route, qui vient délimiter un espace de trottoir réduit voire absent, des bâtiments, des enseignes et des mots qui sont comme autant de signes à déchiffrer. La plupart de ces images font bel et bien appel à la lisibilité tant la précision est grande et l’espace empli de mots (panneaux signalétiques, noms des rues, enseignes des magasins, affiches, etc.). C’est par les mots, et non par les individus le plus souvent absents, que l’espace se charge d’histoire et se structure à partir de ce qui en persiste encore ou a définitivement disparu. L’espace apparaît comme une concrétion de l’histoire. C’est une des forces de la photographie en général que de montrer l’espace pour désigner le temps.

La quiétude des contradictions

La photographie de Raymond Depardon est documentaire, elle enregistre et archive des moments qui semblent en arrêt et qui pourtant renvoient à des mutations continuelles, parfois désordonnées voire incohérentes de l’espace de vie. La photographie du « Relais du Vivarais » (Lamastre, Ardèche) est édifiante : à l’emplacement d’un panneau de stop, un vieux relais de poste, peu à peu transformé en station de taxi, a installé un poste à essence sur un résidu de trottoir. Au sortir du stop, en plein tournant, un snack bar « Au bon coin », est désormais fermé, grillagé. Tandis que plusieurs siècles d’histoire s’affichent et s’interpénètrent, la présence du contemporain réside davantage dans l’organisation des voies de circulation.
L’espace de vie sédimente ses contradictions dans une tranquillité apparente. La mise aux normes de l’espace souvent forcée (sa modernisation) et quelquefois décorative (cœur de bourg aux pavements parfaitement dessinés) vient bousculer des usages déjà anciens (commerces aux fonctions multiples comme un tabac-presse-épicerie), conséquence des déplacements des centres d’activité et de production, des changements de population, des désaffections et des réaffectations continuelles de l’espace. L’espace s’est bricolé, produisant ses propres incongruités et ses incohérences. C’est de cela que notre regard s’amuse aussi. Car cette démarche descriptive, que l’on pourrait juger pleine de la froideur du constat, ménage toujours un point d’ironie doux et bienveillant. Raymond Depardon aime sans doute les clins d’œil, tels ceux qu’il lance encore adroitement à la photographie documentaire américaine des années 1930 à 1950 (Walker Evans, Dorothea Lange, Wright Morris, John Vachon pour ne citer qu’eux) qui, images fantômes, forment des modèles mis à l’épreuve de la France d’aujourd’hui.
C’est d’ailleurs sans doute là que réside l’une des forces exceptionnelles de cette France par Depardon quand l’histoire immédiate d’un territoire rencontre, en surimpression, l’histoire d’une démarche photographique.

Un projet artistique

Raymond Depardon le dit : « J’ai pris le risque de déplaire à ceux qui ne reconnaîtront pas leur France et de réjouir ceux qui apprécient une perception intuitive, irréductible à une définition figée de l’identité française ». Le projet déterminé et exigeant de Raymond Depardon qui l’amène à parcourir pendant six ans les départements de la France dans son « fourgon » aménagé (sa « capsule orbitale ») allant « d’un parking de supermarché à une place de village », pour tenter de « dégager une unité : celle de notre histoire commune », part autant d’un ancrage affectif que d’une détermination politique. Tout une section de l’exposition documente ce projet et le travail de Depardon. Montrer la manière dont sont nées ces images, sur quoi et comment elles trouvent leurs fondements [3] , enrichit leur appréhension et les qualifie sans équivoque : ces images sont un aboutissement d’une démarche artistique ; elles n’appartiennent pas à la famille des images du reportage qui survalorisent les faits, elles ouvrent au questionnement, provoquent l’émotion et révèlent cette France banale que nous connaissons si bien mais que nous ne voyons pas.

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En savoir plus

* Le site de Raymond Depardon : http://www.palmeraieetdesert.fr

* Informations sur l’exposition à la B.N.F. :
http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_...

* Film commenté par Raymond Depardon : http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_...

Pour citer cet article :

Élisabeth Milon, « Une France commune », Métropolitiques, 17 décembre 2010. URL : https://metropolitiques.eu/Une-France-commune.html

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