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Photographier la destruction : la mise à nu du paysage

La photographie contemporaine occupe une place importante dans le questionnement sur la représentation des espaces urbains et naturels. Sophie Ristelhueber poursuit une réflexion sur le territoire et son histoire au travers d’une approche singulière des ruines et des traces laissées par l’homme dans le paysage.
Recensé : Sophie Ristelhueber, exposition personnelle, Galerie Jérôme Poggi, 2 rue Beaubourg, 75004 Paris, 5 novembre–10 décembre 2016

Photographe à son corps défendant, façonnée par la littérature et par la musique, Sophie Ristelhueber est une artiste qui explore l’ambivalence des images. Dans ses photographies, fabriquées ou non, l’apparente banalité porte en elle une interrogation radicale sur la matérialité et la représentation. L’exposition montre des photographies tirées en 2016 mais prises à des époques différentes et dans des lieux différents au cours des 30 dernières années, brouillant leur actualité apparente.

Les traces de la guerre

L’exposition photographique de Sophie Ristelhueber s’interroge sur la destruction à travers les traces de la guerre ou des catastrophes naturelles. Son propos n’est ni la dénonciation ni le pathos ; il invite à réfléchir sur ce qui résiste du désastre, à partir d’une dizaine de photographies. Les traces, sutures, cicatrices sur les corps et les territoires structurent son œuvre. Et ses photographies révèlent la douleur, enfouie sous la chair ou dans le paysage. Pour la plupart de ses séries photographiques, Sophie Ristelhueber arpente des pays en guerre ou des lieux de catastrophes pendant ou immédiatement après des événements destructeurs tels que la guerre civile (Beyrouth, 1984), un tremblement de terre (Arménie, 1989), la guerre du Golfe (Fait, 1992), les conflits balkaniques (Every One, 1994 et La Campagne, 1997), le 11‑Septembre (L’Air est à tout le monde, II, III, IV, 2000, 2001, 2002), jusqu’aux conflits plus récents (Dead Set, 2000, et Irak, 2001). Elle fait œuvre photographique sur le réel, sa démarche n’est pas celle d’un reporter même si elle semble s’y apparenter. Son travail n’a pas de visée documentaire ; il est par essence artistique. Bien qu’engagée physiquement sur des terrains parfois dangereux, elle n’a pas pour but de prendre des risques, mais de mener à bien un travail artistique.

Le travail de Sophie Ristelhueber sur la ruine commence en 1982, quand, tourmentée par l’actualité, elle se rend à Beyrouth. Selon ses termes, « ce qu’il faut faire, c’est un travail sur la ville en ruine, la ville contemporaine en ruine » (Grenier 2010, p. 35). Son but est de montrer des immeubles ordinaires dans le contexte extraordinaire de la ruine. Trois photographies montrées dans l’exposition isolent en noir et blanc des surfaces criblées de balles, tordues, pulvérisées (figure 1). Si elles représentent le musée de Beyrouth, l’exposition ne l’explicite pas et elles sont intitulées Sans titre. Le cadre rapproché opère volontairement une décontextualisation de l’image : l’attention aux traces matérielles ne se cantonne pas à l’anecdote, mais invite à une interprétation plus abstraite et conceptuelle. Ce sont des images « en creux » (Bertho 2008), qui montrent la guerre par un détail, des impacts de balles, un rideau de fer déformé. Des petits bouts de tissus déchirés sur un mur évoquent, eux aussi, la fragilité de la vie (figure 2). La photo n’aurait toutefois peut-être pas la même force sans sa légende (Ramallah) : le texte crée ici un effet de tension en situant l’image dans l’espace, tout en ne s’affranchissant pas de la portée plus conceptuelle et universelle donnée par le cadre serré.

Figure 1. Exposition de Sophie Ristelhueber à la Galerie Jérôme Poggi, 2016

Courtesy Galerie Jérôme Poggi et Sophie Ristelhueber.

Figure 2. Exposition de Sophie Ristelhueber à la Galerie Jérôme Poggi, 2016

Courtesy Galerie Jérôme Poggi et Sophie Ristelhueber.

À l’instar de Roger Fenton, qui prit en 1855 la première photographie de guerre – un paysage désolé de Crimée jonché de boulets de canon après la bataille –, Sophie Ristelhueber montre les choses en décalé. En 1991, elle se rend au Koweït juste après la guerre du Golfe. L’actualité, une photo de journal représentant le désert koweïtien et les traces de bombardements, avait déclenché son intérêt. « Il faut faire un travail sur ce désert qui n’est plus un désert, qui est une poubelle, qui est rempli de traces » (Grenier 2010, p. 46). Les prises de vue depuis un avion militaire et au ras du sol sur les traces du conflit sont très fortes, en ce qu’elles ne montrent pas directement l’horreur, mais un paysage géométrique, presque beau. La destruction est très présente dans son œuvre, que ce soit pour les palmiers calcinés à Bassora (Irak, 2001) ou les routes barrées par des rochers ou des tranchées en Cisjordanie, expression de la séparation (WB, 2005), ou les cratères d’explosion (Eleven Blowups, 2006). Impressionnée par l’attentat qui a tué le premier ministre libanais Rafic Hariri en 2005, elle reconstitue numériquement des cratères sur des photographies prises en Irak. Son œuvre montre ainsi la force de la destruction et ce qui reste debout. Elle s’inspire de Lucrèce dans De natura rerum : « La terre, grâce à ce jeu, menace plus souvent ruine qu’elle ne tombe réellement. Elle se penche, en effet, puis se redresse en arrière, et après avoir failli tomber, elle reprend son équilibre et sa place ordinaire » (cité dans Brutvan 2002, p. 71).

La ruine comme représentation de l’histoire

Le travail de Sophie Ristelhueber met en perspective les ruines antiques et celles de la modernité, et confère à l’espace une dimension intemporelle ; Beyrouth, Babylone, Syrie, Irak, le Pont Allenby (entre la Cisjordanie et la Syrie) sont ainsi comme en suspens. Toute photographie capte les strates temporelles sédimentées dans le paysage ou la ville, agencées à un moment donné dans l’architecture ou dans la nature domestiquée. Le passé se donne à voir dans le présent de la photographie et la photographe joue de cette mise en abyme temporelle des images ; « le travail sur la trace […] ; cicatrices, fractures, cratères, barrières, sutures, deviennent ainsi les éléments principaux d’une grammaire visuelle qui, derrière les apparences, représentent un moyen pour explorer la ligne de démarcation entre le présent et le passé » (Polledri 2014, p. 545).

Son travail Dead Set (2001) – non exposé ici – mélange les runes antiques et les ruines contemporaines de Syrie. Les photographies représentent des immeubles inachevés dans la banlieue de Damas, incrustés d’images de vestiges romains et byzantins. Babylone (figure 3), photographie prise dans l’Irak contemporain, condense aussi différentes temporalités, représentant des morceaux de pétrole fossilisé sur un sol carrelé vieux de 2000 ans, détail des fouilles archéologiques. Elle est présentée avec une bande son de la lecture du poème sumérien La Lamentation sur la ruine d’Ur (vers 2000 ans avant J.‑C.) [1] dont un long extrait est affiché au mur à l’entrée de l’exposition :

« L’immense tempête déchire les chairs, l’immense tempête voulue dans sa haine par Enlil, martyrise la terre. Une sinistre parure recouvre la cité et l’habille d’un vêtement de mort. La tempête s’en va et Ur est en ruine ; comme des tessons brisés, ses habitants gisent aux abords. Des brèches sont ouvertes en ses murailles. Derrière ses hautes portes ou l’on allait et venait, les morts sont entassés comme des gerbes » (extrait).

La tension entre texte et image, caractéristique de son œuvre, induit un décalage du sens : il n’y a pas de référence explicite à la mort sur ces photographies.

Figure 3. Babylone, 2016

Courtesy Galerie Jérôme Poggi et Sophie Ristelhueber.

Des paysages sans personne

Sophie Ristelhueber se penche sur des traces. Nulle présence dans ses photographies : pas d’être humain, mais « toujours une trace de ce qu’il avait construit ou de ce qu’il avait détruit » (Grenier 2010, p. 43). Neutraliser les scènes de catastrophe en montrant un paysage figé s’apparente au courant de la topographie en photographie initié par John Davies dans les années 1960 en Angleterre et renouvelée par l’exposition de huit jeunes artistes américains et du couple allemand Bernd et Hilla Becher à Rochester en 1975.

Présentant les « Nouvelles topographies ; photographies du paysage modifié par l’homme », cette exposition avait induit un tournant dans la représentation des paysages urbains contemporains. Montrant la banalité du paysage et la répétition des signes architecturaux de la modernité, cette approche se caractérise par l’accent sur les indices matériels ou la structure du paysage. Sophie Ristelhueber ne s’y réfère pas explicitement mais en est proche. En 1984, deux des photographes de la nouvelle topographie ont participé avec elle à la mission photographique de la DATAR (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale), dont l’objectif était de photographier la France des années 1980 [2].

Sophie Ristelhueber adopte pour ce travail un point de vue à partir du train, en référence à La Vie du rail, revue de la SNCF à laquelle son père était abonné et qu’elle feuilletait dans son enfance. Elle s’intéresse au paysage que l’on voit du train, notamment dans les zones montagneuses inaccessible par la route et effectue ses prises de vue à partir de la voie ferrée, dehors. Dans les Pyrénées-Orientales, elle photographie « des grands aplats de montagnes, des incrustations architecturales dans la nation – les ponts, les tunnels » qu’elle voit comme des « formes fossilisées ». Elle décrit son travail sur les paysages comme « un travail sur la ruine, un travail archéologique » (Grenier 2010, p. 42). Son travail montre, en effet, la condensation du temps dans le paysage. L’exposition présente une photographie de cette époque, retirée et colorée en noir, à tel point que le paysage disparaît presque et les contours des formes, les rails en particulier, apparaissent rehaussés.

Ce travail sur le paysage n’est pas un travail purement formel ; il est aussi politique.

Malgré la distance émotionnelle à l’objet construite par la neutralité des cadrages, les photographies laissent transparaître une certaine mélancolie. Les palmiers recourbés de Pont Allenby (figure 4) semblent ployer devant le poids de l’histoire. Le centenaire des accords Sykes–Picot partageant les zones d’influences françaises et britanniques au Proche-Orient et qui ont des conséquences jusqu’à aujourd’hui, n’y est pas étranger. Le paysage, vide en apparence, est saturé de sens.

Figure 4. Pont Allenby #1, 2016

Courtesy Galerie Jérôme Poggi et Sophie Ristelhueber.

Bibliographie

  • Bertho, R. 2008. « Retour sur les lieux de l’événement : l’image “en creux” », Images re-vues, n° 5, p. 1‑16.
  • Brutvan, C. 2002. Détails du monde, Arles : Actes Sud.
  • Grenier C. 2010. Sophie Ristelhueber. La guerre intérieure, Paris : Presses du Réel.
  • Polledri, C. 2014. « Photographier la ville, interroger l’histoire », Contemporary French and Francophone Studies, vol. 18, n° 5, p. 542‑548.

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Pour citer cet article :

Florine Ballif, « Photographier la destruction : la mise à nu du paysage », Métropolitiques, 8 décembre 2016. URL : https://metropolitiques.eu/Photographier-la-destruction-la.html

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