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Les jeunes Noirs du ghetto sous la menace de la prison. L’incarcération de masse vue d’« en bas »

À partir d’une longue enquête ethnographique à Philadelphie, Alice Goffman interroge les conséquences de l’expansion carcérale sur la vie quotidienne de jeunes Afro-Américains. Dans une société où un jeune Noir sur neuf est en prison, elle montre combien la traque par la police et la justice structure l’existence et les modes de (sur)vie de cette minorité.
Recensé : Alice Goffman, On the Run. Fugitive Life in an American City, Chicago, University of Chicago Press, 2014.

On the Run. Fugitive Life in an American City constitue une contribution importante à la sociologie des quartiers populaires et des divisions raciales aux États-Unis. Alice Goffman y livre le récit détaillé du quotidien de jeunes d’un quartier afro-américain de Philadelphie qui sont sortis du système scolaire, luttent pour se maintenir sur le marché du travail, vivent de combines et d’économie informelle tout en étant les cibles de la police et de la justice pour des faits mineurs (possession d’une petite quantité de marijuana) ou des crimes plus sérieux (vente de crack, voies de fait avec circonstances aggravantes, attaques à main armée). Dans une société où un jeune Noir sur neuf est en prison, et dans un contexte de fortes tensions entre la police et les Afro-Américains à la suite des décès de plusieurs jeunes Noirs tués par la police – à l’origine de l’émergence d’un mouvement social Black Lives Matter –, le thème abordé dans cet ouvrage paru en 2014 prend tout son sens.

Ethnographier le « continuum carcéral » aux États-Unis

Ce livre s’inscrit dans un ensemble de travaux qui portent sur les effets sociaux de l’incarcération de masse aux États-Unis, surtout d’un point de vue « quantitatif » ou « macroscopique », insistant sur le rôle de l’État ou sur la longue durée (Western 2006 ; Sharkey 2013). L’apport central du livre est de traiter des « pratiques cachées » (p. 16) de l’expansion carcérale, de ce que font les acteurs qui demeurent les cibles premières de ces politiques pénales et de ce harcèlement policier. L’ethnographie longue d’Alice Goffman, qui a passé six ans à étudier un quartier populaire, prend pour toile de fond l’incarcération de masse, transformation historique majeure qui touche principalement les jeunes hommes des quartiers pauvres. 70 % des jeunes hommes noirs seront incarcérés une fois au cours de leur existence, encore davantage pour les pauvres et les sans diplômes (Pettit 2012). Environ 60 % des jeunes Noirs qui arrêtent l’école avant le bac iront en prison d’ici l’âge de 35 ans. Grâce à la force évocatrice de la narration, l’auteur nous fait pleinement entrer dans les carrières de « fugitifs » de ces jeunes Noirs, toujours sur le qui-vive, pris dans les nasses du « continuum carcéral » (Foucault 1975, p. 354) de l’Amérique contemporaine. Les rapports de domination deviennent incarnés dans des individus et dans des interactions en grande partie déterminées par leur « statut légal » (p. 5). C’est le cas des frères Tim, Reggie et Chuck (qui finira assassiné par un rival), dont le père est absent et la mère une consommatrice de crack, tous passés par la prison ou soumis au contrôle de l’institution judiciaire.

Bien que localisé, son récit ethnographique, proche du roman, fait état d’un ensemble de données qui informent sur la situation plus générale de la jeunesse des quartiers populaires afro-américains pris sous le triple feu de la domination raciale, d’une forte ségrégation socio-spatiale et des politiques pénales. L’un des intérêts du récit ethnographique est de montrer toute la violence sociale des rapports de domination dans lesquels les jeunes Afro-Américains d’un quartier relativement pauvre sont insérés, mais sans négliger les stratégies que ces derniers adoptent pour y faire face. Les scènes décrites sont suffisamment explicites pour montrer les effets désocialisants de « l’incarcération de masse » et de la traque policière et judiciaire, poussant ces jeunes à s’éloigner davantage des institutions qui pourraient leur servir de vecteurs de mobilité sociale ou de stabilité, annihilant toutes leurs aspirations de réussite.

La fuite et le marché informel comme ressources face au harcèlement pénal et policier

C’est, nous dit Goffman, parce que les interactions entre les jeunes hommes de la 6e Rue et le système judiciaire sont si fréquentes que les enquêtés en viennent à les accepter comme faisant partie de leur quotidien et à développer des stratégies d’adaptation ou d’évitement (repérer une voiture banalisée ou les formes de présentation de soi des policiers, où se cacher, comment négocier une arrestation), acquises dès le plus jeune âge, qui transforment le quartier, et d’autres, en « communautés de suspects et de fugitifs » (p. 8). Une fois que les enquêtés sont fichés et deviennent les porteurs d’un stigmate pénal, la fuite comme stratégie d’évitement des autorités judiciaires et policières occupe leur quotidien. Ils « cultivent une routine secrète et imprévisible » (p. 36) pour se protéger de la police, mais aussi des proches qui peuvent les « balancer ». Goffman indique toutefois, et c’est un point intéressant, que plus que des « victimes » du « système », les jeunes enquêtés montrent une capacité à se réapproprier ce dernier, à naviguer dans ses interstices, jusqu’à ce qu’il devienne une ressource.

Les enquêtés acquièrent la capacité à percevoir un danger qui arrive (attaque d’un rival, arrivée de la police) et à éviter les endroits où ce danger est le plus présent (urgences de l’hôpital, funérailles d’un ami, tribunal). Vivant comme des « fugitifs » (p. 8), Mike, Chuck et sa bande voient ainsi l’espace de leurs déplacements possibles dans le quartier se réduire comme peau de chagrin. Goffman montre également que les enquêtés impliqués dans des carrières déviantes sont à leur tour évités par les établis du quartier, qui ne veulent pas, dans leur quête de respectabilité, leur être associés. D’autres personnages « clean » (« propres ») [1] entretiennent des relations plus ambivalentes avec les « dirty » (« sales ») [2] : Ils sont pris entre la « rue » et les aspirations à la mobilité sociale, et en subissent parfois les conséquences sur la stabilité de leur vie sociale et professionnelle. La classification « clean »/« dirty », qui n’est pas sans rappeler celle d’Elijah Anderson (« decent »/« street » ; Anderson 1999), est cependant insuffisamment interrogée par Goffman. En les distinguant clairement des catégories analytiques, il aurait été peut-être plus pertinent de réinscrire ces catégories indigènes dichotomiques le long d’un continuum ou, mieux, de les articuler à l’espace des stratégies, aux formes de sociabilité et aux trajectoires des diverses fractions du quartier plutôt que de les rattacher uniquement à une carrière morale. C’est néanmoins la description fine de ces stratégies et des carrières morales des enquêtés qui fait la richesse de l’ouvrage.

Mais, si Goffman affirme que ses enquêtés, malgré les séjours en prison et la constante surveillance policière, parviennent à se construire un destin social et un univers moral qui leur confèrent de la dignité (p. 8), elle ne montre pas suffisamment cet aspect de la vie des habitants de la 6e Rue, illustré par l’« estime » que reçoit Anthony de la part de son entourage parce qu’il a su bien « gérer » sa « cavale » et son incarcération en attente d’être jugé (p. 125). Cette estime dépend aussi des risques légaux que les enquêtés sont prêts à prendre (ou pas) pour un proche, délimitant des frontières morales entre eux, et s’inscrit dans une relation d’échange.

Goffman traite, peut-être trop brièvement, des stratégies des enquêtés pour tirer quelques bénéfices d’une vie à la fois très précaire et sous haute surveillance. Parce qu’elle touche à une question sociologique fondamentale – la relation entre rapports de domination et autonomie –, cette partie aurait méritée d’être approfondie. Les matériaux empiriques mobilisés nous donnent toutefois des pistes. Face à l’incarcération de masse, aux politiques pénales et au harcèlement policier et judiciaire, Mike et les autres se servent des rouages du système judiciaire et de leur connaissance fine de l’espace du quartier pour « résister » au traitement punitif de l’État. Ils peuvent, par exemple, trouver refuge en prison lorsque la « rue » devient trop dangereuse et qu’ils se sentent directement menacés par un gang rival en se faisant volontairement arrêter. C’est le cas de Chuck, qui, pendant une « guerre » contre le groupe de la 4e Rue, fuit la police en motocross avant de se rendre (p. 93). Malgré les effets écrasants des politiques punitives et la fragilité des relations interpersonnelles dans la 6e Rue, on voit comment les relations d’échange avec l’entourage dans le quartier leur permettent de « résister », comme dans le cas d’un quartier portoricain pauvre des environs de Boston étudié par Mario Small, qui souligne que, paradoxalement, même si elle confine spatialement les habitants, la pauvreté augmente la disponibilité de ressources locales (Small 2004). On est alors en droit de se demander si les enquêtés de la 6e Rue n’ont pas d’autres types de ressources à faire valoir au quotidien. L’emprise du système pénal serait telle sur les enquêtés qu’elle tendrait à réduire fortement le rôle des autres instances de socialisation telles que l’école, dès leur adolescence. Cette thèse, la principale du livre, mériterait d’être au minimum nuancée, au risque de ne donner à voir qu’un seul aspect des quartiers noirs populaires et de la vie des habitants, fortement déterminée par le système judiciaire, en occultant leur complexité. Ainsi, les stratégies décrites par l’auteur ne sont-elles pas également déterminées par d’autres facteurs ou d’autres aspects de la trajectoire ?

Goffman parvient mieux à montrer le fonctionnement d’un marché informel lié aux effets de l’incarcération d’individus du quartier et profitable économiquement à de nombreux jeunes sans emploi tout en offrant un supplément de revenus à ceux qui ont un emploi stable. Il y circule des biens et des services (vente d’urine « propre » pour réussir les tests, faux documents) nécessaires ou utiles à ceux de la 6e Rue qui sont enserrés dans les filets du système judiciaire. En s’intéressant au marché de l’incarcération plutôt qu’au trafic de drogues (Bourgois 1995), elle offre un éclairage nouveau sur les économies informelles dans les quartiers ségrégués en dévoilant un effet peu étudié des politiques pénales.

Le système pénal, le quartier et les rapports sociaux de sexe

Goffman pointe une « division genrée » vis-à-vis du statut légal et décrit le sort des mères et petites amies, en particulier leurs stratégies face à la menace de l’arrestation ou de l’incarcération que rencontrent les jeunes hommes de la 6e Rue. Alors que Mike et sa bande sont les premiers visés par l’activité policière, Goffman montre que leur entourage est également touché, « par extension », par ces incursions récurrentes de la police, décrite par la mère de Chuck et Tim comme une « force d’occupation » (p. 60). La police exerce une pression sur les femmes, qui pour la plupart plient, afin qu’elles donnent des informations sur les jeunes hommes recherchés en les menaçant de les arrêter, les expulser de chez elles et leur retirer la garde de leur enfant. Les mères voient leur carrière maternelle de plus en plus déterminée par la supervision de leurs fils par le système pénal. Si leur relation avec leur compagnon se tend, les petites amies peuvent le menacer d’appeler son contrôleur judiciaire pour lui dire qu’il n’a pas respecté les contraintes de sa liberté conditionnelle (couvre-feu, par exemple). Placés sous la menace d’être « balancés » par leur petite amie, les enquêtés se font beaucoup plus discrets sur leurs faits et gestes. Ces formes de pressions policières contribuent à la déstructuration des couples et des familles de la 6e Rue. L’un des points forts de cet ouvrage est de mettre la lumière sur les rapports de genre en donnant à voir un univers social spécifique dans sa complexité relationnelle, même si l’on peut regretter que cet aspect original de l’enquête n’ait pas été plus approfondi. Par ces récits denses et détaillés, Goffman donne de la chair à « la translocalité émergente de la vie sociale carcérale » (da Cunha 2008) en la resituant à l’échelle localisée du quartier, et c’est là l’un des principaux apports du livre. Loin d’une Amérique soi-disant « post-raciale », on voit clairement comment le système pénal pénètre et régule la vie des classes populaires afro-américaines jusque dans l’intimité des relations de couple [3] et comment cette « symbiose entre le ghetto et la prison » reconfigure la « race » et redéfinit le statut de citoyen (Wacquant 2001).

Alice Goffman, qui s’est insérée dans un autre groupe de jeunes plus stables d’un quartier proche après l’incarcération de son principal informateur, décrit les relations ambivalentes entre les « clean » et les « dirty ». Il apparaît que ce groupe, dont les membres cherchent à « ne pas avoir de problèmes » (p. 169), n’a finalement que peu de relations avec les jeunes moins stables de leur quartier. Se pose alors la question de l’encadrement de la jeunesse des ghettos noirs. Qui s’en charge ? Selon quelles modalités ? Ces rôles socialisateurs sont-ils désormais davantage dévolus aux femmes qu’aux hommes respectables [4], celles-ci n’apparaissant dans le livre que dans leur rôle maternel ou matrimonial ? Il aurait été intéressant de voir plus dans le détail le type de socialisation que les enquêtés développent sur d’autres scènes sociales (culturelles, sportives, etc.) et les modes d’interactions qui s’y nouent avec différents acteurs locaux.

Qui fait l’ethnographie des quartiers noirs pauvres aux États-Unis ?

Goffman revient en fin d’ouvrage, dans une annexe méthodologique qui constitue à notre avis la partie la moins originale du livre, sur les conditions de l’enquête. L’identité sociale de l’auteur relance le débat sur la production et la réception de l’ethnographie : qui s’autorise à étudier un groupe social dominé et pour quel public ? Elle insiste sur les difficultés rencontrées, au début, à nouer une relation d’enquête fructueuse parce que la distance sociale objective entre elle – blanche, issue d’une famille d’universitaires de renom [5], étudiante à UPenn puis Princeton – et ses enquêtés – des jeunes Noirs, issus des classes populaires, délinquants – était trop grande. Rappelant la fragile légitimité de l’ethnographie comme méthode d’enquête, la polémique déclenchée par l’ouvrage [6] nous semble en partie liée au mode d’administration de la preuve, à la fois ethnographique et mobilisant des procédés littéraires de mise en récit et en intrigue.

Le choix d’écriture ainsi qu’une conception interactionniste de la « réflexivité », comme récit de soi plutôt qu’usage contrôlé de ses outils de production sociologique, rendent difficile la distinction entre le récit et l’analyse. L’annexe aurait été mieux mise à profit si Goffman y avait plutôt discuté, par exemple, de son usage de notions comme « dirty », « clean » ou les catégories raciales américaines. Si certains passages du livre en apprennent plus sur le rapport de l’auteur à l’objet que l’objet lui-même, Goffman a su néanmoins se distancier du « terrain » et laisser de la place à ses enquêtés. La quantité impressionnante de matériaux ethnographiques mobilisés et le degré de détail, qui font cependant parfois perdre le récit en clarté, ont pu nourrir la controverse, au risque d’occulter toute l’importance du thème traité et du destin social des enquêtés. En se saisissant d’un tel objet, Alice Goffman, avec d’autres jeunes sociologues (voir, par exemple, Rios 2011 ; Duck 2015), renouvelle, par l’approche ethnographique, l’étude de la marginalité urbaine et de la domination raciale dont les enjeux, à la fois sociaux et politiques, dépassent largement les frontières du monde académique.

Bibliographie

  • Anderson, E. 1999. Code of the Street : Decency, Violence, and the Moral Life of the Inner City, New York : Norton.
  • Bourgois, P. 1995. In Search of Respect. Selling Crack in El Barrio, Cambridge : Cambridge University Press.
  • Comfort, M. 2008. Doing Time Together : Love and Family in the Shadow of the Prison, Chicago : University of Chicago Press.
  • da Cunha, M. P. 2008. « Closed Circuits : Kinship, Neighborhood and Incarceration in Urban Portugal », Ethnography, vol. 9, n° 3, p. 325‑350.
  • Duck, W. 2015. No Way Out. Precarious Living in the Shadow of Poverty and Drug Dealing, Chicago : University of Chicago Press.
  • Foucault, M. 1975. Naissance de la prison, Paris : Gallimard.
  • Pettit, B. 2012. Invisible Men : Mass Incarceration and the Myth of Black Progress, New York : Russell Sage Foundation.
  • Rios, V. 2011. Punished : Policing the Lives of Black and Latino Boys, New York : New York University Press.
  • Sharkey, P. 2013. Stuck in Place : Urban Neighborhoods and the End of Progress Toward Racial Equality, Chicago : University of Chicago Press.
  • Wacquant, L. 2001. « Deadly symbiosis. When ghetto and prison meet and mesh », Punishment and Society, vol. 3, n° 1, p. 95‑134.
  • Western, B. 2006. Punishment and Inequality in America, New York : Russell Sage Foundation.

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Pour citer cet article :

Akim Oualhaci, « Les jeunes Noirs du ghetto sous la menace de la prison. L’incarcération de masse vue d’« en bas » », Métropolitiques, 26 février 2016. URL : https://metropolitiques.eu/Les-jeunes-Noirs-du-ghetto-sous-la.html

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