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Observer la transition énergétique « par le bas »

L’exemple des acteurs du bassin minier de Provence
S’appuyant sur une recherche menée dans l’ancien bassin minier de Provence, une équipe de chercheurs aborde l’enjeu de la transition énergétique par le prisme des acteurs ordinaires. Ils montrent le rôle joué dans ce processus par les PME et les ménages, mais aussi par les collectivités locales et les travailleurs du secteur de l’énergie.

Du point de vue des acteurs institutionnels et politiques de niveau national ou international, la transition énergétique, définie comme un ensemble de changements attendus dans les manières de produire, de consommer et de penser l’énergie, se présente comme une nécessité. L’impératif est double : à la fois économique, tenant à la dégradation du pouvoir d’achat des ménages sous l’effet de l’élévation des prix de l’énergie qui pèse sur toutes les consommations ; et environnemental, renvoyant à la mise en cause des équilibres naturels, à la menace d’un épuisement des ressources pétrolières, au réchauffement de la planète et aux désordres climatiques associés, aux dommages considérables pour l’environnement liés au recours à des technologies à risques (nucléaire, gaz de schiste). Des enjeux d’indépendance nationale sont à nouveau posés par les modes actuels de production et de consommation d’énergie, compte tenu de l’inégale distribution des ressources naturelles à la surface du globe, des capacités à faire face aux défis environnementaux et des effets de spécialisation économique à l’échelle internationale.

Pour autant, la transition énergétique n’est-elle qu’une affaire de choix géostratégiques ou technologiques ? N’est-elle qu’une histoire de grandes décisions – ou d’indécision – d’un État garant du fonctionnement de l’économie et de la sauvegarde de la nature comme bien commun ? Ou bien, sans attendre ces arbitrages, faut-il envisager d’observer la transition énergétique « par le bas » en s’intéressant à ses acteurs ordinaires, à la hauteur des hommes qui la pratiquent : les collectivités locales, les installateurs de systèmes de chauffage, les ménages, les salariés d’une entreprise de production d’énergie ? Ces acteurs sont-ils, à proprement parler, des relais volontaristes des mots d’ordre politiques ? Contribuent-ils à la dynamique d’un marché d’équipements de substitution ? Adaptent-ils leur consommation énergétique à ces nouvelles injonctions ? Favorisent-ils les évolutions quand elles menacent de fermeture la centrale thermique qui les emploie ? La transition énergétique est-elle alors si clairement orientée vers une consommation raisonnée (minimale et efficace) d’énergie, préférentiellement produite par des voies durables ? En tout cas, tous ces acteurs font des choix, plus ou moins réfléchis, qui jouent un rôle dans la dynamique du secteur de l’énergie et participent donc de facto à une transition énergétique.

Cette réflexion prend appui sur l’exemple de l’ancien bassin minier de Provence [1], organisé autour de la commune de Gardanne et de communes caractérisées par un développement de type technopolitain (Daviet 2002). Ce territoire est désormais entièrement englobé dans l’aire d’influence de la métropole couvrant Marseille, Aix-en-Provence et l’Étang de Berre, et peut être considéré comme un espace péri-métropolitain presque ordinaire, caractérisé par une croissance économique et démographique qui tient autant au déversement des grandes villes proches qu’à une dynamique interne.

Localisation du terrain d’enquête
Source : Patrick Pentsch (Aix-Marseille Université).

Les acteurs politiques locaux et l’opportunité de la transition énergétique

Regarder la transition énergétique à la hauteur des hommes qui la pratiquent, c’est le faire à l’échelle de territoires portant la trace d’engagements industriels passés dans des manières de produire de l’énergie, d’en assurer la disponibilité au plus grand nombre ou de la consommer localement. C’est l’occasion de constater que l’énergie ne fait souvent l’objet que d’une thématisation partielle comme objet de choix politiques à cette échelle communale ou intercommunale. Alors que la plupart des dimensions du problème énergétique sont d’ordinaire discutées ailleurs, la question énergétique prend souvent à l’échelle locale la forme d’évidences difficilement discutables. Avec le territoire de l’ancien bassin minier de Provence, un cas d’école s’impose pour attirer l’attention sur cet horizon limité dans lequel s’envisage classiquement le traitement des choix énergétiques à l’échelle locale. À Gardanne, le charbon a structuré un monde de travailleurs engagés dans son extraction, dans sa transformation sur place en électricité par une centrale thermique, électricité largement utilisée dans la fabrication d’aluminium. Ces trois univers industriels, fortement imbriqués, ont pesé sur le gouvernement local, placé depuis 1977 sous la responsabilité d’élus communistes. Le passé de la mine demeure prégnant à travers l’histoire sociale locale, lisible dans les traits discrets du paysage (terrils, puits de mines) et les choix politiques qui restent grandement marqués par l’idée de la reconversion de l’ancien bassin minier de Provence. Celle-ci s’est enclenchée bien avant la fermeture du dernier puits de mine en 2003, notamment à travers le développement de la micro-électronique, des activités commerciales et de l’économie résidentielle (Carbonell et al. 2011).

À l’échelle du territoire, la transition énergétique est une façon de réouvrir ce que les économistes qualifient de « dépendance au sentier emprunté » (Nelson et Winter 1982) en matière de spécialisation productive. Pour la commune de Gardanne, centre historique de ce territoire, la question énergétique est donc déterminante dans la recherche d’une continuité de la légitimité politique. Dans l’équipe municipale héritière du système minier, le soutien à tout ce qui a trait à l’énergie a d’abord été une évidence, portée par des militants des houillères trouvant à se reconvertir à une cause écologique défendant les meilleurs choix de substitution à l’approvisionnement charbonnier. Cette action de promotion des alternatives énergétiques s’est trouvée reprise par des professionnels de la cause énergétique, œuvrant dans le champ politique ou associatif, désormais issus de formations scolaires consacrées aux systèmes énergétiques, renouvelables ou non, et aux économies d’énergie. Le relais s’est fait d’autant plus facilement que ces derniers défendent une valorisation des anciennes implantations minières (parc photovoltaïque sur un terril, récupération de la chaleur des eaux d’ennoyage de la mine) en même temps que le développement de nouvelles filières de production (centrale biogaz à partir du traitement des ordures ménagères). La question énergétique se trouve par là mobilisée à la fois comme moyen de reconversion du territoire, créant de l’emploi et des ressources financières, et comme symbole de la continuité économique et sociale du territoire. Cela permet au personnel politique de montrer sa capacité à passer d’une légitimité fondée sur la représentation politique du système social et culturel de la mine à une légitimité fondée sur la capacité à se projeter dans l’avenir en assurant la continuité du développement économique et industriel de la commune. Le discours public récent en faveur de la transition énergétique sert de répertoire argumentatif pour masquer une discontinuité dans les modalités de gestion locale de la question énergétique. Ce discours masque, de surcroît, des changements de porteurs d’action publique (d’un type de techniciens vers un autre) quand cette gestion locale de la question énergétique devient une obligation de l’action municipale et tend à se routiniser.

Les acteurs ordinaires face à la transition énergétique

Pour les entrepreneurs en installations solaires (thermiques ou photovoltaïques), la transition énergétique fournit surtout des opportunités d’emploi pour des travailleurs pas nécessairement inscrits dans un positionnement militant ni dans une sensibilité écologiste. Certains s’en sont saisis pour faire évoluer leur activité d’artisan. D’autres, souvent issus des entreprises de haute technologie ou de services hautement qualifiés dans un mouvement de reconversion de seconde génération (la reconversion de la micro-électronique arrivée au moment de la reconversion minière), changent totalement de projet de vie. Ils témoignent d’un niveau de diplôme généralement élevé et, malgré leurs origines diverses, leurs logiques procèdent souvent d’un ancrage résidentiel et d’une insertion dans le territoire. Alors qu’ils pourraient ouvrir des commerces, ils choisissent de se lancer dans l’artisanat sur un nouveau marché qui est peu spécialisé et qui reçoit des soutiens publics. À une échelle locale, la transition énergétique sert donc aussi à accompagner une reconversion sectorielle, tout en sachant que l’investissement des acteurs concernés reste très dépendant des aides que reçoit la nouvelle filière.

Il en va de même des ménages. L’analyse de leur engagement dans l’installation de panneaux photovoltaïques montre l’extrême instabilité du mouvement en raison des oscillations des aides publiques. Le rythme des installations a ainsi augmenté de façon exponentielle de 2008 à 2010, avant de chuter brutalement (division par trois) à partir de la deuxième moitié de l’année 2010, sous l’effet du moratoire du soutien public à ce secteur. L’impact sur la transition énergétique reste donc marginal en termes d’adhésion à des valeurs environnementales ou de prise de conscience des questions énergétiques. Comme le montre notre enquête, installer des panneaux solaires constitue d’abord pour les particuliers un investissement financier en vue de ressources nouvelles, pour des ménages qui ont parfois franchi un peu vite le pas de la périurbanisation en sous-estimant les surcoûts de chauffage d’un pavillon (plus grand que leur logement antérieur et ne bénéficiant plus du voisinage thermique qu’on trouve en immeuble collectif) et des transports quotidiens associés, et qui sont ravis de trouver là une compensation financière et morale aux incidences de leur choix de vie. Par là, la transition énergétique accompagne la conversion d’un espace urbain en réservoir d’aménités non plus seulement pour les ouvriers du lieu mais aussi pour les travailleurs métropolitains qui les ont rejoints sur ce territoire.

Enfin, pour les ouvriers de la centrale thermique et leurs syndicats, fortement ancrés dans le territoire grâce à une indéniable identité collective et des pratiques de solidarité locales, la transition énergétique apparaît plutôt comme une menace, un facteur d’inquiétude pour l’emploi, qui s’ajoute aux diverses incertitudes sur l’avenir depuis la fermeture de la mine (Salmon 2011). En effet, elle ouvre de nouveaux possibles en termes d’orientation de l’activité de la centrale. Les projets de la direction de l’entreprise d’utiliser le gaz puis le bois pour alimenter une des tranches de production, le développement voisin d’une centrale biogaz et celui d’un parc photovoltaïque sont mis en relation avec les précédentes restructurations (passage des Charbonnages de France à EDF puis à des multinationales successives, ouverture à la concurrence, etc.). Ces projets font craindre de perdre un statut professionnel spécifique que les ouvriers de la centrale thermique ont su défendre jusqu’à présent. L’impératif de transition énergétique prive, en outre, les ouvriers d’arguments pour s’opposer à ces projets. Le risque est alors d’être stigmatisés pour irresponsabilité face à l’urgence économico-environnementale. Inversement, les entreprises y trouvent un argument pour réclamer une aide publique de sorte à limiter les incertitudes qu’imposent la fin du charbon local, puis la fin du charbon importé à bas prix mais polluant, et peut-être, demain, la fin du débouché dans la fabrication d’aluminium. Pour les ouvriers de la centrale thermique, la transition énergétique est donc synonyme de dissolution d’une identité locale et du délitement de la culture ouvrière qui lui est associée.

À travers les actions de ces différents types d’acteurs, la transition énergétique avance néanmoins par le bas, dans un mouvement à bas bruit qui n’est guère perçu par les organisations nationales. Dans ce contexte, certains acteurs comme les collectivités territoriales ou les salariés de la centrale thermique font de la question énergétique une composante forte de leur identité sociale ou politique, quand d’autres, comme les installateurs d’équipements solaires et les ménages, semblent surtout percevoir la transition énergétique à travers les oscillations incertaines des politiques publiques.

Bibliographie

  • Carbonell, Mauve, Lambert, Olivier et Mioche, Philippe. 2011. De la mine à la puce. Le pôle industriel de la Haute Vallée de l’Arc des origines à nos jours, Aix-en-Provence : REF.2C éditions.
  • Daviet, Sylvie. 2002. « Les industriels et l’aménagement du territoire, le cas de la microélectronique provençale », in Caro, Patrice, Dard, Olivier et Daumas, Jean-Claude (dir.), La politique d’aménagement du territoire. Racines, logiques et résultats, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 223‑234.
  • Nelson, Richard et Winter, Sidney. 1982. An Evolutionary Theory of Economic Change, Cambridge (Massachusetts) : Harvard University Press.
  • Salmon, Anne. 2011. Le travail sous haute tension. Risques industriels et perspectives syndicales dans le secteur de l’énergie, Paris : Desclée de Brouwer.

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Pour citer cet article :

Joseph Cacciari & Rodolphe Dodier & Pierre Fournier & Ghislaine Gallenga & Annie Lamanthe, « Observer la transition énergétique « par le bas ». L’exemple des acteurs du bassin minier de Provence », Métropolitiques, 15 janvier 2014. URL : https://metropolitiques.eu/Observer-la-transition-energetique-par-le-bas.html

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