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Débats

Les salles de consommation de drogues : entre santé et sécurité publiques

Faut-il ouvrir des salles où consommer de la drogue sous surveillance médicale ? Ces salles diminuent-elles les risques liées aux toxicomanies ? Et où les implanter : en cœur de ville ? Marie Jauffret-Roustide revient ici sur les enjeux de ce débat en soulignant la dimension spatiale de la prévention sanitaire.


Dossier : Quelle place pour les salles de consommation de drogues ?

La question des salles d’injection a alimenté le débat public et médiatique ces derniers mois. En 2010, la remise d’un rapport de l’Inserm sur la réduction des risques chez les usagers de drogues préconisait la mise en œuvre d’une évaluation de l’implantation des salles d’injection en France. La remise de ce rapport a suscité des prises de position contradictoires des acteurs impliqués dans les politiques publiques liées aux addictions et les hommes politiques se sont invités dans le débat. Il importe donc de clarifier les enjeux politiques, éthiques et sociétaux liés aux salles d’injection, qui interrogent le regard que nous portons sur les usagers de drogues et sur leur place dans l’espace urbain.

Précarité spatiale et risque sanitaire

Les principaux objectifs des salles d’injection sont d’atteindre des populations marginalisées, de réduire les risques sanitaires, d’améliorer l’accès aux soins et aux droits sociaux et de limiter les troubles à l’ordre public. Se droguer dans la rue n’est pas un choix mais une situation subie par une partie des usagers de drogues, confrontés à la précarité. Il importe à ce titre de rappeler que ce ne sont pas les injections en soi qui exposent au risque de contamination par le sida ou les hépatites, mais les conditions dans lesquelles elles sont pratiquées. En effet, les usagers de drogues les plus marginalisés sont souvent contraints à consommer dans l’espace public, faute de lieu approprié. Cages d’escalier, parkings, toilettes publiques, gares, rues étroites, bâtiments abandonnés sont autant d’espaces qui peuvent être investis pour consommer des drogues individuellement ou collectivement. Ces salles d’injection sont donc d’abord destinées à mettre fin au phénomène des injections « sauvages », pratiquées dans l’espace public.

Ceux que l’on nomme communément les junkies ont de fait un rapport précaire à l’espace urbain qui induit une surexposition au risque sanitaire. La saleté des lieux, le manque d’eau et la promiscuité entre usagers de drogues ne permettent pas de requérir le minimum d’hygiène nécessaire à la réalisation des injections sans risque (Bourgois 1992, 1998). La répression favorise également l’exposition au risque des usagers les plus précaires en raison de la nécessaire dissimulation des pratiques et du contexte d’urgence qui ne facilitent pas les stratégies de préservation de soi (Jauffret-Roustide 2010). La consommation dans l’espace public contraint l’usager à être confronté à la peur permanente, au risque de rater sa veine et d’être ainsi soumis à des complications somatiques. La promiscuité ou la précarité conduit aussi au partage de la seringue, donc à la contamination par le sida ou les hépatites. Les salles d’injection peuvent alors constituer des lieux de refuge et des espaces protecteurs, médicalisés et sécurisés pour les usagers les plus marginalisés (Rhodes 2006).

Ces junkies à l’instar des fumeurs de crack constituent des figures modernes de la précarité, une sorte de « lumpenproletariat » urbain tels que les qualifie l’anthropologue américain Philippe Bourgois. Dans le monde de l’usage de drogues, la figure du junkie se situe au plus bas de la hiérarchie sociale. Ces usagers de drogues qui subissent pauvreté, marginalisation et clandestinité sont également confrontés à des formes de violence physique et psychique, liées à la répression et la stigmatisation sociales. Leur présence semble troubler l’ordre du public. Les corps décharnés, les regards hagards, les démarches titubantes des usagers de drogues constituent généralement des images perturbantes pour les riverains [1]. Les salles d’injection sont souvent présentées comme une réponse à la visibilité des toxicomanes dans l’espace public, parfois vécue comme « insoutenable ». Celle-ci permet à la fois de prendre en charge cette population et de la rendre invisible afin de tranquilliser les riverains. Cette réponse ambigüe indique clairement la porosité des frontières entre l’État social et l’État pénal : elle obéit à une double logique de santé publique et de sécurité publique.

Des salles d’injection en ville : une expérience qui a fait ses preuves

Dans le domaine de la santé publique, les salles d’injection ont fait la preuve de leur efficacité sur la diminution des overdoses. Elles permettent l’amélioration des conditions d’hygiène et contribuent à diminuer les infections bactériennes ou virales. Toutefois, leur efficacité directe sur la diminution de la transmission de l’hépatite C n’a pas été réellement démontrée (Noël 2009, Hedrich 2010, Inserm 2010). L’absence d’impact visible sur cette épidémie cristallise en partie la controverse entre partisans et opposants des salles. La finalité de celles-ci est donc un élément déterminant du débat. Ces salles doivent-elles se restreindre à de l’éducation à l’injection (apprendre les techniques d’injection à moindre risque) ou être envisagées comme un moyen d’amener les usagers à renoncer à l’injection en adoptant des modes de consommation à moindre risque (voie nasale ou voie fumée) voire à se sevrer des drogues ?

Face à de telles alternatives, il semble évident, du moins dans l’immédiat, que l’offre de services proposée par les salles d’injection doit être la plus large possible afin que l’usager puisse lui-même faire ses choix en fonction de ses besoins et de sa trajectoire. Des études internationales menées à Vancouver ont d’ailleurs montré que leur fréquentation pouvait être accompagnée d’une augmentation des demandes de sevrage (Wood 2006). Dans cette optique, des modèles dits gradualistes associant les logiques de réduction des risques, de soin et de sevrage, et dépassant l’apparente controverse entre salles d’injection et arrêt de la consommation de drogues doivent être favorisés en France, afin de proposer aux usagers une palette de solutions diversifiées et efficaces pour répondre au problème de la dépendance (Kellog 2003, Jauffret-Roustide 2004).

La sécurité publique constitue l’autre argument majeur du débat. Lors de l’implantation de ces salles en ville, les riverains craignent souvent une augmentation de la population des usagers de drogues et une recrudescence de la violence. Néanmoins, les évaluations relatives à l’implantation de ces salles ont montré que les troubles à l’ordre public n’ont pas augmenté (Noël 2009). L’un des résultats majeurs concerne la diminution du nombre des injections réalisées en public. Les salles permettent donc de contribuer à un sentiment d’amélioration de la sécurité publique dans les quartiers pour les riverains. L’acceptation des salles par les riverains constitue ainsi l’un des critères de réussite de ces dispositifs. Elle nécessite un travail de médiation, favorisé par l’engagement des élus locaux sur le terrain et un effort de communication par les professionnels de ces centres vis-à-vis des riverains et des forces de police.

Responsabiliser les usagers de drogues ou contrôler l’espace public

Si les acteurs issus du champ sanitaire s’accordent globalement sur la nécessité d’expérimenter les salles d’injection en France, leur mise en place reste complexe. Cette difficulté est liée à des dilemmes d’ordre politique et juridique et à la diversité des positions morales des acteurs intervenant dans le domaine des addictions (médecins, policiers, etc.). L’ambiguïté sur les finalités de ce dispositif (espaces de prise en charge destinés à améliorer la santé des usagers ou espaces de relégation permettant de les rendre invisibles), l’idée de la consommation de drogues dans des lieux financés par l’État alors que celle-ci est interdite par la loi du 31 décembre 1970, ou encore l’incertitude quant à la capacité des usagers d’adopter des conduites responsables, constituent des éléments du débat qui ne doivent pas être occultés, si l’on ne veut pas réduire la diversité des positions à une caricature.

Lieux de refuge pour les plus démunis et les plus affaiblis des usagers, les salles d’injection peuvent en effet constituer des lieux où l’accent est à nouveau mis sur leur responsabilité individuelle. Le travail éducatif sur l’injection à moindre risque dote les usagers de drogues de nouvelles compétences et les incite à faire des choix « raisonnés » dans le domaine de la santé (Jauffret-Roustide 2009a). Les salles d’injection visent en effet à responsabiliser l’usager de drogues, en l’incitant à limiter la prise de risque pour lui-même et son réseau social, mais également en étant responsable vis-à-vis des riverains, en évitant de laisser traîner les seringues et le matériel de consommation usagé. Dans les années 1980, l’autorisation de vente libre des seringues a montré que les usagers de drogues étaient capables d’adopter des conduites responsables, quand les moyens de modifier leurs comportements leur étaient accordés (Jauffret-Roustide 2004). Dans les pays où les salles d’injection ont été implantées, le ramassage des seringues aux alentours est effectué par les usagers et peut représenter un pas vers leur réinsertion, du moins leur reconnaissance. Les salles peuvent donc être un moyen de réhabiliter les usagers de drogues en tant que citoyens en leur permettant de ne plus se cacher et de retrouver une place dans la cité, logique paradoxale puisque elles peuvent également être perçues comme un moyen de rendre les usagers de drogues invisibles dans l’espace public.

Enfin, la question de l’implantation des salles d’injection embarrasse le débat public dans la mesure où elle souligne la principale motivation de l’usager de drogue (celle du plaisir) tout en la prenant en compte à travers une sanitarisation du problème, à l’instar d’autres questions de société (Fassin 1998). Ces dispositifs peuvent être perçus comme une forme de « contrôle hygiéniste » de la dépendance, dans la mesure où les usagers vont effectuer leurs injections sous le regard de professionnels. Cette surveillance des émotions et du plaisir peut être interprétée comme une forme ultime de contrôle social.

Ainsi, les salles d’injection posent des questions éthiques, sanitaires, économiques et sociales qui traversent notre société. L’intervention se situe entre assistance aux populations les plus vulnérables et logique de responsabilisation, entre éducation à la santé et abandon des usagers de drogues à leur dépendance, entre coût économique de ces dispositifs médicalisés dans un contexte de crise économique et engagement de l’Etat vis-à-vis des populations vulnérables ; entre logique de santé publique et logique de sécurité publique. Au-delà du débat entre santé publique et sécurité publique, les salles d’injection renvoient à une question morale sur la légitimité d’un droit à consommer des drogues. Cette question fondamentale n’émerge pas suffisamment dans les espaces de discussion actuels car elle est trop radicale.

L’approche proposée sur les salles d’injection dans ce texte s’est efforcée de mettre à distance tout parti pris idéologique, mais il convient toutefois de reconnaître qu’il est difficile de parler de cette question sans s’engager. En effet, penser les salles d’injection pose de manière centrale la question de la place des drogues et des usagers de drogues dans la société (Jauffret-Roustide 2009b). Comme l’a montré Robert Castel, tout « discours de vérité » sur les drogues est illusoire, qu’il soit d’ordre clinique, biologique, politique ou sociologique. Nous devons donc nous restreindre aux éléments de connaissance pratique et théorique qui nous permettent de penser les drogues comme un objet de recherche (Castel 1994). Penser les salles d’injection constitue un défi pour le chercheur en sciences sociales car les drogues sont un objet marqué par la complexité, qui laisse libre cours aux discours contradictoires, aux partis pris idéologiques et à la confusion. Pour mettre à distance la polémique, accordons à ces salles l’intérêt de santé publique auquel elles peuvent répondre ; soyons à l’écoute des craintes et des paradoxes que l’implantation de ces salles peut susciter ; et ne les percevons pas comme des solutions miracles à la gestion des drogues dans nos sociétés.

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En savoir plus

Bourgois, Philippe. 1992. « Une nuit dans une "shooting gallery" : enquête sur le commerce de la drogue à East Harlem », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 94, p. 59-78.

Bourgois, Philippe. 1998. « The moral economies of homeless heroin addicts : confronting ethnography, HIV risk, and everyday violence in San Francisco shooting encampments », Subst Use Misuse, vol. 33-1, p. 2323-2351.

Castel, Robert. 1994. « Les sorties de la toxicomanie », in Albert Ogien et Patrick Mignon (dir.), La demande sociale de drogues, Paris : La documentation française, p. 23-30

Fassin, Didier. 1998. « Les politiques de la médicalisation », in Pierre Aïach et Daniel Delanoë (éds), L’ère de la médicalisation, Paris : Economica, p. 1-14

Hedrich, Dagmar, Kerr, Thomas et Dubois-Arber, François. 2010. « Drug consumption facilities in Europe and beyond », in Harm reduction : evidence, impacts and challenges, EMCDDA

Hunt, Neil. 2004. « Public health or human rights : what comes first ? », International Journal of Drug Policy, vol. 15, p. 231-237.

Inserm. 2010. Réduction des risques infectieux chez les usagers de drogues. Expertise collective [Groupe d’experts et auteurs : P.-Y. Bello, C. Ben Lakhdar, M. P. Carrieri, J.-M. Costes, P. Couzignou, F. Dubois-Arber, A. Guichard, M. Jauffret-Roustide, G. Le Naour, D. Lucidarme, L. Michel, P. Polomeni, A.-J. Remy, L. Simmat-Durand], Paris : Éditions Inserm

Jauffret-Roustide, Marie. 2010. « Usage de drogues, VIH, VHC : l’impasse de la criminalisation », Transcriptase, n° 144, p. 8-12

Jauffret-Roustide, Marie. 2009a. « Self-support for drug users in the context of harm reduction policy : a lay expertise defined by drug users’ life skills and citizenship », Health Sociology Review, vol. 18-2, p. 159-171

Jauffret-Roustide, Marie. 2009b. « Un regard sociologique sur les drogues : décrire la complexité des usages et rendre compte des contextes sociaux », La Revue Lacanienne, n° 5, p. 109-118

Jauffret-Roustide, Marie (dir). 2004. Les drogues : une approche sociologique, économique et politique, Paris : La documentation française

Keane Helen. 2003. « Critiques of harm reduction, morality and the promise of human rights », The International Journal of Drug Policy, vol. 14, p. 227-232.

Kellogg, Scott H. 2003. « On "Gradualism" and the building of the harm reduction-abstinence continuum », Journal of Substance Abuse Treatment, vol. 25, p. 241-247.

Noël, Lina et al. 2009. Avis sur la pertinence des services d’injection supervisée. Analyse critique de la littérature, Institut National de Santé Publique du Québec

Rhodes, Tim et al. 2006. « Public injecting and the need for "safer environment interventions" in the reduction of drug-related harm », Addiction, n° 101, p. 1384-1393

Wood, Evan et al. 2006. « Service uptake and characteristics of injection drug users utilizing North America’s first medically supervised safer injecting facility », American Journal of Public Health, n° 96, p. 770-773

Pour citer cet article :

Marie Jauffret-Roustide, « Les salles de consommation de drogues : entre santé et sécurité publiques », Métropolitiques, 16 mars 2011. URL : https://metropolitiques.eu/Les-salles-de-consommation-de-drogues-entre-sante-et-securite-publiques.html

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