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Débats

Les grands ensembles : nouveaux ghettos français ?

Peut-on parler de ghetto en France ? Pendant longtemps, on a pensé que le modèle de développement des villes françaises était un antidote à l’émergence de ces quartiers pauvres et ethniquement enclavés caractéristiques des grandes métropoles américaines. Or, selon les auteurs, les ségrégations sociales et en partie raciales que l’on observe aujourd’hui rendent désormais l’appellation d’actualité, en dépit de sa dimension polémique.

La question que l’on aimerait poser ici est de savoir si le terme « ghetto » est adapté à la situation des cités HLM françaises paupérisées labellisées « Zones Urbaines Sensibles » (ZUS). Derrière l’idée reconnue que l’espace urbain s’organise socialement de facon relativement continue (Préteceille, 2003), comment ne pas voir l’accroissement des ségrégations les plus radicales, avec d’un côté les quartiers aisés où les riches urbains construisent et préservent leur entre-soi, et de l’autre les quartiers pauvres où les habitants connaissent une dégradation sociale et économique de plus en plus accentuée de leurs conditions de vie ? On observe en effet dans les villes françaises, à bonne distance des quartiers huppés des centres-villes, des espaces de relégation constitués d’habitat social dont la forme urbaine paradigmatique est le grand ensemble HLM. Peut-on ou non parler de ghetto ?

« Ghetto » : une terminologie impropre ?

Il est assez fréquent d’entendre du côté des décideurs économiques et politiques, des opérateurs des politiques urbaines et des journalistes, que les ZUS s’apparentent en France à des ghettos (Stébé, Marchal, 2009). Pourtant la terminologie ghetto apparaît d’emblée impropre si elle se réfère au ghetto juif décrit par Louis Wirth en 1925. Selon lui, le ghetto comporte cinq traits distinctifs : 1/ une microsociété structurée, 2/ un espace réglementairement circonscrit, 3/ une population culturellement homogène, 4/ un pouvoir extérieur et coercitif, et 5/ un environnement hostile. Ce sont ces critères qui ont servi à justifier l’usage du mot pour décrire les quartiers pauvres et noirs américains. Ce terme est d’autant plus approprié que la ségrégation était officielle aux Etats-Unis jusque dans les années soixante.

En France, plusieurs chercheurs en sciences humaines et sociales refusent tout amalgame entre les cités HLM françaises et les ghettos noirs étatsuniens. Sophie Body-Gendrot (2007) insiste tout particulièrement sur l’histoire des États-Unis, laquelle est marquée par un conflit racial fondateur qui relègue ceux qui sont jugés inférieurs dans un espace stigmatisé. Elle reprend à son compte les propos du sociologue américain Douglas Massey qui parle d’« apartheid soft » pour qualifier un système institutionnel pluricentenaire qui consolide davantage les murs des ghettos qu’il ne les remet en cause. Or, contrairement aux États-Unis, la France a été épargnée par une telle ségrégation raciale où la couleur de peau est centrale dans l’identification de soi et d’autrui. En effet, l’idéal républicain français se tiendrait au plus loin de la racialisation des rapports sociaux en préfèrant l’unité à l’hétérogénéité.

De son côté Loïc Wacquant (2005 ; 2006) note de fortes disparités entre les cités HLM françaises défavorisées et le ghetto noir américain. Il insiste d’abord sur les différences de taille et d’échelle entre les ghettos etatsuniens et les ZUS françaises. Ensuite, Wacquant met en évidence des différences fonctionnelles et écologiques. En effet, les cités d’habitat social françaises sont des « îlots résidentiels » qui ne sont pas coupés des autres territoires contrairement aux ghettos étatsuniens. Le sociologue bourdieusien rappelle également combien les ghettos américains sont entièrement et exclusivement noirs tandis que les banlieues défavorisées françaises se caractérisent par une grande diversité ethnique. Wacquant attire aussi l’attention sur le fait que les ghettos étatsuniens connaissent des taux de pauvreté, des degrés d’indigence et des formes de violence sans équivalent en France. Enfin, toujours selon cet auteur, les ghettos noirs étatsuniens sont souvent dans un état de délabrement très avancé inconnu en France.

Une pertinence conceptuelle revendiquée

Tous ces points de vue laissent entendre que l’on commettrait un abus de langage lorsque la notion de « ghetto » est invoquée pour qualifier certaines ZUS en France. Pourtant, le mot ghetto est utilisé par certains chercheurs en sciences humaines et sociales. C’est par exemple le cas d’Alain Touraine (1991) lorsqu’il observe, dès le début des années 1990, que « la société française fondée sur des classes sociales portait en elle des conflits et des inégalités. La société du laisser-faire que la France devient porte en elle des ghettos [...]. Par conséquent, une "logique sociale" donne un sens à de nouvelles identités fondées sur l’expérience collective de l’exclusion. »

Plus récemment, l’économiste Éric Maurin n’hésite pas, quant à lui, à utiliser ce terme dans son livre Le ghetto français (2004) afin de rendre compte des processus de ségrégation résultant, à la fois de politiques de peuplement relatives au logement social, de critères de détermination des aides publiques – pour les Zones Franches par exemple – et de l’agrégation de comportements individuels ségrégatifs. Maurin met, entre autres, en évidences que la classification de certains territoires en Zone d’Éducation Prioritaire (ZEP) a pour conséquence de voir les classes moyennes fuir des quartiers désormais labellisés, mais surtout stigmatisés. Il s’ensuit un double processus de ghettoïsation : par le haut (enfermement volontaire au sein de quartiers aisés) et par le bas (assignation à résidence dans des cités enclavées).

Pour le sociologue Didier Lapeyronnie (2008), si les sciences sociales ont dans une large mesure rejeté jusqu’à aujourd’hui la notion de ghetto, il est désormais tout à fait recevable de retenir ce terme pour spécifier la réalité sociale et raciale de certains quartiers HLM de banlieue. À cet égard, il note que, depuis le début des années 2000, de nombreuses évolutions ont en effet précipité l’émergence de ghettos : le renforcement de la ségrégation urbaine et de la discrimination raciale, l’accroissement considérable du chômage et des inégalités sociales, ainsi que la formation d’une organisation sociale spécifique à certains quartiers ségrégués. Le développement d’une véritable « logique de ghetto » est d’autant plus probable, selon lui, qu’à ces différentes évolutions est venue s’ajouter une logique sociopolitique de fermeture et de discrimination. Désormais, l’heure est à l’érection de barrières réelles et symboliques entre groupes sociaux qui se regardent, se rétractent et défendent leur pré carré, d’où l’émergence de quartiers pauvres fermés sur eux-mêmes devenant du même coup étrangers à l’agglomération dans laquelle ils sont situés. Loin d’être le résultat d’une évolution naturelle des choses, le ghetto est donc la conséquence d’« une construction sociale, politique et culturelle ».

Lorsque la réalité justifie l’emploi du vocable « ghetto »

Les propos de Lapeyronnie ne sont pas très éloignés de ceux de Wacquant (2006) quand celui-ci précise que, de son point de vue, le ghetto résulte d’une construction politique et plus précisément « institutionnelle » – ce qui signifie étatique en l’occurrence. Mais alors pourquoi une telle opposition entre ces deux auteurs quant à la pertinence de la notion de ghetto pour qualifier certaines ZUS françaises ?

Il nous semble important de préciser ici que les données de terrain sur lesquelles s’appuie Wacquant sont datées dans la mesure où elles remontent à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Or, force est de constater que depuis le début des années 1990 s’est dessinée en France une radicalisation des processus de ségrégation et de racialisation de certaines ZUS françaises. Certes, Body-Gendrot (2008) a raison de préciser que les ZUS ont perdu 5,7 % de leurs habitants entre 1990 et 1999. Mais cela ne signifie aucunement que cette baisse de la population des ZUS s’est accompagnée d’une amélioration des conditions de vie de ceux qui y sont restés par obligation. Aujourd’hui, 7,9 % de la population française réside dans les ZUS, soit 4,6 millions d’individus. C’est même le contraire qui s’est produit comme le montrent les données statistiques (Marchal, Stébé, 2010).

En outre, cette radicalisation de la mise à l’écart d’une partie des ZUS françaises invalide dans une large mesure, nous semble-t-il, le constat de Wacquant selon lequel l’expérience de la stigmatisation et de la relégation pèserait moins sur les jeunes des cités françaises que sur les Noirs des ghettos étatsuniens. Dans Parias urbains, il affirme que les cités HLM françaises ne sont pas des ghettos en avançant deux arguments : 1/ les habitants des cités HLM, et notamment les populations jeunes, ont intériorisé l’idéologie d’une citoyenneté unifiée et égalitaire ; 2/ le stigmate est en France essentiellement lié à l’espace et moins à l’ethnie. Ces deux arguments paraissent pouvoir être quelque peu réajustés. Comme le note Manuel Boucher (2007), il n’y a pas que dans les ghettos noirs des États-Unis que les personnes souffrent de la « conjugaison des stigmatisations, cumulent le capital symbolique négatif attaché à la couleur de peau et au fait d’être consigné dans un terriroire clos, réservé et inférieur [...] ». Désormais, ce constat vaut pour une partie de ceux hâtivement appelés les « jeunes des cités » vivant au sein de quartiers HLM français paupérisés. Leur conscience des inégalités et de la différence sous toutes ses formes est effectivement vive et leur expérience du racisme est quotidienne, ce qui compromet leur attachement à l’idéologie républicaine.

Il semble également de plus en plus difficile de soutenir que le stigmate est en France essentiellement lié à l’espace et moins à l’ethnie. Si cela a été vrai durant les années 1980 et au début de la décennie 1990, on assiste aujourd’hui à un rééquilibrage entre ces deux dimensions, pour preuve l’ethnicisation opérée par la sphère politique. Gabrielle Varro (2008) note à ce propos que la relativisation politique de l’identité de citoyen français a été observée récemment lors des émeutes de 2005, lorsque le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, a « promis » d’expulser des « jeunes » inculpés pour violence. Dès lors, on peut se poser la question de savoir si ces « citoyens » ne sont pas des citoyens de seconde zone, « ethnicisés », dans la mesure où s’ils avaient été considérés comme véritablement français – des « français de souche » –, personne ne se serait posé la question de les expulser. En outre, le recours aux identités ethniques n’est pas du seul fait des acteurs politiques. Au sein même des ZUS, les relations sociales se sont peu à peu « ethnicisées », voire « racialisées » selon des critères opposant Français et Arabes mais aussi Arabes et Juifs, pour ne prendre que ces exemples (Lapeyronnie, 2008). Contrairement à ce qu’observait Colette Pétonnet (1985) durant les années 1970 au sein de l’habitat taudifié, aujourd’hui, dans les cités HLM paupérisées, il n’y a pas que des « hiérarchies interpersonnelles ». La catégorisation ethnique y devient un moyen courant et banal d’identification de soi et de l’autre. Aussi l’argument de Wacquant consistant à souligner la quasi-absence de référence à l’ethnicité – que ce soit par les décideurs politiques ou par les habitants des ZUS eux-mêmes – pour réfuter l’existence de ghettos en France ne résiste plus vraiment à l’analyse. À cet égard, Body-Gendrot (2008) elle-même a récemment reconnu qu’en France l’ethnicisation des relations sociales s’est accentuée, en dépit de la non-reconnaissance des identités ethniques au sein de la sphère publique.

Conclusion

Parce qu’un certain nombre de quartiers classés en ZUS souffrent de plusieurs handicaps, géographiques (architecture et urbanisme issus du fonctionnalisme, environnement dégradé, enclavement…), socio-économiques (taux de chômage élevé, nombre important de personnes percevant des aides sociales…), scolaires (taux d’échec scolaire et de redoublement élevés…), sanitaires (faible présence de médecins, recrudescence de maladies oubliées…), les enfermant progressivement à l’intérieur d’un ensemble de frontières, tant physiques, sociales que symboliques, le recours à la notion de « ghetto » pour nommer certaines ZUS françaises revêt une pertinence heuristique. La figure du ghetto se déploie aujourd’hui dans les villes françaises, parce que les habitants qui vivent dans les ZUS françaises font partie d’une population « captive » – la probabilité de sortir de leur logement social défavorisé est vraiment très faible. Les murs symboliques qui environnent les ZUS sont donc bien constitués et deviennent certainement aussi imperméables que des barrières physiques. Et comme l’écrit François Dubet (2009), « la querelle sur la question de savoir si les "quartiers" sont des ghettos est un peu vaine. Ce sont des ghettos dans la mesure où les plus pauvres et les familles issues des immigrations coloniales y sont assignés. Ce sont aussi et surtout des ghettos parce que les acteurs rejetés et stigmatisés finissent par s’identifier aux caractères sociaux qui fondent leur rejet et construisent eux-mêmes des mécanismes de contrôle sur le territoire, les filles et quelques ressources économiques et associatives, contrôles qui accentuent la rupture avec l’environnement. »

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En savoir plus

Bibliographie

  • Body-Gendrot S. 2007. « La spécificité des ghettos noirs américains », Urbanisme, 356.
  • Body-Gendrot S. 2008. La peur détruira-t-elle la ville ?, Paris : Bourin Éditeur.
  • Boucher M. 2007. Turbulences. Comprendre les désordres urbains et leur régulation, Montreuil : Aux lieux d’être.
  • Dubet F. 2009. Le travail des sociétés, Paris : Seuil.
  • Lapeyronnie D. 2008. Ghetto urbain, Paris : Robert Laffont.
  • Marchal H., Stébé J.-M. 2010. La ville au risque du ghetto, Paris : Lavoisier.
  • Maurin E. 2004. Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Paris : Seuil.
  • Pétonnet C. 1985. On est tous dans le brouillard, Paris : Galilée.
  • Préteceille E. 2003 « Lieu de résidence et ségrégation sociale », Cahiers Français, 314.
  • Touraine A. 1991. « Face à l’exclusion », Esprit, 169.
  • Stébé J.-M., Marchal H. 2009. Mythologie des cités-ghettos, Paris : Le Cavalier Bleu.
  • Varro G. 2008. « Mettre la "mixité" à la place de "l’origine" », in Collet B., Philippe C. (dir.), Mixités. Variations autour d’une notion transversale, Paris : L’Harmattan.
  • Wacquant L. 2005. « Les deux visages du ghetto », Actes de la recherche en sciences sociales, 160.
  • Wacquant L. 2006. Parias urbains, Paris : La Découverte.
  • Wirth L. 1980. Le ghetto, Grenoble : PUG.

Pour citer cet article :

Hervé Marchal & Jean-Marc Stébé, « Les grands ensembles : nouveaux ghettos français ? », Métropolitiques, 25 novembre 2010. URL : https://metropolitiques.eu/Les-grands-ensembles-nouveaux.html

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