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Débats

Les écueils du Grand Paris Express

« Le meilleur transport est celui qu’on évite. » Plutôt que de rendre possibles des déplacements toujours plus lointains et pénibles, au prix d’une dette exponentielle et d’une urbanisation galopante, deux spécialistes des mobilités et de l’emploi proposent une vision régionale polycentrique. Elle favoriserait des « zones intenses » mêlant habitants et emplois et réduirait les besoins de transport.

La mission exclusive de la Société du Grand Paris (SGP) se cantonne à la réalisation du vaste réseau du Grand Paris Express (GPE), et fait l’impasse sur toutes les autres fonctions urbaines. Les dirigeants de la SGP s’évertuent à vendre le rêve d’une « magnifique opération et ambition française, […] un objet unique… 200 km de long, 68 gares, 300 ouvrages techniques », supposé permettre à la France d’accéder à un rang économique majeur sur la scène internationale. Selon son directeur, « Un projet de cette ampleur-là n’a jamais été fait en France, et même jamais fait dans le monde [1]… ». Mais le tracé du GPE vise seulement à relier les grands « pôles d’excellence » franciliens entre eux (qui sont aussi les lieux de concentration des emplois), ce qui ne correspond qu’à 3 % des besoins de déplacements, d’après la dernière enquête effectuée sur ce sujet en Île-de-France [2]. Ainsi la mobilité, présentée comme une solution pour réduire les inégalités territoriales, ne répond-elle pas aux besoins. Plus encore, cette course à la compétitivité mondiale aggrave ces déséquilibres.

De fait, ce réseau de transport – si performant soit-il – est pénalisé par des handicaps importants :
– C’est un réseau imposé d’en haut, sans débat avec les habitants, moyennant « quelques dégâts collatéraux [3] ».
– La dissociation aggravée entre des « territoires de l’emploi » cumulant les richesses économiques et des « territoires de main-d’œuvre » pauvres en activités oblige les travailleurs à subir la « galère des transports [4] ».
– L’augmentation de l’offre générera une croissance de la demande et entraînera des dettes abyssales dues à une explosion des coûts et des délais de réalisation.

Usagers et professionnels des transports : deux mondes qui s’ignorent

Le contraste et le décalage sont cinglants. D’un côté, des millions de Franciliens exaspérés empruntent chaque jour les « transports du quotidien », dont les infrastructures ont été mal entretenues durant des décennies. Les pannes récurrentes, le manque de régularité et de ponctualité empoisonnent la vie des usagers qui, aux heures de pointe, se rendent à leur travail ou en reviennent. De surcroît, la fréquentation augmente d’année en année, si bien que les voyageurs sont toujours plus tassés comme des sardines, d’où un taux croissant de malaises et d’incidents, une discrimination grandissante de certaines catégories d’usagers (personnes âgées, handicapés, enfants, femmes enceintes, voyageurs avec bagages, etc.) aggravant encore les problèmes de gestion du trafic. La productivité des entreprises n’a rien à gagner avec des salariés fatigués dès le matin. Pourtant, d’après les experts du Cercle des transports, le réseau ferroviaire francilien est « reconnu comme l’un des plus denses et des plus puissants parmi les capitales de rang mondial [5] » et serait capable de tenir sa charge, à condition que l’entretien et la modernisation de ses infrastructures soient régulièrement assurés.

De l’autre côté, les professionnels de la filière transports – technocrates bien établis, en symbiose avec les pouvoirs publics – ont le défaut majeur de se considérer comme un domaine de politique publique autonome avec ses objectifs propres, dont le principal est de faire « gagner du temps [6] ». Il fait ainsi croire que la mobilité est une fin en soi, répondant à un besoin fondamental de se déplacer, comme celui de manger ou dormir.

Le paradigme d’une ville structurée par les infrastructures de mobilité [7] n’est plus pertinent, depuis que la mobilité (des personnes, des biens et des services) a été facilitée au cours du dernier demi-siècle par les progrès technologiques et le faible coût de l’énergie. La création d’une nouvelle infrastructure lourde (route ou transport collectif) induit une modification de l’agencement urbain : quand la performance des déplacements s’améliore, on constate que les ménages et les entreprises ont tendance à se relocaliser [8], parfois même par anticipation. Ce mécanisme renforce la spécialisation de la ville, tant fonctionnelle (concentration des emplois, séparation accrue des lieux d’activité et de résidence) que sociale (gentrification de sites bien desservis, enclavement de quartiers délaissés, diminution de la mixité sociale). Ainsi, les transports ont souvent un effet déstructurant.

Dans une métropole comme le Grand Paris, l’augmentation des interdépendances des territoires (le fait métropolitain) provoque une multiplication incessante des infrastructures de transport, bien supérieure à la croissance de l’agglomération. C’est un processus infernal, car ces nouvelles liaisons rapides induisent de nouveaux besoins de déplacement générés par la dynamique urbaine (les choix de localisation). Ainsi, dans les métropoles, l’insuffisance et le retard récurrents des moyens de transport vont de pair avec des temps de trajet domicile-travail plus longs que dans des villes moyennes [9]. Sans compter qu’en situation saturée, toute tentative d’amélioration tend à aggraver la congestion.

Un raisonnement erroné consiste à penser l’adéquation offre/demande à l’échelle de l’ensemble de la région francilienne, comme si tout lieu de domicile pouvait s’associer à n’importe quel lieu d’emploi. Or, compte tenu de l’ampleur des temps et des coûts de transports, l’Île-de-France est beaucoup trop vaste pour pouvoir fonctionner comme un bassin d’emploi unique qu’il s’agirait de traverser de part en part. En conséquence, la priorité à la mobilité physique (pouvoir se déplacer) s’efface, au bénéfice de la mobilité résidentielle (pouvoir déménager pour moins se déplacer). Il faudrait donc se départir de l’idée simpliste que les axes de déplacement forment le squelette de l’organisation urbaine de demain et qu’il suffit d’une injonction [10] auprès des collectivités locales pour favoriser l’urbanisation autour des gares. La population ne s’agglutine pas spontanément autour de celles-ci, qui restent des lieux de dispersion bien plus que de concentration [11]. Ainsi, on peut s’interroger sur la pertinence de concentrer les réseaux sur le pôle de La Défense, alors que ce site dispose de dix-huit fois plus d’emplois que d’actifs résidants [12].

Une politique des mobilités inopérante

Les déplacements domicile-travail – compris au sens large [13] – ne concernent pas tous les moyens de déplacements (40 % des flux), mais ce sont de loin les plus longs (61 % des distances), les plus chronophages (51 % des temps), les plus coûteux et inconfortables [14]. Concentrés aux heures de pointe, ils conditionnent le dimensionnement des réseaux et fractionnent l’espace. Deux cartes complémentaires (en rouge, les concentrations d’emplois ; en bleu, celles de la main-d’œuvre) montrent les défis posés aux aménageurs d’Île-de-France : jamais les inégalités territoriales n’ont été aussi élevées et elles sont encore aggravées par la nouvelle organisation métropolitaine.

Sur la première carte, nous constatons une énorme concentration de l’emploi : 19 communes – sur 1 274, soit 1,5 % – forment une tache rouge centrale qui cumule la moitié de l’emploi régional, dans un vaste océan « gris » qui couvre les 1 255 municipalités restantes [15].

Sur la seconde carte, on observe une dispersion trois fois plus élevée de la main-d’œuvre, qui reflète bien la localisation géographique de la population francilienne et l’histoire de l’urbanisation : 61 communes sur 1 274 – soit 4,7 % – regroupent la moitié des actifs franciliens ayant un emploi. Sans surprise, les deux cartes traduisent la dissociation domicile/travail qui caractérise l’Île-de-France et les besoins de mobilité qui en résultent.

Figure 1. Concentrations d’emplois en Île-de-France
Figure 2. Concentrations de la main-d’œuvre en Île-de-France

La synthèse des deux cartes précédentes démontre la faible utilité locale du réseau du GPE. Si la ligne 15 Sud du métro traverse de fortes concentrations de main-d’œuvre, ce n’est guère le cas de la ligne 18 : on ne repère sur la deuxième carte des zones de main-d’œuvre que Massy et Versailles. En effet, cette ligne relie trois bassins d’emploi qui n’ont quasiment rien en commun (Lorthiois 2017). Sur la ligne 17 Nord, aucune gare ne dessert des communes en bleu : son tracé ne tient aucun compte des bassins de main-d’œuvre locaux et ne relie entre eux que des pôles d’emplois, ce qui correspond – rappelons-le – à 3 % seulement des besoins de déplacements. La carte ci-dessous (figure 3) montre que les lignes 14 et 15 du GPE desservent le cœur d’agglomération de l’Île-de-France [16], mais que les lignes 17 Nord et 18, ainsi qu’un grand tronçon de la ligne 16, traversent des secteurs de très faible densité. Elle met également en évidence que le GPE ne rend aucun service aux 5,3 millions d’habitants de la grande couronne [17], qui se déplacent en grande majorité en voiture individuelle.

Comme l’autre moitié (celle non cartographiée) de la main-d’œuvre est dispersée dans l’océan gris de la deuxième carte, on y lit aussi la difficulté d’organiser efficacement des déplacements entre les territoires riches en emplois sans habitants (Roissy, Orly, Rungis…) et des territoires d’habitats diffus sans emplois (Clichy-Montfermeil, bassin de Sarcelles, vallée de l’Orge…). On voit bien qu’avec ce degré de concentration, les besoins de mobilité ne cessent de croître.

Figure 3. Un métro n’a pas de sens hors zone dense

Tout se passe comme si on ne connaissait guère le terrain et ne vérifiait jamais la correspondance entre offre et demande. Le GPE, concocté dans les locaux feutrés des cabinets ministériels, n’a pas intégré les besoins des usagers : relier les pôles d’habitat aux pôles d’emplois.

En témoignent quelques exemples. À Champigny-sur-Marne (très déficitaire en emplois), la SGP fait miroiter une gare aux habitants. Quand un aléa du chantier remet en cause l’interconnexion, les habitants et élus protestent énergiquement, réclamant leur gare à tout prix. Or, les résidents de Champigny-sur-Marne travaillent majoritairement au sud-ouest, dans le bassin de Créteil (5 800 actifs), à l’est, à Paris Bercy–Italie (1 600) et dans le Quartier central des affaires de l’ouest parisien (2 500). La liaison avec le pôle de Saint-Denis [18] apparaît donc peu utile (430 flux), à la différence de la 15 Sud vers Créteil et des dessertes vers la capitale. À Clichy–Montfermeil, la ligne 16 relierait la ville d’un côté à Sevran (quel intérêt de joindre deux communes dortoirs entre elles ?) et de l’autre à Marne-la-Vallée, qui n’est aucunement une destination pour ses actifs [19]. Compte tenu des flux d’habitants allant travailler vers le sud à Paris, des rabattements sur la ligne 15 Est seraient plus opérants. À Mairie d’Aubervilliers, construire une gare de la ligne 15 Nord supposerait de faire sauter l’îlot d’habitation Ferragus. On s’interroge sur l’intérêt d’un axe de métro est-ouest, alors que les travailleurs locaux ne sont qu’un millier à aller vers Saint-Denis, très bien desservi, tandis que 10 000 actifs se dirigent au sud vers Paris : le périphérique traversé, ils accèdent à Paris-La Villette (1 640 actifs) ou rejoignent le Quartier central des affaires (3 300).

Une alternative à l’asphyxie et à la dette perpétuelle

Le SDRIF de 2013 [20] indique que l’Île-de-France enregistre chaque jour 43 millions de déplacements. Cette demande augmente chaque année de 300 000 flux journaliers. À l’horizon 2030, la croissance des besoins atteindrait ainsi 5 millions de flux par jour. À la même échéance, si les calendriers sont respectés [21], le GPE fournirait une offre supplémentaire de 5 millions de flux/jour également, sans résorber les déséquilibres emploi/main-d’œuvre.

L’ardoise du GPE a fortement dérapé, entre 2011 et 2017, de 19 milliards à plus de 35 milliards… et nous ne sommes que dans la phase initiale de sa réalisation. Les recherches de Bent Flyvbjerg, expert mondialement reconnu des « mégaprojets » de transport, évaluent en Europe la dérive moyenne des coûts entre démarrage et fin d’une grande infrastructure ferroviaire à 43,3 % (Flyvbjerg 2007). Or, en France, la Cour des comptes a constaté un dérapage de 92 % pour les 25 projets du Contrat de plan État-Région (CPER) 2000-2006. La demande adressée par le gouvernement à la SGP de réaliser 10 % d’économies sans réduire la voilure laisse présager un allongement des délais. Dans la perspective d’un alourdissement substantiel de la facture, ceci rendrait très plausible le scénario de « dette perpétuelle » évoqué par la Cour des comptes : dans certaines conditions d’aléas, nullement improbables, les besoins de financement/refinancement de la SGP feraient croître une dette telle qu’elle serait incapable de la rembourser [22]. C’est pourquoi mieux vaudrait changer de stratégie : pour parer à une inondation, il est préférable de couper le robinet que de continuer à éponger. Pour toutes ces raisons, il serait urgent de réfléchir non seulement à une réduction du périmètre du GPE, recommandée par la Cour, mais également à un objectif de « réduction des besoins de mobilité à la source ».

Plutôt que d’accéder à de nouvelles facilités de mobilité, les Franciliens ont besoin d’une politique de « ménagement du territoire », afin de « vivre et travailler, se détendre dans leur bassin de vie ». L’alternative consiste donc à stopper la course perpétuelle entre offre et demande et à cesser de considérer l’Île-de-France comme un seul système qu’on pourrait réparer. Il faut revenir à un système polycentrique avec des bassins d’habitat qui soient aussi des bassins d’emplois et de vie. Plutôt que de construire des transports lourds qui traversent les territoires sans les desservir, il faut préférer des modes plus légers (tram-trains, tramways, bus à haut niveau de service, pistes cyclables, téléphériques…) qui maillent l’espace local avec du cabotage entre communes. Le but serait de créer des « zones intenses [23] » fondées sur les échanges internes et de diminuer les déplacements lointains. Cela suppose de relocaliser très fortement les activités économiques dans les zones d’habitat et de cesser de faire croître des pôles d’emplois sans ou avec peu d’habitants, comme Roissy, Orly et La Défense, avec des projets contestés comme l’urbanisation du Triangle de Gonesse et du plateau de Saclay. Il faut aussi reconstituer un tissu d’activités dans des centres-villes désertés en grande banlieue (Meaux, Melun, Évry, Pontoise, Sarcelles…). Un modèle à suivre est le bassin de Saint-Quentin-en-Yvelines-Versailles, zone intense réussie où 57 % des résidents habitent et travaillent dans un quadrilatère de 15 km sur 7 et où 83 % de la main-d’œuvre ayant un emploi exerce son activité dans les Yvelines.

Car, bien évidemment, le meilleur transport, le moins cher, le plus court et le moins pénible, est celui qu’on évite !

Bibliographie

Pour aller plus loin, dialoguer sur nos sites :
https://j-lorthiois.fr
http://www.colos.info.

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Pour citer cet article :

Jacqueline Lorthiois & Harm Smit, « Les écueils du Grand Paris Express », Métropolitiques, 27 juin 2019. URL : https://metropolitiques.eu/Les-ecueils-du-Grand-Paris-Express.html

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