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Essais

Le racisme : un hors-champ de la sociologie urbaine française ?

Pourquoi la sociologie urbaine française a-t-elle longtemps laissé de côté l’analyse des relations interethniques ? Pour Élise Palomares, si l’oubli de l’héritage de l’École de Chicago et une vision partielle des rapports sociaux ont fait du racisme un hors-champ, des travaux récents ouvrent de nouvelles pistes de recherche.


Dossier : Y a-t-il des urban studies à la française ?

Lieu d’installation des migrants nationaux et internationaux, la ville est par excellence le lieu de la diversité sociale, ethnique et culturelle, de l’expérience quotidienne de l’altérité et du racisme. Pourtant, la question des rapports interethniques dans la ville – dont le racisme – constituait jusqu’à récemment encore un impensé au sein de la tradition de la sociologie urbaine française [1]. Le terme interethnique est entendu ici au sens d’une conception relationnelle, contextuelle et évolutive de l’ethnicité dans une perspective inspirée de Max Weber, où les groupes ethniques se forment par le processus qui conduit des individus à revendiquer pour eux, ou à assigner à d’autres individus, une commune origine (Barth 1965 ; Poutignat et Streiff-Fenart 1995) qu’elle soit nationale, régionale, religieuse et/ou culturelle, voire « raciale ».

Qu’entendons-nous par les termes « race » et « racial », qui résonnent encore de l’histoire de l’esclavage, de la (dé)colonisation et des crimes commis par les États à structure juridique raciale qu’ont été l’Allemagne et l’Afrique du Sud ? Récusé dans son acception pseudo-scientifique historique, le terme demeure néanmoins indispensable pour penser le racisme d’un point de vue sociologique (Guillaumin 1972, 1994). En tant que mode radicalisé de l’ethnicisation, la catégorisation « raciale » absolutise la différenciation selon l’origine, la culture. Elle l’érige en catégorie immuable et définitive ; elle implique un principe explicatif ultime : elle naturalise la différence (Guillaumin 1972 ; De Rudder 1991 ; Fassin et Fassin 2006). Au-delà de marqueurs physiques (largement manipulables et manipulés) ou en combinaison avec ceux-ci, quand les catégorisations par la nationalité, par des sous-ensembles régionaux ou continentaux (« Européens », « Africains », « Maghrébins »…), par la langue (« Africains francophones » en Afrique du Sud), la culture (« berbère », « chinoise »), par la religion (« musulmans », « coptes ») ou le lieu de résidence (« les cités ») sont employées indépendamment des nationalités effectives, des trajectoires migratoires et de la diversité des socialisations, et, surtout, quand elles sont définies comme des barrières infranchissables entre les groupes (Simon 1986), ces catégories deviennent alors des euphémismes désignant des groupes racisés, maintenus dans la différence et l’inégalité radicale. Les « races » étant le produit de rapports racistes, les guillemets s’imposent pour désigner les groupes ainsi constitués.

Cet article revient sur le curieux destin de l’héritage de la tradition sociologique de Chicago dans les sciences sociales de l’urbain en France, qui a longtemps oblitéré sa dimension ethnique et « raciale ». Adossés à cette même tradition, de nombreux travaux sur « l’étranger dans la ville » ont été développés en parallèle dans le domaine des études sur les migrations internationales et les relations interethniques. À présent qu’un dialogue plus étroit s’est établi, quelles pistes de recherches prometteuses se dessinent pour l’étude du fait minoritaire dans la ville ?

La tradition sociologique de Chicago, un héritage partagé

La naissance de la « tradition sociologique de Chicago » est intimement liée à l’étude des relations entre les « races » et les cultures dans la ville (Chapoulie 2001), si bien que l’émergence de l’étude des relations interethniques est, aux États-Unis, « contemporaine de l’institutionnalisation de la sociologie comme discipline universitaire » (Cuche 2008, p. 44). Territoire indien à l’origine, Chicago connaît dans la deuxième moitié du XIXe siècle un développement industriel et démographique spectaculaire : sa population passe de 4 500 habitants en 1840 à 2,7 millions en 1920. La ville attire des masses d’immigrants européens, rejoints après 1914 par des « Noirs » en provenance des États ruraux du Sud (Chapoulie 2001). En 1919, des « émeutes raciales » éclatent qui opposent, schématiquement, les « Blancs » revenus de la guerre et souhaitant retrouver leurs postes d’avant-guerre, et les « Noirs » qui les ont remplacés dans les usines en leur absence. Les principaux groupes « raciaux » de Chicago sont ainsi issus des trois grands rapports constitutifs des situations minoritaires au plan socio-historique : la colonisation, l’esclavage et l’immigration internationale de travail (Juteau 1999).

Si les trajectoires sociohistoriques des États-Unis et de la France sont profondément différentes (quoiqu’intimement liées), il n’en reste pas moins que, sous des formes spécifiques, l’histoire française est tout aussi marquée par l’esclavage, la colonisation, et les migrations de travail vers les pôles industriels en développement. Au plan scientifique, un paradoxe persiste pourtant : alors même que l’École de Chicago constitue, avec la sociologie urbaine marxiste des années 1970 et l’ethnologie dans la ville, une des références majeures de la recherche urbaine dans les sciences sociales françaises actuelles (Hayot 2002), le fait ethnique, pourtant central là-bas, a longtemps été conçu ici comme une importation acritique, voire frauduleuse, d’une pensée, de catégories et d’une histoire spécifiquement états-uniennes. Plus précisément, les trois manuels de sociologie ou d’anthropologie urbaines parus presque simultanément en 2001 et en 2002 « présentent tous les trois la sociologie urbaine française comme un métissage initié par Paul-Henry Chombart de Lauwe entre la morphologie sociale de Maurice Halbwachs et l’École de Chicago » (Blanc 2002) [2].

Maurice Halbwachs qui, bien que revenant de Chicago et écrivant son article opposant cette dernière à Paris, alors que la France connaît le plus fort taux d’immigration du monde, « n’imaginait pas que Paris, ou une autre métropole française – Marseille, par exemple – puisse également offrir un laboratoire approprié pour examiner une “expérience ethnique” » (Cuche 2008) [3]. De l’École de Chicago seront retenus trois principaux éléments : la distribution des groupes sociaux dans la ville, avec les « aires naturelles et morales » et le modèle de croissance concentrique de Burgess ; la méthode d’enquête de terrain de l’ethnographie urbaine ; et la « personnalité » du citadin. Au début des années 2000, deux textes de Jean-Michel Chapoulie sont venus combler cette étrange oblitération (Chapoulie 2001, 2002), mais ce travail a surtout trouvé une audience parmi les spécialistes du domaine des migrations et des relations interethniques.

Un large consensus existe parmi les auteurs se réclamant de la sociologie urbaine française sur l’incontournable nécessité de prendre en compte la structuration sociale des lieux étudiés. Qu’entend-on, cependant, par « structuration sociale » ? Les relations sociales entre citadins et leurs rapports aux lieux ne dépendent-ils que de leur classe sociale, de leur âge, du genre, de la structure des ménages ou des trajectoires résidentielles (voir, par exemple, Authier 2001) ? La conscience d’une autre dimension, perçue comme insaisissable et difficile, voire dangereuse à nommer, affleure pourtant dans l’embarras de chercheurs – par exemple, dans l’emploi d’expressions telles que « quartiers dits sensibles », ou « jeunes des quartiers » : catégories de la pratique qui, précisément, amalgament des caractéristiques urbaines, sociales et « raciales », avec lesquelles les auteurs semblent prendre leurs distances par l’emploi de guillemets, mais qui sont malgré tout employées sans être toujours analysées. Que faire de l’omniprésence et du caractère transversal des classements sociaux fondés sur l’origine, d’autant plus transparents qu’ils relèvent de l’évidence, le groupe dominant se considérant comme la norme nationale, religieuse, linguistique, culturelle, de « couleur » de peau, de laquelle les « autres ethniques » s’éloigneraient plus ou moins ? Les figures de la bourgeoisie, si bien explorées par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (1989, 2007), seraient-elles d’une autre couleur que « blanches » ?

Dans les analyses approfondies qui sont déployées autour des « émeutes urbaines » en 2005, la mobilisation de l’outillage théorique sur les rapports ethniques aurait permis d’éviter l’écueil essentialiste (Lagrange 2005) ou la cécité relative quant à l’importance des relations « raciales » dans la dynamique de la révolte (tout particulièrement dans le contentieux avec la police qui apparaît omniprésent), qu’illustre par exemple l’ouvrage antérieur Violences urbaines, violence sociale (Beaud et Pialoux 2003), où le « racisme » apparaît comme une sorte de contexte hostile mais demeure largement inexploré en tant que rapport social. Néanmoins, des travaux comme ceux de Sylvie Tissot sur le quartier comme catégorie d’action publique (2007), de Françoise de Barros (2005) sur la réverbération des classifications coloniales dans les politiques du logement et ceux d’Olivier Masclet sur la gestion municipale de l’immigration à Gennevilliers (Masclet 2003) vont modifier le regard sociologique sur la banlieue [4].

Tout contre le continent de la sociologie urbaine labellisée comme telle (Pribetich 2010), une sociologie des migrations internationales, des relations interethniques et du racisme s’est elle aussi développée dans un dialogue avec la tradition de Chicago et plus largement avec la sociologie de langue anglaise dans laquelle elle a puisé une bonne part de son outillage théorique (Poutignat et Streiff-Fenart 1995). Depuis la fin des années 1970, se développe ainsi en France une littérature francophone sur les relations interethniques et le racisme dont une partie a entretenu un dialogue permanent avec la sociologie urbaine.

Les relations interethniques dans la ville : des travaux pionniers des années 1970 au développement des années 2000

Les travaux de sociologie, d’anthropologie, de géographie et d’histoire traitant de « l’étranger dans la ville » sont nombreux et anciens en France. Véronique De Rudder (1990, 1999) en retrace avec précision l’évolution et en établit une bibliographie qui tend vers l’exhaustivité : la production se déploie dans les années 1970, souvent dans des supports de publication mineurs et dans un isolement relatif, pour ensuite prendre son essor dans les années 1980, notamment avec des travaux sur la cohabitation pluriethnique [5]. Très nombreux aujourd’hui (et par conséquent impossibles à recenser dans le présent cadre), ces travaux examinant le peuplement des lieux, leur organisation sociale, leur vie quotidienne, explorent les relations entre étrangers et Français d’origines diverses, et entre ces derniers et ceux qui se considèrent comme les autochtones « depuis toujours », dans les espaces publics, commerciaux ou résidentiels. Fidèles en cela à la tradition de Chicago, leurs auteurs ont surtout porté leur attention sur les espaces populaires et les quartiers d’immigration comme portes d’entrée des migrants dans la ville : ils ont contribué à réhabiliter ces espaces en montrant leur rôle en tant que lieux de protection, d’insertion, mais aussi de conflits et d’accommodements variés, et surtout comme lieux de réinvention continue de la citadinité.

Le dialogue entre sociologie urbaine et sociologie des relations interethniques et du racisme a aujourd’hui beaucoup progressé – ainsi qu’on peut le lire dans des travaux récent de sociologues urbains. Citons, par exemple, les travaux menés au sein de l’Observatoire sociologique du changement, initialement centrés sur la division sociale de l’espace urbain, où se sont développées des recherches quantitatives sur la ségrégation ethno-raciale dans la région parisienne (Préteceille 2009), ou sur les systèmes éducatifs en Île-de-France et à Chicago démontrant notamment une plus grande capacité des institutions « à diversifier socialement, ethniquement et “racialement” leur élite » aux États-Unis qu’en France (Oberti 2012). Les thèses récentes sur les politiques de mixité par l’habitat (Launay 2012) ou en cours comme celle de Marine Bourgeois, qui creuse le sillon des travaux sur les politiques d’attribution des logements sociaux, explorent de façon centrale l’entremêlement des classements sociaux et des classements « raciaux », consubstantiel au credo de la mixité.

La recherche anthropologique sur les villes renouvelle aussi le croisement entre sociologie des migrations et anthropologie urbaine : dans un article sur le concept de « minorités urbaines », Anne Raulin (2009) revient sur une tradition ancienne de recherche, soucieuse de l’urbanité concrète, attentive à l’invention de la ville par les citadins (Agier 1999). En somme, il apparaît désormais intenable d’éluder la question ethnique et « raciale », et les catégories ordinaires de la pratique qui en découlent, en s’en tenant, par exemple, à la catégorie de « classes populaires et immigrées », largement inadéquate pour rendre compte des inégalités complexes et des rapports de pouvoir entre les groupes sociaux qui sous-tendent la dynamique des frontières ethniques (Jounin, Palomares et Rabaud 2008).

Le racisme dans le fonctionnement quotidien de la ville et de ses institutions : quelques pistes de recherche

Des développements inédits pourraient apparaître en creusant le sillon de l’exploration empirique et théorique des rapports sociaux de « race » dans la ville. Concernant le logement, on peut citer les travaux sur les discriminations dans l’accès au logement social (Ménard, Palomares et Simon 1999 ; Simon et Kirszbaum 2001 ; Tissot 2005 ; Pan Ké Shon 2010), ou sur les « lieux communs de l’immigré décolonisé » (Bernardot 2008) que sont les centres de détentions et les foyers. Les enquêtes ethnographiques de Pascale Dietrich-Ragon et Florence Bouillon (2012) sur les squats parisiens restituent les étroites interdépendances entre les situations de « squatteur », de « sans-papiers » et d’« Africain ». L’attention au racisme dans les relations interethniques et aux rapports de genre éclaire d’un jour nouveau les relations de voisinage (Tissot 2011), les rapports au quartier de résidence, les mobilités urbaines (Le Renard 2011). Aude Rabaud (2002) montre ainsi comment, dans un quartier d’habitat social de la périphérie bordelaise, les catégories ethnicisées de « papas », « mamans » et « gens des tours » font régulièrement l’objet d’injonctions infantilisantes avec lesquelles les voisins ainsi désignés doivent composer au quotidien dans les espaces publics urbains. Élise Lemercier (2010) restitue les pratiques de mobilité urbaine permettant les rencontres affectives ou sexuelles entre jeunes descendants de migrants originaires du Maghreb, qui s’effectuent de préférence en dehors du quartier de résidence. Entre l’importance accordée à la virginité des filles avant le mariage, devenue emblème identitaire (Tersigni 2001), et l’injonction dominante à l’expérimentation sexuelle prémaritale qui pèse sur les « beurettes », l’auteure montre comment un centre commercial, réputé, selon les mots des enquêté-e-s, « lieu de drague de toute l’agglomération » est devenu un lieu de réinventions culturelles, autorisant la rencontre et les relations entre garçons et filles « en attendant » (ou pour rencontrer) « son futur époux » ou « sa future épouse », à distance du regard des autres.

Ces travaux sont novateurs, parce qu’ils prennent en compte le racisme présent dans le fonctionnement quotidien des sociétés démocratiques. Certes, la « race » n’y a pas d’existence juridique, mais la catégorisation et le traitement différencié et inégalitaire fondé sur l’origine « raciale » supposée ou investie des acteurs sociaux sont bien présents dans les relations sociales quotidiennes comme dans le fonctionnement routinier des institutions, sans pour autant s’accompagner d’un racisme doctrinal. Cette perspective, tracée en France par Colette Guillaumin (1972, 1994) et Véronique De Rudder, François Vourc’h et Christian Poiret (2000), invite à se demander comment les formes urbaines, les modes de vie, les processus de ségrégation, l’organisation politique de la ville [6] et les relations entre citadins expriment, relaient, déplacent, renforcent ou assouplissent les frontières « raciales », en intrication avec les rapports sociaux de classe et de genre (Palomares et Testenoire 2010). Ces frontières revêtent des dimensions idéelle (idéologies, catégorisations et représentations) et matérielle (inégalités, discriminations, ségrégations, violences) qu’il s’agit d’explorer ensemble.

L’étude de la gestion urbaine locale des minorités constitue un très bon révélateur de la dimension spatiale des politiques et des attitudes de la relation à l’autre, théorisées par l’anthropologue Pierre‑Jean Simon (2006) [7]. En travaillant dans cette perspective sur les relations entre municipalité et associations dans une ancienne « banlieue rouge » de Paris au tournant des années 2000, j’ai ainsi mis en lumière un processus d’ethnicisation des relations sociales et des politiques locales, en dépit d’un contexte français où le recours à des catégorisations ethniques est officiellement proscrit. Avec la fin de la « ville ouvrière », la lutte des classes ne constitue plus un prisme dominant dans la définition des identités collectives et individuelles ; les idéaux de solidarité et d’antiracisme occupent alors une place centrale dans la construction d’une nouvelle identité locale, celle de la « ville-monde ». Ce glissement a accompagné la redéfinition de l’immigration comme étant « le problème public » national et local, amalgamant les « problèmes sociaux », les « immigrés et leur descendants » et leur concentration résidentielle dans les « banlieues ».

Schématiquement, deux figures locales de l’étranger se succèdent : la première faisait des migrants issus des (ex-)colonies des travailleurs subalternes dont il fallait assurer l’égalité des droits afin qu’ils n’entrent pas en concurrence avec les travailleurs français, et des exilés politiques européens des camarades. La seconde figure émerge dans les années 1970, avec la fin de la « ville ouvrière ». Elle est fondée sur la promotion d’une définition ethnico-culturelle de l’appartenance locale, dans laquelle les « nouveaux » migrants sont définis comme des porteurs de « cultures différentes » de celles des autochtones. La fabrique d’autochtonie locale ne dépend pas de l’ancienneté d’installation : arrimée à l’identification nationale, elle en reproduit les ambivalences et connaît une traduction administrative concrète dont on peut observer les effets discriminatoires dans les attributions de logement et les politiques de démolition des foyers. Dans ce mouvement, le processus de minorisation des migrants originaires des anciennes colonies et de leur descendance prend la forme d’une bienveillante sollicitude collective : dans la ville étudiée, les « Maliens » ont ainsi été progressivement institutionnalisés comme un groupe posant un problème social spécifique du fait d’une supposée distance culturelle, nécessitant des actions volontaristes en vue de leur « intégration ».

À rebours d’une lecture communément partagée selon laquelle les municipalités auraient à gérer une « nouvelle donne ethnique » liée aux migrations « non européennes » [8], cette recherche montre que non seulement les institutions ne sont pas « aveugles » aux origines, mais qu’elles relayent voire produisent des catégories ethniques et « raciales » au quotidien dans les politiques territorialisées de gestion du chômage, d’accompagnement de la gentrification, dans l’attribution de logements, l’animation socioculturelle, ou encore dans les dispositifs participatifs (Palomares 2005, 2008 ; Palomares et Rabaud 2006). Enfin, si la racisation de celles et ceux qui sont désignés comme originaires d’Afrique subsaharienne apparaît très marquée, les frontières ethniques et « raciales » qui s’y dessinent ne sont pas pour autant figées : elles évoluent au gré des conflits, alliances, résistances, réinterprétations et contournements qui se jouent quotidiennement dans la ville et au sujet de la ville entre élus, administration, mouvements associatifs et partisans. Par exemple, la position des « Maghrébins » se trouve modifiée dans ce jeu local : s’ils ont pu incarner la figure même de l’immigré dans des banlieues voisines, ils voient leur classement transformé par la mise en visibilité des « Africains ».

Les outils et les notions forgés depuis plus de trente ans dans l’analyse des relations interethniques et des migrations internationales se diffusent donc depuis quelques années et ouvrent des perspectives de recherches dans la sociologie urbaine française. Ces outils permettraient de revisiter les objets traditionnels de la discipline, tels que les rapports entre propriétaires et locataires, les trajectoires résidentielles, les espaces publics urbains ou encore l’étude localisée des classes sociales, en particulier les classes moyennes supérieures. Alors que les discriminations dans l’accès au logement social sont relativement bien documentées, des travaux pourraient être entrepris sur l’accès au logement locatif privé. Pris au sérieux dans leur banalité sociologique même, ces constats impliquent, pourtant, de repenser l’approche théorique et empirique dominante des faits urbains, en prenant davantage en compte, et de façon conjointe, la dimension spatiale des rapports de genre, des rapports ethniques et des rapports de classe qui, étroitement imbriqués, constituent le moteur de la différenciation et de la hiérarchisation sociales.

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Pour citer cet article :

Élise Palomares, « Le racisme : un hors-champ de la sociologie urbaine française ? », Métropolitiques, 11 septembre 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Le-racisme-un-hors-champ-de-la.html

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