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Quand la finance déloge les habitants des métropoles

Comment la financiarisation de l’économie affecte-t-elle les espaces urbains ? Push, documentaire réalisé en 2019 par Fredrik Gertten, dévoile les modalités et les conséquences de la financiarisation du logement à travers le monde et met en perspective les acteurs qui contribuent à faire du logement un « actif » financier et ceux qui tentent de contrer cette transformation.
Recensé : Push. Chassés des villes, documentaire de Fredrik Gertten, 2019, 90 mn.
Visible jusqu’au 3 mai 2020 sur le site d’Arte.

Dossier : Les villes à l’ère de la financiarisation

Dans son documentaire Push (2019), Fredrik Gertten cherche à comprendre l’évolution du peuplement des villes globales, qu’il relie aux transformations du capitalisme en cours depuis les années 1980, aboutissant à faire du logement un actif financier [1]. En enquêtant sur un des aspects centraux du capitalisme urbain, ce documentaire s’inscrit au croisement de ses œuvres précédentes sur le lobbying agroalimentaire en République dominicaine (Bananas ! en 2009, puis Big Boys Gone Bananas ! en 2011), et sur les luttes entre automobilistes et cyclistes pour la planification et l’usage des espaces publics des villes (Bikes versus Cars, 2016). Il a d’abord été diffusé au sein du mouvement HLM, dans le contexte des débats sur la loi ELAN considérée par certains comme le premier acte d’un possible scénario de « financiarisation » du secteur (Gimat et Halbert 2018). Grâce à sa diffusion sur ARTE, il est désormais accessible à un large public [2].

Le documentaire s’intéresse au push, c’est-à-dire au processus d’exclusion des classes populaires, et désormais moyennes, des centres urbains des grandes métropoles, causé par le mécanisme de la hausse des prix de l’immobilier. Il défend l’idée que la financiarisation est responsable des difficultés d’une part croissante de ces populations à se loger dans les villes globales ; et qu’il s’agit d’un « problème bien plus fondamental » que celui de la gentrification, concept habituellement mobilisé pour expliquer la diminution de la part des classes populaires dans les centres urbains. À travers cette enquête, Push apporte trois éclairages complémentaires sur un processus majeur affectant nos espaces et sociétés urbaines.

Dévoiler la financiarisation du logement pour mieux la contrer

Le documentaire suit la rapporteure spéciale de l’Organisation des nations unies (ONU) sur le logement convenable, Leilani Farha (figure 1), dans une enquête qu’elle mène aux quatre coins du monde. Nous rencontrons ainsi les habitant·e·s de villes d’Amérique du Nord (New York, Toronto), d’Europe (Barcelone, Berlin, Londres, Uppsala), d’Asie (Séoul) et d’Amérique latine (Valparaiso), qui font face à des augmentations de loyer, des menaces ou procédures d’expulsion et à la transformation de leur cadre de vie. Plusieurs experts participent également, comme la sociologue Saskia Sassen, l’économiste Joseph Stiglitz, ou l’écrivain Roberto Saviano. Enfin, cette enquête nous conduit aussi auprès de quelques responsables politiques locaux.

Figure 1. Leilani Farha rencontre des habitants de Barcelone

© Janice d’Avila.

L’analyse s’appuie principalement sur le cas de Blackstone, la plus grande société de gestion d’actifs immobiliers dont la valeur du portefeuille s’élève à plus de 200 milliards d’euros [3]. À partir de 2012, Blackstone a racheté des dizaines de milliers de logements auprès des banques et autres institutions financières, devenues propriétaires suite aux expulsions de ménages qui ne pouvaient pas rembourser leurs prêts (Fields 2018). Parallèlement, la société a acquis d’autres logements abordables ou sociaux, soit auprès de pouvoirs publics comme en Suède, soit auprès d’autres propriétaires privés comme pour le quartier de Stuyvesant Town à New York. À chaque fois, la stratégie est caractéristique des fonds spéculatifs : acheter des « actifs » à bas coût et chercher à en extraire de la valeur, d’abord à travers des augmentations de loyers et un faible entretien ; puis, une fois le marché reparti à la hausse, les revendre à d’autres acteurs financiers à la recherche de produits moins risqués [4]. Saskia Sassen compare ce modèle « extractif » à celui du secteur minier au sens où il s’agit d’exploiter la valeur des actifs immobiliers jusqu’à leur épuisement. Elle le distingue du circuit bancaire qui se situerait du côté du commerce, c’est-à-dire avec un intérêt pour l’établissement de relations marchandes sur le long terme [5]. Même si elle échoue à rencontrer ses dirigeants au cours du documentaire, l’enquête de Leilani Farha sur Blackstone permet de mettre un nom sur les acteurs financiers qui traitent le logement comme un actif financier, et d’éclairer les expériences des habitant·e·s à la lueur de leurs pratiques. Cette démarche fait écho à la mise à l’agenda médiatique de BlackRock [6] dans le débat sur la réforme des retraites du gouvernement d’Édouard Philippe, dont l’intérêt au développement de la retraite par capitalisation est désormais bien connu [7].

Push pousse toutefois l’analyse un cran plus loin, en s’intéressant, avec Leilani Farha, à l’origine des capitaux gérés par Blackstone. Tout comme BlackRock, l’activité de Blackstone consiste en effet à investir pour le compte de clients institutionnels ou particuliers. Parmi les clients institutionnels, on trouve notamment les fonds de pension qui collectent l’épargne-retraite des salarié·e·s en activité et se chargent de la placer dans le but de leur verser dans le futur des pensions. Afin de diversifier le risque de leurs placements, ces fonds réservent une partie de leurs capitaux (de l’ordre de 5 à 10 %) pour l’immobilier. Or, compte tenu de leur ancrage local, les marchés immobiliers nécessitent une expertise, que les gérants de fonds comme Blackstone proposent d’apporter à cette clientèle en échange d’une rémunération. Ces placements dans l’immobilier obéissent à la même loi d’airain que les autres, à savoir le retour sur investissement. Et cette loi génère son lot de contradictions, comme à Toronto, où certains locataires, parmi lesquels Georges, retraité, ne peuvent faire face aux augmentations de loyers pratiquées par les sociétés de gestion d’actifs immobiliers qui comptent parmi leurs clients des fonds de pension publics, destinés donc au financement des retraites.

Push complète cette analyse en montrant l’étendue de la financiarisation du logement. C’est son second apport : la géographie des déplacements de Leilani Farha reflète le caractère global de ce processus, qui affecte des habitant·e·s des espaces urbains du Nord et du Sud (Rolnik 2019). Le documentaire contribue ainsi à montrer des effets similaires provoqués par la hausse des prix des logements, que ce soit en termes de difficultés financières liées aux augmentations de loyer, de dégradation des conditions de vie du fait du moindre entretien des bâtiments, ou du délitement des réseaux de sociabilité attachés à un quartier au fur et à mesure du départ des habitant·e·s. Or, la mise en rapport de ces expériences peut contribuer à forger un sens commun d’existence, et à tisser des solidarités entre différentes personnes face à un adversaire commun.

Enfin, Push met également en lumière le rôle de certains responsables politiques locaux dans la transformation du logement en actif financier. Dans le cas suédois, où Blackstone est devenu le premier propriétaire de logements sociaux depuis son entrée sur le marché en 2014, le directeur général adjoint des services de la ville de Stockholm explique qu’il s’agit désormais d’un fait accompli, et qu’il serait irréaliste d’envisager le rachat de ces logements. Dans d’autres villes, comme Berlin et Barcelone, les pouvoirs publics locaux s’engagent au contraire plus activement contre ces propriétaires financiers, par exemple à travers la préemption de logements, ou le retardement des rénovations qui servent ensuite à justifier des augmentations de loyers [8]. Ces interventions supposent cependant d’importantes ressources financières, qui sont d’autant plus rares compte tenu de l’austérité budgétaire qui se développe dans de nombreuses villes (Peck 2012).

Figure 2. Militantes sur la question du logement à Valparaiso, Chili

© Janice d’Avila.

Lutter contre la financiarisation, entre théorie et pratiques

Push entretient néanmoins une certaine confusion conceptuelle. Le concept de « financiarisation » est d’ailleurs explicité dans les ultimes minutes du documentaire, de sorte que le propos avance plutôt par des métaphores – Saskia Sassen évoque ainsi « un autre acteur […] un monstre, que personne ne peut voir, que personne ne comprend vraiment, qui parle un charabia incompréhensible » – puis des exemples. Ce parti pris de réalisation a sans doute des vertus didactiques. Mais les différents exemples renvoient à des circuits de financement qui, s’ils contribuent tous à la dynamique des marchés immobiliers dans les métropoles, ne sont pas tous adossés aux marchés financiers. Push traite en effet d’au moins trois circuits de financement du logement différents impliquant des « infrastructures financières » variées (Halbert 2018).

Le premier renvoie plutôt aux marchés financiers : il s’agit par exemple de Blackstone, ou des fonds de pension précédemment évoqués, qui mobilisent des capitaux, instruments et méthodes de la finance.

Le deuxième renvoie à des particuliers très fortunés (souvent désigné sous le terme high net worth individuals) qui achètent des appartements dans des villes globales qu’ils considèrent comme des « coffres-forts », compte tenu de la stabilité politique et monétaire, et de la liquidité des marchés qui attirent de nombreux capitaux (Fernandez et al. 2016). Pour certains de ces particuliers, l’enjeu de ces investissements est moins de générer des recettes locatives que de se protéger contre les risques de change, de disposer d’un pied-à-terre pour de courts séjours professionnels ou personnels, voire dans certains cas de blanchir de l’argent. Ce phénomène, limité à quelques villes globales comme Londres, New York ou Vancouver, peut générer une vacance importante, avec des réactions en chaîne sur la baisse d’animation des quartiers qui se vident de leurs résidents (Atkinson 2019).

Le troisième et dernier circuit de financement évoqué, plus furtivement, est celui des plateformes numériques de location touristique comme Airbnb (Aguilera et al. 2019). Il semble que les investisseurs institutionnels ou sociétés de gestion d’actifs comme Blackstone ne soient pas directement impliqués dans le marché de locations touristiques en tant que propriétaires. Si les enquêtes sur Airbnb mettent en effet en évidence le rôle de multipropriétaires, les données les concernant sont très limitées. L’étude du quartier de l’Alfama à Lisbonne révèle par exemple le poids important de corporate investors (des sociétés privées, par opposition à des investisseurs particuliers) dont le modèle consiste à acheter des immeubles pour les rénover et les mettre en location sur la plateforme, mais sans préciser qui sont exactement ces investisseurs (Cocola-Gant et Gago 2019).

Ces trois circuits de financement renvoient à des géographies, acteurs et pratiques différents, ce qui soulève des questions du point de vue de la régulation. On peut faire l’hypothèse que les outils et ressources à disposition des acteurs publics ne sont pas les mêmes selon qu’ils cherchent à réguler l’activité de Blackstone, d’Airbnb ou des investisseurs étrangers fortunés.

En adoptant l’enquête de Leilani Farha comme fil rouge de son récit, le documentaire tend par ailleurs à réduire la question des résistances à une échelle individuelle, ce qui a pour effet de dépeindre la lutte pour le droit au logement comme « l’affrontement de David contre Goliath », selon les propres termes de la commissaire. Son combat s’inscrit cependant dans la continuité du mandat précédent, exercé par l’urbaniste brésilienne Raquel Rolnik de 2008 à 2014. Cette dernière prend ses fonctions alors que la bulle immobilière des États-Unis éclate, et déclenche une crise financière majeure. Cet événement l’a conduite à enquêter sur le rôle des marchés financiers dans le financement du logement (Rolnik 2019 [9]). Elle s’est également inscrite en rupture avec les pratiques issues du mandat précédent, consistant à « ce que le rapporteur pointe les bidonvilles indiens, africains ou latino-américains, en dénonçant les gouvernements qui ne faisaient rien, pour les entendre ensuite réclamer de l’argent », préférant plutôt « faire pression sur le gouvernement des États-Unis, de l’Angleterre, en leur montrant que le modèle [néolibéral] dont ils faisaient la promotion était à l’origine de la crise » (Michel et Souchaud 2018, p. 53). Ce déplacement en apparence géographique mais surtout politique est aujourd’hui poursuivi par Leilani Farha, à l’image de l’interpellation des responsables politiques dans le cadre de son enquête sur Blackstone [10].

Les choix de réalisation ont plus généralement tendance à éclipser les mobilisations collectives des habitants contre la financiarisation de leur logement, qu’ils soient propriétaires ou locataires. La place accordée à ces mobilisations est réduite à de brèves interactions avec la rapporteure. Mais ces mobilisations ont leur propre existence et déploient une variété de pratiques, depuis la bataille sur le terrain juridique jusqu’aux grèves de loyers (Power et Risager 2019). Elles se mettent également en rapport au travers de réseaux, à l’instar de la Coalition européenne d’action pour le droit au logement et à la ville [11], afin d’échanger sur leurs pratiques de lutte et de construire un mouvement transnational (Stringer 2019).

La question du répertoire d’action est en définitive l’une des problématiques centrales qui traversent le documentaire. Celui-ci illustre ainsi l’articulation entre la lutte sur le terrain juridique et politique, et les tensions qui peuvent exister. La mobilisation de la rapporteure spéciale de l’ONU sur le logement convenable depuis 2008 peut s’interpréter comme une tentative de s’appuyer sur le domaine du droit pour lutter contre la financiarisation du logement. Dans le cas des rapporteurs spéciaux, le cadre juridique est celui du droit international, en l’occurrence des procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Or, l’expérience montre que ce cadre contraint fortement l’action du rapporteur (Rolnik 2014), dont les rapports doivent respecter le langage des droits de l’homme, qui n’est pas toujours accessible au grand public et nécessite des compétences spécifiques. Ses moyens sont très restreints, seuls deux assistants accompagnant Leilani Farha. La restitution de ses enquêtes auprès du Conseil des droits de l’homme demeure un exercice bureaucratique, comme le montre la séance où Leilani Farha s’adresse à quelques délégués peu attentifs, et soumis à des enjeux géopolitiques qui dépassent la seule question du logement. Les institutions onusiennes sont par ailleurs traversées par des contradictions. Lors du sommet Habitat III, organisé à Quito en 2016, ONU Habitat a ainsi écarté la réflexion critique sur la financiarisation, tout en rappelant les besoins de financement face à l’urbanisation et la problématique du développement durable (Clerc et Deboulet 2018). Afin de dépasser ces difficultés, Raquel Rolnik puis Leilani Farha ont cherché à sortir de l’enceinte du Conseil des droits de l’homme pour mobiliser les organisations non gouvernementales et les responsables politiques. C’est sur la réunion de lancement de la campagne The Shift [12], où siègent plusieurs responsables municipaux, que se termine le documentaire, comme une note d’espoir.

Bibliographie

  • Aguilera, T., Artioli, F. et Colomb, C. 2019. « Les villes contre Airbnb. Locations meublées de courte durée, plateformes numériques et gouvernance urbaine », in A. Courmont, P. Le Galès (dir.), Gouverner la ville numérique, Paris : PUF, p. 27-45.
  • Atkinson, R. 2019. « Necrotecture : Lifeless Dwellings and London’s Super‐Rich », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 43, n° 1, p. 213.
  • Clerc, V. et Deboulet, A. 2018. « Quel nouvel agenda urbain pour les quartiers précaires ? La fabrique des accords internationaux sur l’urbanisation pour la conférence Habitat III », Métropoles, Hors-série.
  • Cocola-Gant, A. et Gago, A. 2019. « Airbnb, Buy-to-let Investment and Tourism-driven Displacement : A Case Study in Lisbon », Environment and Planning A : Economy and Space [en ligne].
  • Fernandez, R., Hofman, A. et Aalbers, M. B. 2016. « London and New York as a Safe Deposit Box for the Transnational Wealth Elite », Environment and Planning A, vol. 48, n° 12, p. 2443-2461.
  • Fields, D. 2018. « Constructing a New Asset Class : Property-led Financial Accumulation after the Crisis », Economic Geography, vol. 94, n° 2, p. 118-140.
  • Gimat, M. et Halbert, L. 2018. « Le logement social contraint à la rentabilité », Métropolitiques [en ligne], 12 juillet.
  • Halbert, L. 2018. « Infrastructures financières et production urbaine : quatre circuits de financement de l’immobilier locatif en France métropolitaine », Espaces et sociétés, n° 174, p. 71-86.
  • Michel, A. et Souchaud, S. 2018. « Le droit à la ville comme itinéraire. Entretien avec Raquel Rolnik », Problèmes d’Amérique latine, vol. 110, n° 3, p. 39-59.
  • Peck, J. 2012. « Austerity Urbanism », City, vol. 16, n° 6, p. 626-655.
  • Power, E. et Risager, B. S. 2019. « Rent-Striking the REIT : Reflections on Tenant Organizing Against Financialized Rental Housing in Hamilton, Ontario, Canada », Radical Housing Journal, vol. 1, n° 2, p. 81-101.
  • Property Funds Research et Institutional Real Estate, Inc. 2019. Global Investment Managers 2019, San Ramon, CA : Institutional Real Estate, Inc.
  • Rolnik, R. 2019. Urban Warfare : Housing under the Empire of Finance, Londres : Verso.
  • Rolnik, R. 2014. « UN Special Procedures System is “Designed to Be Ineffective” », SUR. International Journal On Human Rights, vol. 11, n° 20, p. 81-88.
  • Stringer, J. 2019. « When European Tenants’ Unions Meet », Radical Housing Journal, vol. 1, n° 2, p. 201-205.

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Pour citer cet article :

Antoine Guironnet, « Quand la finance déloge les habitants des métropoles », Métropolitiques, 20 avril 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Quand-la-finance-deloge-les-habitants-des-metropoles.html

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