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Repenser les politiques du logement à l’aune des nouvelles formes de sans-abrisme

Comment rendre plus sociales les politiques du logement ? Dans un ouvrage récent, le sociologue italien Antonio Tosi plaide pour la création d’un système d’aide au logement intégré, alliant politiques généralistes et politiques ciblées pour répondre aux besoins des différentes composantes de la demande en logement.
Recensé : Antonio Tosi, Le case dei poveri. È ancora possibilie pensare un welfare abitativo ?, Sesto San Giovanni, Mimesis Edizioni, 2017, 182 p.

Alors que le modèle néolibéral ne cesse de s’affirmer en Europe, entraînant des changements conséquents sur l’intervention de l’État dans les politiques du logement et les politiques sociales, le sociologue italien Antonio Tosi interroge dans son dernier ouvrage la portée sociale [1] des politiques du logement dans différents pays d’Europe occidentale (France, Italie, Belgique…) et l’efficacité des politiques dites ad hoc ou spécialisées, qui ciblent des situations de pauvreté élevée ou de marginalisation sociale. L’auteur analyse les carences programmatiques des politiques généralistes qui ont conduit à l’émergence de ces politiques ad hoc, souvent catégorielles et visant des situations ou des publics spécifiques. Il imagine un système social d’aide au logement au sein duquel ces mesures pourraient être intégrées et compléter l’offre des politiques généralistes, notamment pour des publics particuliers comme les migrant·e·s [2] récent·e·s. L’ouvrage pose ce faisant les jalons d’une nouvelle approche des politiques du logement, qui prend racine dans l’approche welfariste [3], mais s’ouvre à l’innovation politique en termes d’acteurs et de programmes (partenariats public-privé, intégration du tiers-secteur, programmes alliant des solutions de court et de long terme).

Retour sur la portée sociale des politiques du logement

Partant du constat que dans différents pays d’Europe occidentale les politiques du logement – y compris les politiques du logement social – ont privilégié de manière constante les composantes « intermédiaires » de la demande, au détriment de ses composantes pauvres ou marginales [4], l’ouvrage interroge la possibilité de rendre plus sociales les politiques du logement. Par « plus sociales », l’auteur entend ici des politiques plus efficaces et plus égalitaires, qui doivent avoir une portée sociale, autant pour la demande « intermédiaire » que pour les plus pauvres et les plus vulnérables. Il s’agit ainsi de faire sortir les plus démunis de leur condition historique de laissés-pour-compte des politiques publiques, et de viser l’éradication de la pauvreté en matière de logement, qu’Antonio Tosi distingue en tant que forme de « pauvreté spécifique », irréductible à la « pauvreté monétaire » (p. 12). L’amélioration des politiques du logement implique de prendre en compte les différentes formes de la pauvreté en matière de logement mais aussi les nouveaux publics, les nouvelles trajectoires qui composent la demande (notamment les demandeurs d’asile, et particulièrement les jeunes majeurs). Tout comme ceux qui étaient appelés les « travailleurs migrants » dans les années 1980, ces populations sont pour l’heure reléguées aux lisières des villes, voire en l’absence de solution adéquate au sein de bidonvilles et d’espaces autoconstruits.

Pour aller plus loin, l’auteur analyse les apports et les défaillances des politiques ad hoc pour les populations en grande difficulté, qui créent souvent des statuts juridiques et administratifs extraordinaires et des mesures temporaires. L’auteur qualifie de « très sociales » les politiques dédiées aux personnes accumulant pauvreté financière et précarité résidentielle, et/ou marginalisation sociale. Par marginalisation sociale, A. Tosi désigne le processus d’éloignement voire d’exclusion de certains ménages, du fait de leur inadéquation à des catégories et des modèles d’intervention sociale rigides : lorsque leur trajectoire, leur statut administratif ou leur situation économique ne correspondent pas aux catégories et critères administratifs permettant de bénéficier des politiques du logement. Les pouvoirs publics mettent alors en place des politiques ad hoc « très-sociales » qui émergent pour pallier le processus qualifié par l’auteur de marginalisation « socio-abitative [5] ». Souvent, notamment en France et en Italie, ce type de politiques s’incarne dans un système d’hébergement intégrant un accompagnement socio-administratif, voire psychologique. C’est le cas des politiques « Un chez soi d’abord », inspirés des politiques anglo-saxonnes « Housing First ».

Ces politiques présentent le double risque d’un abaissement de la qualité de l’offre au travers de programmes ayant une faible valeur en termes de logement (habitat temporaire, gestion de court terme) et d’une réduction catégorielle du droit au logement, par la mise en place de solutions ciblées. La construction et la légitimation de ces catégories peuvent en effet être questionnées, par exemple dans le cas des centres destinés aux demandeurs d’asile dublinés [6]. Il est donc nécessaire de permettre que ces mesures ad hoc complètent et renforcent les politiques du logement social traditionnelles, sans pour autant les remplacer et sans retrancher l’État social sur les dispositifs assistantiels.

À travers différents cas d’étude, et sur la base d’exemples de politiques telles que la loi Besson (L. 90 du 31 mai 1990) « visant à la mise en œuvre du droit au logement », l’auteur démontre qu’il est possible de créer un système social d’aide au logement intégré, alliant politiques traditionnelles et politiques ad hoc, afin de répondre aux besoins des différentes composantes de la demande en logement, y compris les plus pauvres. En effet, depuis quelques années, en France, et notamment depuis la loi relative à la Solidarité et au renouvellement urbain (SRU) du 13 décembre 2000, les ménages les plus modestes ont été éloignés du logement social du fait de l’injonction politique à la « mixité sociale » (Desage 2016).

Zoom sur le cas des migrant·e·s : un « sans-abrisme déguisé »

Afin de comprendre les évolutions et les perspectives possibles des politiques du logement, il faut prendre en compte la diversité des expériences de la pauvreté en matière de logement. Pour cela, Tosi analyse deux cas significatifs des problématiques contemporaines : celui des sans-abri et celui des migrant·e·s, en prenant pour référence le contexte italien.

La résonance publique de la question du sans-abrisme et l’abondance de travaux académiques à ce sujet ont contribué à une certaine innovation des politiques publiques, dont il faut néanmoins évaluer la portée et les résultats (Francq 2004). Le cas de l’accès au logement des migrant·e·s connaît quant à lui des évolutions importantes du fait des nouveaux flux qui influencent les pratiques d’accueil. Ces derniers donnent lieu à des dispositifs de plus en plus catégoriels et de court terme, et intègrent des acteurs toujours plus nombreux dans un système de gouvernance complexe et multiscalaire (Campomori 2016).

L’accès au logement des migrant·e·s est depuis longtemps une problématique importante d’action publique dans les différents pays européens, largement étudiée par la recherche française (Allal et al. 1977 ; Bernardot 2005, Blanc-Chaléard 2006) dès les années 1960, et par la recherche italienne (Agustoni 2007, Ponzo 2010, Tosi 2010) dès les années 1980. Ces recherches ont mis en évidence un accès au logement complexe des migrant·e·s : en France et en Italie, on observe des discriminations importantes sur le marché locatif et donc souvent le recours aux segments « non réglementés » des marchés. Elles ont également montré une mauvaise qualité et/ou une mauvaise gestion des logements par les entités responsables, qui entraînent des situations de mal-logement dans des locaux insalubres (Hmed 2007). De plus, les logements auxquels ont accès les migrant·e·s se trouvent souvent dans des quartiers déjà défavorisés, voire dans des ensembles de logements informels ou illégaux (Agustoni 2007, Ponzo 2010, Tosi 2010). Tosi rappelle en outre que les migrant·e·s, à certains moments de leurs parcours, sont également confrontés à des situations d’exclusion réelle du logement et de « sans-abrisme déguisé » (p. 143) : l’hospitalité gratuite, les hôtels, le logement sur le lieu de travail, ou l’itinérance. Dans certains cas, ces difficultés se pérennisent et engendrent des situations de mal-logement et de vulnérabilité résidentielle à long terme.

Les changements récents dans la nature des flux migratoires en Europe n’ont fait que renforcer les problèmes d’accès au logement et de vulnérabilité résidentielle. Bien que leur importance soit moindre, avec 140 444 arrivées enregistrées en 2018 [7] contre 168 258 en 2017, les discours et les pratiques d’accueil s’inscrivent dans le registre de l’urgence et de la crise. Il s’agit de flux mixtes, mêlant exils politiques, économiques ou climatiques. Selon Tosi, ces nouveaux flux sont à la fois la cause et la conséquence d’un changement des procédures d’acquisition des titres de séjour en France et en Italie. La régularisation des personnes migrantes sur ces territoires passe de plus en plus par des procédures d’asile ou de protection dite « humanitaire » dans le cas italien, tandis que les permis attribués pour des raisons professionnelles et de regroupement familial diminuent. Dans le même temps, les migrants en quête d’opportunités économiques continuent d’arriver, bien que dans une proportion limitée et avec des difficultés d’entrée bien plus grandes.

La transformation des flux s’accompagne de nouveaux risques de marginalisation et de vulnérabilités résidentielles dues aux histoires et aux trajectoires d’exil des individus, mais aussi et surtout aux changements et à la rigidification des modèles d’accueil et des dispositifs d’hébergement mis en place dans les pays européens (Babels 2017). Tosi souligne l’existence de nouvelles composantes des flux migratoires qui peuvent s’avérer particulièrement problématiques : des personnes qui partent sans un véritable « projet migratoire » (De Gourcy 2013), mais aussi de nouveaux migrants « transitoires », sans projet de stabilisation – par contraste avec l’ancienne migration de main-d’œuvre qui avait tendance à se stabiliser davantage, même si cette dernière n’avait pas toujours de projet d’installation conçu dès le départ (Sayad 1999). Ces personnes disposent parfois de peu de ressources (économiques, sociales et/ou culturelles), et peuvent être plus difficiles à intégrer dans les dispositifs d’accueil institutionnel lorsqu’elles ne parlent pas du tout la langue, ou lorsqu’elles ne souhaitent pas se stabiliser dans le pays mais seulement y séjourner transitoirement pour économiser puis se rendre dans un autre pays.

En somme, les impasses dans l’accès au logement observées pour les premières vagues migratoires sont de nouveau observables pour les migrant·e·s récent·e·s et semblent intensifiées par la nature des nouveaux flux, mais aussi et surtout par la perception et les réponses des politiques à leur égard. Le mal-logement, voire l’exclusion du logement continuent de structurer la question de l’immigration et l’on observe d’importantes périodes de sans-abrisme et de vie dans les campements informels. Le changement dans la nature et les voies d’acquisition des titres de séjour engendrent de plus en plus de situations de clandestinité et donc de conditions irrégulières de logement et de travail, qui entravent l’intégration des nouveaux arrivés.

La réponse institutionnelle et les politiques du logement développées pour les migrant·e·s réinventent de nouvelles formes de « logement contraint » (Bernardot 2005) en changeant les sigles des dispositifs d’hébergement et des associations gestionnaires, tout en conservant exactement le même type de programmation et les mêmes modes de gestion.

Intégrer les nouveaux acteurs du logement sans déresponsabiliser l’État

Cet ouvrage ne se contente pas d’un constat pessimiste et envisage aussi des perspectives de réinvention et d’amélioration du système social d’aide au logement. Il s’agirait notamment d’intégrer de nouveaux acteurs du logement tout en réaffirmant la responsabilité de l’État dans la régulation et la coordination de ce système. Comme Antonio Tosi l’indique pour finir, la recherche gagnerait à analyser le rôle et le pouvoir d’initiative et d’innovation du tiers-secteur et des initiatives citoyennes dans la constitution d’un nouveau système plus égalitaire, en s’intéressant notamment aux solutions de logement offertes aux immigrant·e·s par les collectifs citoyens.

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Pour citer cet article :

Éléonore Bully, «  Repenser les politiques du logement à l’aune des nouvelles formes de sans-abrisme », Métropolitiques, 6 mai 2019. URL : https://metropolitiques.eu/Repenser-les-politiques-du-logement-a-l-aune-des-nouvelles-formes-de-sans.html

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