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Les catholiques, les sociologues et la ville

Loin de la représentation commune d’une Église incapable de faire face à la déchristianisation accompagnant l’urbanisation, le livre d’Olivier Chatelan montre comment les catholiques lyonnais se sont saisis de la question urbaine pendant les Trente Glorieuses. En recourant à une sociologie empirique en plein développement, ils se sont efforcés d’adapter leur pastorale aux nouvelles réalités urbaines.
Recensé : Olivier Chatelan. 2012. L’Église et la ville. Le diocèse de Lyon à l’épreuve de l’urbanisation (1954‑1975), Paris : L’Harmattan, 274 p.

« L’attraction des villes a une influence ruineuse sur la religion des ruraux », écrivait Gabriel Le Bras en 1956. « Je suis, pour ma part, convaincu que, sur cent ruraux qui s’établissent à Paris, il y en a à peu près quatre-vingt-dix qui, au sortir de la gare Montparnasse, cessent d’être des pratiquants » (Le Bras 1956, p. 480). Celui que l’on considère aujourd’hui comme un des pères de la sociologie religieuse en France (Willaime et Hervieu-Léger 2001) soulignait ainsi le lien entre urbanisation du territoire et sécularisation de la société française. De fait, la ville industrielle a constitué un défi pour le catholicisme, contraint de s’ajuster à des réalités inédites et à des changements rapides.

L’ouvrage d’Olivier Chatelan, issu d’une thèse de doctorat, interroge l’attitude des responsables catholiques lyonnais entre les années 1950 et 1970, période au cours de laquelle les métropoles françaises ont connu des mutations décisives – pensons seulement à la construction des grands ensembles ou des « villes nouvelles ». Comme l’explicite l’auteur, « l’hypothèse centrale de cette recherche est celle de l’émergence, au sein du diocèse de Lyon, d’une question urbaine, à comprendre comme la progressive – bien que non linéaire – prise de conscience de l’enjeu urbain » (p. 11). Il s’agit, en effet, de penser à la fois l’adaptation des structures paroissiales, les modalités d’existence de l’institution catholique dans l’espace urbain lyonnais et enfin les pratiques religieuses des citadins dont les modes de vie connaissent des transformations profondes et rapides. Si nombre d’éléments sont propres au contexte lyonnais, il n’en reste pas moins que l’analyse proposée s’inscrit dans la compréhension d’une évolution plus générale. Lyon constitue ainsi une sorte de laboratoire permettant d’observer et d’analyser des processus socio-spatiaux communs aux villes françaises.

Nous insisterons ici sur trois thèmes : l’introduction des sciences sociales dans le travail pastoral, l’émergence de la ville comme une catégorie spatiale spécifique, et enfin les modalités d’inscription de l’Église dans l’espace urbain.

L’usage des sciences sociales

Le livre s’ouvre sur un chapitre consacré à « l’enquête de pratique dominicale de 1954 » et pose ainsi directement la question de l’introduction de méthodes scientifiques – notamment quantitatives – à des fins pastorales. Cette enquête, inscrite dans le sillage des travaux du chanoine Boulard [1] et conduite par Jean Labbens [2], a pour principal objectif de « déterminer les obstacles de toutes natures qui entravent la pratique religieuse en ville » et de permettre de redéfinir le « maillage paroissial pour adapter le réseau des lieux de culte aux dynamiques de l’espace urbain » (p. 27).

L’introduction de la sociologie dans le travail pastoral doit donc permettre d’établir un constat et de guider les prises de décision des responsables catholiques. Pour autant, un tel usage ne va pas de soi, et Olivier Chatelan montre bien les résistances qui s’exprimèrent à l’occasion de cette vaste enquête. Pour un certain nombre de responsables religieux et de fidèles, pareille entreprise pouvait, à terme, « menacer le monopole de la théologie en matière de production de la vérité » (p. 27). Cette sorte de « sociologie appliquée » ne surprend pas dans la mesure où la sociologie des religions en France est inséparable d’une sociologie religieuse et pastorale pour laquelle la production scientifique est un moyen au service d’une fin plus haute. L’ouvrage montre ainsi que le savoir scientifique se trouve plus largement intégré à des réflexions sur l’urbain, conduites par les autorités ecclésiastiques. Par exemple, au début des années 1960, à l’occasion de la création de la « pastorale d’ensemble » – « un dispositif mis en œuvre dans plusieurs diocèses français à partir des années 1960 pour coordonner les efforts d’apostolat à partir d’une base territoriale, en prenant appui sur des enquêtes sociologiques préalables » (p. 166‑167) – les responsables ecclésiastiques confient au géographe lyonnais Jean Labasse [3] (1918‑2002) la tâche de proposer un découpage pertinent, conduisant ainsi à l’identification de neuf régions au sein du territoire français. L’usage de la géographie va même plus loin puisque les réflexions sur l’« optimum paroissial » ne sont pas sans rappeler le modèle de Christaller [4] qui imprègne fortement les pratiques de l’aménagement du territoire en France à la sortie de la guerre.

Soulignons enfin l’usage qui est fait des sociologues de l’École de Chicago. Olivier Chatelan rappelle que dans un ouvrage de 1958, L’Église et les centres urbains, Jean Labbens « utilise des outils d’analyse de l’École de Chicago pour souligner la détermination du comportement religieux par l’environnement urbain » (p. 71). Il évoque ainsi des « facteurs d’ordre écologique », reprenant le vocabulaire issu des travaux des sociologues américains [5] (p. 71), alors même que ceux-ci sont encore peu connus des sociologues français.

La ville comme catégorie et champ d’intervention spécifique

Alors que la métropole lyonnaise se transforme radicalement au cours de la période couverte par l’ouvrage, les autorités ecclésiastiques s’interrogent sur la nature même de l’espace urbain. « La ville en tant que telle, dans ses composantes globale, territoriale et fonctionnelle, devient chez les catholiques l’objet de discours et de pratiques » (p. 11). En somme, entre le rural et l’urbain, il n’y a pas une différence de degré, mais bien de nature.

Dès son enquête sur les pratiques dominicales de 1954, Jean Labbens affirme les spécificités de l’espace urbain : ce dernier n’est, en effet, pas seulement le cadre spatial dans lequel se joue le travail pastoral, mais il est un élément explicatif important dans les mutations des pratiques religieuses (Labbens 1954). Olivier Chatelan observe ainsi ce qu’il appelle une « fonction heuristique de la ville » : « l’espace urbain est un révélateur de la mutation du sentiment religieux et de la pratique religieuse dans le catholicisme contemporain » (p. 30). Jean Labbens identifie des ruptures et des discontinuités nouvelles dans la trame urbaine (ponts, voies ferrées, passages voûtés…) qui créent des effets de distance psychologique malgré la proximité physique des équipements religieux. Par ailleurs, les espaces urbains au lendemain de la Seconde Guerre mondiale sont caractérisés par des nouvelles formes de mobilité – illustrées par la démocratisation de la voiture – qui ébranlent considérablement la géographie paroissiale traditionnelle. Le travail de Jean Labbens consiste précisément à identifier les traits saillants de cette nouvelle civilisation urbaine pour voir comment elle peut orienter les nouvelles pratiques religieuses.

L’émergence de la ville en tant que catégorie spécifique conduit également à poser la question du découpage institutionnel pertinent. En tout premier lieu, c’est la figure de la « paroisse urbaine » qui se trouve être l’objet de débats et de discussions : dans un espace marqué par le fractionnement et les mobilités nouvelles des individus, celle-ci est-elle l’unité la plus efficace pour le travail pastoral ? Les débats autour de la paroisse urbaine traversent les deux décennies étudiées. En 1965, le sociologue belge François Houtart fait le constat de l’obsolescence de la paroisse, fondée sur un territoire organisé autour du bâtiment église et défini dans le droit canon (Houtart 1965) [6]. Au moment même où l’espace de vie des citadins devient plus complexe, l’Église doit trouver des nouveaux critères d’appartenance, sociologiques et non plus uniquement géographiques.

Renouveler la présence de l’Église dans la ville

L’usage des sciences sociales et la réflexion sur la nature de l’espace urbain ne constituent pas des fins en soi, mais visent un objectif précis : assurer et renouveler la présence de l’Église à Lyon. Olivier Chatelan infirme l’idée répandue que l’institution catholique, sous l’effet d’une bureaucratie trop lourde, ne parviendrait pas à enregistrer et tirer les leçons des changements sociaux et culturels de l’époque. Au contraire, il montre que les responsables religieux n’ont de cesse de s’interroger sur les pratiques et sur les modalités de la présence de l’Église dans l’espace urbain. En suivant pas à pas les efforts de l’institution sur une génération, l’historien montre que son attitude a sans cesse oscillé entre un effort planifié de stratégie et des adaptations pragmatiques qui répondent aux contraintes du moment.

La présence de l’Église passe en tout premier lieu par son incarnation sous la forme du lieu de culte. Entre 1954 et 1975, la question de la construction de nouvelles églises est centrale, en particulier dans la banlieue lyonnaise gagnée par le front d’urbanisation. Pour autant, la réponse est loin d’être évidente puisque, dans un contexte où émerge une nouvelle civilisation urbaine, la position du lieu de culte, ainsi que ses fonctions, font débat. Olivier Chatelan montre (chapitre 4 : « Où construire ? L’équipement religieux à l’épreuve du terrain ») que la construction d’une église est accompagnée en amont d’un processus de réflexion plus ou moins long. Comme il l’écrit : « C’est à partir des lieux de culte, à condition qu’ils soient bien situés, que les chrétiens peuvent donner sens à la cité, à l’opposé de la ville moderne en proie à un désordre qui rend confuses et illisibles les communautés traditionnelles (famille et paroisse) » (p. 97). La présence de l’église doit ainsi répondre à une logique d’ordonnancement de l’espace. Pour ce faire, « la seule position géographique possible est donc le centre du quartier » (p. 97). Afin de déterminer au mieux le « centre », l’historien distingue trois types de critères : sociologique, démographique et enfin géographique.

Malgré la volonté de procéder rationnellement dans l’établissement de nouvelles églises, on voit émerger dans la pratique un « maillage paroissial fait d’accommodements qui redéfinissent la place de l’Église dans l’espace urbain » (p. 115). Au total, « entre 1954 et 1975, ont été construits 41 lieux de culte dans l’agglomération lyonnaise » (p. 124). Cette dynamique n’a cependant pas suivi de façon claire la croissance urbaine. Par exemple, la commune de Lyon perd des habitants mais se voit dotée de 16 nouvelles églises – même si ce sont les arrondissements péricentraux (7e, 8e et 9e), les plus dynamiques sur le plan démographique, qui se voient équipés en priorité. Inversement, dans certaines communes de banlieue, la faiblesse du taux d’équipement est criante : alors que la population de Vénissieux passe de 20 000 habitants au milieu des années 1950 à près de 75 000 en 1975, une seule église est construite dans le même temps.

Le travail de redéfinition de la place de l’institution ecclésiastique dans Lyon est également inséparable d’une réflexion sur le bâtiment. Il est certain que l’architecture des nouveaux édifices et leur organisation interne doivent refléter les préoccupations de l’époque. Ainsi, l’institution catholique choisit de rompre avec le triomphalisme architectural qui soulignait dans l’espace l’omniprésence du catholicisme dans tous les secteurs de la société [7]. Ce choix architectural témoigne bien de la mission que se fixe l’Église auprès des citadins : Olivier Chatelan rappelle qu’elle répond au « choix de l’enfouissement, voire de l’invisibilité » (p. 200), comme l’illustre l’image du levain dans la pâte, que l’on peut lire au chapitre 13 de l’évangile de Matthieu, qui fut largement mobilisée durant ces années.

Au cours de près de 250 pages, Olivier Chatelan met parfaitement en évidence une « territorialisation des problématiques pastorales » (p. 241) au cours des Trente Glorieuses. Non seulement il déconstruit l’image d’une institution incapable de réagir aux changements socio-spatiaux rapides, mais il interroge plus directement l’existence d’un anti-urbanisme ou d’un « courant anti-ville dans l’Église de France dans la seconde moitié du XXe siècle » (p. 246). Il montre bien comment les réflexions et les expériences conduites par l’institution catholique traduisent des zones de tension fondamentale : d’une part, entre un traitement général de la ville ou bien des approches localisées et spécifiques et, d’autre part, entre une redéfinition de la paroisse selon une logique sociale – les paroisses devenant alors des groupes d’affinités – ou selon une logique territoriale qui permet de dépasser les appartenances sociales des individus.

Au final, nous sommes loin d’avoir épuisé toute la richesse de l’ouvrage d’Olivier Chatelan, dont les réflexions se situent à de multiples niveaux et, à ce titre, intéresseront des chercheurs venus d’horizons disciplinaires divers. Si le livre rend compte avec minutie de la condition urbaine du catholicisme au cours des Trente Glorieuses, il éclaire aussi ses réalités dans les années 2000. Le difficile équilibre entre innovation et attachement à la tradition, stratégies à long terme et adaptations circonstancielles, demeure d’actualité, comme l’inauguration récente d’une église, Saint-Thomas, à Vaulx-en-Velin a permis de l’observer (Coroller 2012). Enfin, le travail de l’historien ouvre des pistes de réflexion pour une approche comparée des faits religieux dans les espaces urbains, où la diversité confessionnelle croissante interroge les manières dont les institutions religieuses encadrent et marquent de leur présence le territoire.

Bibliographie

  • Boulard, F. 1954. Premiers itinéraires en sociologie religieuse, Paris : Les Éditions Ouvrières.
  • Boulard, F. et Rémy, J. 1968. Pratique religieuse urbaine et régions culturelles, Paris : Éditions Économie et Humanisme, Les Éditions Ouvrières.
  • Chatelan, O. 2010. « La migration comme modèle de compréhension de la ville dans l’expertise catholique (du début des années 1960 à la fin des années 1970) », in Endelstein, L., Fath, S. et Mathieu, S. (dir.). Dieu change en ville. Religion, espace, immigration, Paris : L’Harmattan, p. 207‑220.
  • Coroller, C. 2012. « Vaulx-en-Velin : une nouvelle église pour la ville championne de la rénovation », Libération, 21 décembre.
  • Debié, F. et Vérot, P. 1991. Urbanisme et art sacré. Une aventure du XXe siècle, Paris : Criterion.
  • Houtart, F. 1965. « Implications et significations religieuses du phénomène urbain », in L’Homme et la révolution urbaine. Citadins et ruraux devant l’urbanisation. 52e session des Semaines sociales de France, Paris : Gamma.
  • Labbens, J. 1954. Les 99 autres… ou l’Église aussi recense, Lyon : Vitte.
  • Le Bras, G. 1956. Études de sociologie religieuse, Paris : Presses universitaires de France.
  • Willaime, J.-P. et Hervieu-Léger, D. 2001. Sociologie des religions, approches classiques, Paris : Presses universitaires de France.

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Pour citer cet article :

Frédéric Dejean, « Les catholiques, les sociologues et la ville », Métropolitiques, 7 juin 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Les-catholiques-les-sociologues-et-la-ville.html

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